Le rapprochement entre Népal et Chine tient aussi à la lente détérioration des formes de l’échange économique entre le pays et l’Inde. Celles-ci sont régies par le traité de commerce et d’échange de 1950 (signé le même jour que celui de paix et d’amitié), le traité de commerce et de transit de 1960 puis de 1971 et enfin de 1978. Les versions successives du traité initial qui donnait au Népal un droit illimité de transit à travers le territoire indien et via ses ports, au départ de cinq points de sortie, qui correspondent aux têtes de pont du réseau ferroviaire indien face au Népal. Il imposait par contre à ce dernier d’observer la même grille tarifaire que l’Inde, afin de ne pas favoriser la réexportation éventuelle de produits importés par le Népal depuis des pays tiers, d’autant plus facilement que la frontière n’avait pas une fonction de barrière douanière entre les deux pays1116.
Mais ce traité fut signé sans grande négociation par les gouvernants Rana qui pensaient ainsi éviter que ne leur soit imposée une condition de réforme politique préalable à sa signature. De fait, le gouvernement Rana fut renversé un an après, la monarchie rétablie et le traité remis en cause presqu’aussitôt1117.
Le traité de 1960 tenait compte de l’évolution politique qui avait marqué le Népal depuis 1950, mais aussi de son évolution économique. En 10 ans le Népal s’est ouvert au monde extérieur : les articles 5 et 6 permettent au Népal de mener sa propre politique tarifaire dans son commerce avec des pays tiers1118, tandis que les articles 1 et 2 posent les bases d’un marché commun (frontière ouverte), sauf pour les produits venant concurrencer ceux issus de l’industrie népalaise, qui sont taxés à des taux n’excédant pas ceux pratiqués avec des pays tiers. Le traité accorde en outre toute facilité au Népal de faire transiter par l’Inde tout produit en provenance ou à destination de pays tiers, sans autre frais que les coûts de transport et de manutention. Le traité est considéré comme une réussite par le gouvernement qui l’a négocié, mais ce gouvernement, à majorité issue du Nepali Congress et dirigé par G. P. Koirala, est démis de ces fonctions huit mois après avoir été élu et la monarchie assume à partir du 15/12/1960 le gouvernement directe du pays.
Des remises en cause du traité surgissent, les népalais reprochant les retards de transit et les procédures de dédouanement à Calcutta et se plaignant des coûts trop élevés du transport ferroviaire indiens, tandis que les indiens se plaignent de la trop fréquente réexportation vers l’Inde des produits importés par le Népal1119, ou de produits népalais fabriqués à partir de matériaux étrangers.
Le traité de 1971 tente d’établir une hiérarchie tarifaire en fonction de la composition des produits exportés entre les deux pays : les matières premières népalaises peuvent entrer sans restriction de quantité ni taxe sur le marché indien, ainsi que les produits manufacturés intégrant plus de 90% de matériaux indiens ou népalais, sur une base de non réciprocité de la part de l’Inde. Les autres produits manufacturés népalais ayant une valeur ajoutée autochtone de plus de 50% bénéficient de la clause de la nation la plus favorisée, mais les quantités exportables sont soumises à une étude cas par cas. Le traité autorise en outre le transit routier des échanges du Népal avec des pays tiers, via Calcutta. C’est sur cette question du transit que le Roi Mahendra se montre le plus virulent, portant régulièrement devant la scène internationale sa volonté d’obtenir de l’Inde un accord de transit séparé de celui du commerce inter-étatique, comme preuve d’une plus grande indépendance politique et économique vis à vis de l’Inde1120.
En mars 1978, deux traités séparés de commerce et de transit sont signés, ainsi qu’un troisième, portant sur une coopération en matière de contrôle du “ commerce non autorisé ”. Leur contenu ne diffère guère de celui du précédent traité, sauf que les deux Etats mettent l’accent sur les échanges de compétence et d’expertise scientifique et technique, afin de poser les bases de futures “ joint-ventures ” au Népal. La seconde nouveauté est la séparation en deux traités, qui aurait été rendue possible par l’arrivée au pouvoir en Inde du gouvernement Janata, dont la composante hindouiste - le BJP - aurait été très favorable au seul royaume hindou de la planète1121. En outre, afin de favoriser l’industrialisation du pays, l’Inde accorde au Népal le droit d’exporter sans restriction de quantité ni droit de douane tout produit manufacturé contenant au moins 80% de matériaux népalais ou indien, tandis que ceux renfermant une proportion comprise entre 50% et 80% seront taxés à 50% du taux appliqué dans le cadre de la clause de la nation la plus favorisée, sans réciprocité pour l’Inde. Enfin, le traité de transit élargit à 13 points de passage les lieux autorisés, grâce auxquels le pays peut mieux commercer avec le Bangladesh, comme utiliser ses ports que le traité népalo-bangladeshi de 1976 lui a ouvert.
Si le Népal paraît relativement favorisé par ce dernier traité, l’Inde a toutefois obtenu en contrepartie le traité de contrôle de la contrebande à la frontière. Celui-ci institue un comité intergouvernemental qui se réunit tous les six mois pour tenter de réduire le phénomène de contrebande. Le caractère exceptionnel de cette frontière ouverte, qui présente des différentiels économiques forts dans une zone de déplacement aisé hors des points de passage, a favorisé le développement d’une forte contrebande: la frontière indo-népalaise est une frontière poreuse, et le volume du commerce transfrontalier illégal représente entre le tiers et la moitié des exportations totales dans le sens Népal-Inde et la moitié dans le sens contraire1122. Les trafics portent, en direction de l’Inde, surtout sur l’électronique et l’informatique, et en direction du Népal (mais souvent dans un but de réexportation) sur des produits interdits à l’exportation ou sujet à des quotas.
Mais le traité reste lettre morte et peu de mesures sont prises par le gouvernement népalais pour endiguer la contrebande. Outre l’obligation nouvelle (1987-1988) faite par les autorités de Katmandou aux travailleurs indiens de disposer d’un permis de travail, les relations entre les deux Etats sont envenimées par la hausse des droits de douanes pour les produits indiens, équivalent à ceux appliqués au pays tiers1123, tandis que le Népal continue à bénéficier des tarifs préférentiels indiens. Lors de la renégociation du traité, qui avait été prorogé une première fois, les deux gouvernements ne parviennent pas à s’entendre sur un nouveau document. Le gouvernement népalais, outre l’obtention d’un traité de transit encore plus favorable, désire que soit mis fin aux relations spéciales qui existent entre les deux pays, tandis que le gouvernement indien souhaite leur maintien.
A l’expiration du traité de transit le 23/3/1989, l’Inde ferme 13 des 15 points de transit le long de sa frontière, ne laissant ouverts que les postes de Raxaul et de Jogbani1124, imposant ce que le Népal considéra comme un “ blocus économique ”1125, tandis que l’Inde appliquait au commerce bi-étatique les taxes douanières selon les clauses de la nation la plus favorisée. Mais si le pays a su diversifier son commerce international, il demeure dépendant de l’Inde pour la fourniture d’un certain nombre de produits, dont le pétrole et ses dérivés, tandis que ses exportations de produits manufacturés à des prix compétitifs ne sont possibles qu’en raison de leur entrée sans taxe douanière sur le marché intérieur indien. La situation s’aggrava d’autant plus que le 31 mars un accord de transfert de pétrole arriva à expiration1126, suivi deux mois plus tard par un autre portant sur la mise à disposition d’entrepôts à Calcutta.
L’échec du gouvernement népalais à négocier une solution avec l’Inde suscita un renouveau de l’opposition au début de 1990, qui à la suite de manifestations durement réprimées par la police au début d’avril, obligea le roi à légaliser de nouveau les partis politiques puis à rétablir la monarchie parlementaire, après trente ans d’absence. En signe de détente avec l’Inde, le gouvernement de coalition transitoire annonça son intention de retarder la dernière livraison d’armes chinoises, originellement prévue pour mai1127, puis entreprit de mener une série de discussions avec le gouvernement indien, “ reconnaissant les intérêts de sécurité de l’Inde. .. nous ne permettrons pas que le Népal serve de base à quiconque - la Chine ou tout autre pays- ”1128. Le message fut entendu par l’Inde, qui rétablit le 1/7/1990 les conditions de commerce et de transit prévalant avant 1987, en attendant la négociation de nouveaux traités.
Les nouveaux textes sont négociés en décembre 1991, après que se soient tenues des élections générales au Népal. S’ils reprennent globalement les énoncés du dernier traité, ils s’en différencient toutefois par la simplification des procédures de commerce, qui passent entre les mains de l’administration douanière népalaise, quant à la rédaction des “ certificats d’origine ” attestant du pourcentage de matériaux népalais ou indiens dans les produits exportés.
L’émergence d’une nouvelle forme de démocratie au Népal a contribué à rapprocher les deux gouvernements, les incitant à élargir leur domaine de coopération, comme à assouplir les positions indiennes dans le nouveau cadre sous-continental de la SAARC, passant par la mise en valeur des territoires frontaliers. La région frontalière avait été largement négligée par les deux gouvernements, si ce n’est le lancement de plans de peuplement du Teraï du côté népalais. Les infrastructures de transport sont insuffisantes, ou archaïques de part et d’autre de la frontière : le Népal ne dispose pas de réseau ferroviaire1129, tandis que le réseau ferroviaire indien se compose à hauteur du Népal de voies à écartement métrique, alors que les grands axes ferroviaires du pays, qui desservent notamment les ports du Bengale, sont à grand écartement (broad gauje : 1676 mm); si l’axe routier est-ouest dans le Teraï népalais est revêtu et en relativement bon état, il n’a pas son équivalent côté indien. C’est dans ce cadre territorial qu’est envisagée l’implantation d’une zone économique spéciale (ZES), comme alternative à la déficience chronique des traités de commerce et comme moyen de mieux circonscrire la contrebande qui sévit de façon endémique le long de la frontière1130. En restreignant l’espace d’exercice d’une activité de libre échange aux districts frontaliers du Teraï (c’est une des hypothèses envisagées), elle favoriserait de plus le développement économique d’une région qui présente en outre une relative homogénéité culturelle et regroupe 35 millions de personnes pour une superficie de 86 000 km2. Mais la mise en place d’une telle zone risque d’avoir un effet pervers sur le développement futur du Népal : le Teraï abrite déjà 43% de la population et contribue à hauteur de 60% au PIB du pays (et à 75% des taxes collectées) et une ZES risque d’accroître le déséquilibre vis à vis des collines, d’autant plus que du côté népalais, les entrepreneurs rêvent d’implanter dans ces régions un tissu industriel qui s’apparenterait aux Maquiladoras mexicains.
Le traité évoque l’idée de marché commun, mais sans en préciser les règles. En fait, ce sont les pratiques de libre circulation héritées du traité anglo-népalais de 1923 qui guident les échanges.
Il fut même critiqué dans le premier plan quinquennal népalais (1956-1960), comme “ dépassé ”.
Jusqu’à présent, les paiements népalais, comme les recettes transitaient par la Central Reserve Bank of India. Le pays dispose, au terme du traité de ses propres fonds en devises. Par contre, les échanges entre Inde et Népal se font toujours en roupies indiennes.
Les Indiens accusent les Népalais de fournir au Tibet des produits considérés comme sensibles, parce qu’en nombre à peine suffisant pour couvrir les besoins domestiques : acier, pneux de camions.
Cette mobilisation sur la question du transit répondait sans doute surtout au besoin de mobiliser l’opinion publique népalaise contre l’Inde, pour lui faire oublier la détérioration de la situation à l’intérieur du pays, plus quelle ne répondait à un problème réel d’échange économique avec des pays tiers : la part de l’Inde dans les imports et les exports du pays, qui était de 99% et 93% entre 1960, n’était plus que de 45% et 57% en 1978.
R. P. Rajbahak, Nepal-India Open Border, New Delhi, Lancer Pub., 1992, p. 97.
Deepak Goel, “ Cross Border Crime in the Indo-Nepal Border Region ”, Hari Bansh Jha (éd.), Nepal-India Border Relations, Kathmandu, CETS, 1995, p.69.
Rising Nepal, 11/4/1989.
Qui concentrent toutefois 80% du trafic de transit.
La convention de 1965 sur le commerce de transit des Etats enclavés que, rappelons le, l’Inde n’a pas signé, n’impose de garantir qu’un seul accès à la mer.
Par ce traité l’Inde s’engageait à délivrer au Népal, à divers postes frontières, l’équivalent en produits pétroliers de l’achat effectué par le gouvernement népalais à l’étranger.
Soit 10% du total, South China Morning Post, 26/5/1990.
Telegraph, 11/6/1990.
Les 54 km de voie ferrée reliant Jayanagar à Bizalpura sont à voie étroite (764 mm) et complètement obsolètes.
La notion a été évoquée une première fois à l’occasion d’un séminaire à Katmandou en 1994.