3) La Subordination Imparfaite Du Bhoutan À L’inde

La querelle recouvre désormais une dimension internationale puisqu’elle a envenimé les relations diplomatiques bhoutano-népalaises1169. Mais, malgré les demandes réitérées par le gouvernement népalais, l’Inde a jusqu’à présent refusé d’agir comme médiateur dans le conflit, considérant qu’une action de sa part pourrait s’avérer “ dangereuse ”1170. Sans doute doit-on lire ce refus comme la crainte de devoir en fin de compte favoriser l’un ou l’autre des camps, qui aurait comme conséquence, en privilégiant le Bhoutan, de relancer l’activisme gurkha dans la région de Darjeeling et en privilégiant les réfugiés, d’affaiblir le Bhoutan, qui constitue son allié le plus fidèle en Asie du sud. Le gouvernement indien s’est toutefois indirectement impliqué dans la querelle en favorisant l’émigration des népali vers le Népal1171 et en empêchant leur retour au Bhoutan par une surveillance accrue de la frontière indo-bhoutanaise, favorisant de fait le gouvernement bhoutanais.

Outre la crainte de poser les bases d’un hypothétique Grand Népal1172 alimenté par l’extraordinaire vitalité démographique et économique népali, l’Inde a sans doute le soucis de préserver l’intégrité du Bhoutan, dont elle assume, aux termes du traité, la qualité de conseiller en matière de politique étrangère (article II du traité de 1949).

Les liens qui unissent le Bhoutan à l’Inde sont d’abord des liens de dépendance financière : l’Inde contribua à hauteur de 100% au financement des premiers plans quinquennaux, avant que l’entrée du pays à l’ONU ne contribue à diversifier les sources de financement externe et que la part de l’Inde ne se réduise, d’abord à 92% (3° plan), pour tomber à 42% (6° plan), compensée par l’augmentation de contribution externes autres, notamment du PNUD qui entrent pour 10% du total. Avec une participation de 32% dans le 7° plan (1992-1997) l’Inde demeure le principal contributeur du pays1173, même si les capacités d’autofinancement du Bhoutan ne cessent de croître1174. Dans les trois premiers plans (1961-1976), l’aide indienne se fit sous la forme de dons non dirigés1175, mais à partir du quatrième plan, une part de l’aide fut affectée à des projets spécifiques, tandis que les autres bailleurs de fond ne fournissent qu’une aide dirigée, qui privilégie dans les derniers plans le développement d’un tissu industriel et de l’activité extractive, ainsi que l’agriculture qui demeure l’activité dominante de la population (93%).

La dépendance du pays vis-à-vis de l’Inde pour son commerce extérieur, si elle s’est quelque peu atténuée puisqu’elle ne représente plus que 60% des importations et 87% des exportations, demeure d’autant plus forte que la balance des échanges est très dissemblable : alors que le Bhoutan importe surtout des produits manufacturés, ses exportations à destination de l’Inde sont constituées pour l’essentiel d’électricité provenant de la centrale de Chokka (don de l’Inde) et de ciment (provenant de la cimenterie de Penden (autre don de l’Inde). Les principaux produits manufacturés que le pays exporte sont les manches à balai, à destination de l’Europe, mais le pays dispose heureusement de sources de devises annexes, comme la philatélie qui représente un apport annuel de 250 000$, et le tourisme qui, autorisé depuis 1974, est limité à 4000 et assure une revenu annuel de 3.3 millions US$ (1993).

La subordination du pays à l’Inde pour ce qui relève de l’économie (on peut même parler de dépendance) est moins claire pour ce qui relève de la politique étrangère. L’article II du traité de 1949 précise que le gouvernement du Bhoutan accepte d’être guidé par les conseils du gouvernement indien, pour ce qui concerne ses relations étrangères, tandis que l’article VI lui impose les mêmes contraintes que celles que connaît le Népal quant à l’importation d’armements. Le Bhoutan n’a cessé, depuis la signature du traité (valable à perpétuité) d’en demander la révision, notamment de la clause de l’article II et s’est employé à en minorer les effets, rendant en pratique vide de sens son contenu, puisque le réduisant à la notion de conseil, considéré comme ‘“ totalement optionnel et laissant le Bhutan libre de le suivre ou pas ”’ 1176 ; alors que le gouvernement indien y voyait, à l’origine, la base d’un pacte de défense commune : ‘“ Je ne puis que répéter ce que nous affirmames dès 1950 que toute agression envers le Bhoutan ou le Népal serait considérée par nous comme une agression envers l’Inde”’ 1177. C’est sans doute cette crainte d’une invasion chinoise qui a fait du Bhoutan un partenaire dévoué de l’Inde, d’autant qu’il subit à son tour une “ agression cartographique ” chinoise1178.

Mais il a su jouer sur son statut d’allié privilégié de l’Inde pour obtenir ainsi un certain nombre de concessions, la première fut en 1971 son intégration à l’ONU, obtenant ainsi une reconnaissance internationale de sa souveraineté sous le parrainage de l’Inde. Mais le soutien indien est intervenu dans un contexte de tensions à l’intérieur du pays, entre prochinois et pro-indiens, exacerbé par l’assassinat du premier ministre en avril 1964, puis celui du roi en mai 1965. Dans une atmosphère de suspicion réciproque, le gouvernement indien préféra accéder à la requête de la noblesse : ‘“ Toute hésitation de la part de l’Inde à nous faciliter l’entrée à l’ONU fait naître une certaine suspicion parmi nous. Je peux vous assurer que dès que l’Inde nous aura aidé à entrer à l’ONU il n’y aura plus de suspicion, mais une confiance totale entre ”’ 1179. Son entrée à l’ONU apporte au Bhoutan l’accès aux subventions des institutions internationales, lui permettant de ne plus dépendre uniquement sur l’Inde pour son développement, comme de ne pas se tourner vers la Chine, comme seule alternative à ce pays.

La reconnaissance de son existence en tant qu’Etat indépendant lui permet aussi de prendre place dans la vie politique internationale1180, d’acquérir une existence diplomatique, en renommant en 1978 sa seule représentation étrangère, la Mission du Bhoutan à Calcutta, en Ambassade royale du Bhoutan. Il noue l’année suivante des relations diplomatiques avec le Bangladesh, avec lequel il signe en 1980 un traité de commerce et de transit, qu’il complète en 1984 d’un protocole de développement et de réglementation du commerce. Les relations diplomatiques se multiplient : après avoir ouvert un consulat au Koweït en 1983, une représentation auprès de l’ONU est ouverte à Genève, puis accrédité auprès de la Communauté Européenne en avril 1985, puis en septembre des relations diplomatiques sont établies avec les pays scandinaves et la Suisse; en 1986 des liens diplomatiques sont noués avec le Japon.

Pourtant, si son émancipation diplomatique lui permet de prendre des positions fréquemment différentes de celles de l’Inde (notamment vis-à-vis du Cambodge ou de l’invasion de l’Afghanistan par l’armée rouge), le Bhoutan ne tente aucune approche réellement solitaire face à la Chine et la normalisation de ses frontières avec son voisin du nord demeure sous le contrôle étroit, mais indirect, de l’Inde. Entre les deux pays, le contentieux frontalier est complexe : c’est l’absence d’un traité précisant le tracé de la dyade qui permet aux chinois de revendiquer 680 km2 de territoire dans le nord-est du pays, ou d’occuper entre 1959 et 1962 un certain nombre de pâturages à la périphérie de la vallée de la Chumbi, ou encore d’occuper dès 1959 les enclaves dont disposait le Bhoutan au Ngariskorsum depuis près de 300 ans. Que ces revendications ou occupations aient constitué pour le gouvernement chinois les préliminaires à une négociation bilatérale1181 n’a pas, semble-t-il, convaincu les autorités du pays de tisser des contacts avec la Chine, d’autant qu’en annexant le Tibet cette dernière lui ôta son principal partenaire politique et économique1182. De même le Bhoutan ne répondit pas à la proposition chinoise de constituer une Fédération Himalayenne composée du Népal, du Bhoutan, du Sikkim, de la NEFA et du Nagaland.

Une note diplomatique envoyée en mars 1981 à l’ambassade de Chine à Katmandou ouvrit les premières discussions bilatérales entre Bhoutan et Chine par une série de discussions informelles, qui débouchèrent à partir de 1984 à la tenue annuelle de négociations se tenant en alternance dans les deux capitales. On peut être surpris que l’Inde ait accordé à son allié le droit de négocier directement avec la Chine, sans sa médiation, mais sans doute doit-on surtout supposer que l’ouverture de négociations frontalières sans enjeu majeur entre un allié sûr et l’ennemi d’hier ait constitué pour l’Inde un terrain d’observation lui permettant de se préparer à ses propres négociations ainsi qu’à “ tester ” l’argumentaire de la Chine. Selon différents observateurs, les discussions qui sont en général “ sincères et amicales ”1183, portent sur les principes de délimitation ou de définition, soit d’évaluation de supports : ligne de partage des eaux, pratiques coutumières, réalités de terrain1184. L’attitude relativement conciliante qu’a adopté la Chine, au-delà d’une volonté de se rapprocher du Bhoutan, reflète sans doute la compréhension de cet enjeu indirect des discussions sino-bhoutanaises. D’autant plus que si les réunions sont strictement bilatérales, l’Inde n’est pas loin, puisqu’elles sont toujours précédées et suivies de discussions indo-bhoutanaises : la question est de savoir quelle marge de manoeuvre est laissée au gouvernement bhoutanais.

Notes
1169.

Ironiquement, le premier ministre népalais, G. P. Koirala, qui a du gérer l’accueil des réfugiers et entamer des négociations avec le Bhoutan, fut un des fondateurs du Bhutan State Congress en 1950, afin que le Bhutan soit “ free of the dictatorial system ”, Asiaweek, 13/12/1996.

1170.

Déclaration de I.K. Gujral, DPA, 2/6/1997.

1171.

Les autorités indiennes canaliseraient les candidats à l’exil vers des camionneurs spécialisés qui, pour une somme équivalente à 10 F, les transporteraient jusqu’à la frontière népalaise, Le Monde, 25/5/1993.

1172.

Selon Jigme Singye Wangchuk, “ There has always been an aspiration to form a pan-Nepali state ... Our greatest concern is that this is now extending to our southern districts ”, FEER, 20/12/1990.

1173.

La subvention accordée au pays est bien supérieure à la somme que l’Inde doit lui verser au titre de l’article III du traité de 1949, qui s’élève annuellement à 5 lakhs.

1174.

Ce n’est qu’à partir de 1970 que fut amorcée la monétarisation des taxes sur les revenus.

1175.

L’Aide servit au financement de la construction du réseau routier qui consomma 59%, 35% puis 17% du total, tandis que la part de la seconde rubrique, l’éducation passait de 8,8% à 17,7% puis 19%. Se reporter à H. N. Misra, Bhutan, Problems and Policies, New Delhi, Heritage Pub., 1988, 153.

1176.

“ entirely optional and up to Bhutan to follow it or not ”, Dawa Tsering, Premier Ministre du Bhoutan en 1974, Manorama Kohli, “ Bhutan-China Border Talks ”, China Report, mai-juin 1984, p. 4.

1177.

“ May I just repeat that we have declared as early as in 1950 that any aggression on Bhutan or Nepal will be considered by us as aggression on India ”, Déclaration de Nehru, à l’occasion de la révolte Khampa et de l’intervention de l’APL au Tibet, The Hindu, 28/11/1959.

1178.

La Chine aurait même publié en 1959 une carte incluant l’ensemble du Bhoutan dans son territoire, C. Misra, “ Bhutan-China Relations ”, China Report, mars/avril 1981, p. 49.

1179.

“ Any hesitation on India’s part to get us into the UNO naturally raises suspicioon among our people. I can assure you once India gets us into the UNO there will be no suspivcions, but complete trust between us ”, Propos tenus par la Reine-mère à un représentant indien, B. Bastiampillai (éd.), India and her South Asian Neihbours, Colombo, Swadeshi Printers, 1992, p. 75.

1180.

Il avait rejoint l’Union Postale Internationale en 1969.

1181.

La revendication cartographique de ces 680 km2 disparait de cartes publiées en 1962, sans doute en signe de bonne volonté, puisque devant l’absence de réaction bhoutanaise, la revendication est reformulée 6 mois plus tard, Hindu, 9/6/1963.

1182.

En 1959, le Bhoutan rappella son représentant à Lhasa.

1183.

Terme a priori consacré pour rendre compte des discussions, Xinhua, 1/7/1993.

1184.

Partha S. Gosh, Cooperation and Conflict in South Asia, New Delhi, Maanohar Pub., 1989, pp. 146-147.