Conclusion Générale
les Marches En Himalaya Ou La Géographie D’un Malentendu

L’analyse du phénomène de marche constitue une entrée privilégiée pour la compréhension de la spécificité de l’interaction sino-indienne, tel qu’elle est marquée par les hommes. Une spécificité qu’on n’énoncera pas sous forme de loi, mais comme le bilan d’une compétition entre Etats pour s’assurer le contrôle d’une portion d’espace himalayen, d’un milieu naturel qui demeure contraignant et dont les contraintes ne sauraient être réduites du seul fait de l’amélioration des techniques ou de l’impulsion de capitaux propres à son développement.

A petite échelle, ce que nous apprennent les pratiques et les réalisations indiennes autour des Himalayas est, compte tenu du contexte politique international qui a prévalu jusqu’au début des années 1990, la conservation par les stratèges indiens du dispositif frontalier mis en place par les Britanniques. La marche (ou plus exactement les marches, pour mieux rendre compte des déclinaisons du modèle qu’on a pu observer dans le massif) serait donc la préservation - dans le cadre d’un Etat-nation - d’un dispositif conçu et mis en oeuvre dans le cadre d’un système impérial. Mais les situations observables, et notamment au Tibet où le processus d’intégration paraît en passe d’être achevé (mais à quel coût), nous oblige à reposer la question du caractère transitoire du phénomène de marche dans ce contexte qu’on envisage encore univoque, de l’Etat national. Certes, au regard des temps longs, ces cinquante année pèsent peu, mais suffisent à marquer durablement les territoires affectés, à les différencier des territoires voisins.

En fin de compte, les situations administratives actuelles suggèrent que la République indienne n’a fait que poursuivre, sans le remettre en cause, le processus d’intégration des périphéries amorcé par les Britanniques. La normalisation des systèmes administratifs n’a pas débouché sur un traitement spécifique à ce milieu ou à la position de frontière, sur la mise en place d’Etats des hautes terres, ou sur l’application d’un modèle unique aux situations héritées sur le versant sud de la chaîne : l’intérêt stratégique a prévalu sur l’intérêt de développement, d’intégration. On serait tenté de croire, au regard de ces pratiques administratives, que le gouvernement indien n’a pas fait l’effort d’une réflexion générale sur les espaces frontaliers du nord, à l’inverse des processus qu’il a mis en oeuvre dans le Nord-Est. Mais à la différence du Nord-Est, ces espaces stratégiques n’étaient pas, au moins jusqu’au milieu des années 1980, le siège de rébellions récurrentes comme au Nagaland, au Mizoram ou en Assam; même l’Arunachal Pradesh n’est pas le lieu de revendications d’autonomie selon un mode armé. La reconnaissance de la spécificité de ces populations non-hindoues y a été réalisée sur un mode mineur, en leur octroyant un statut de scheduled tribes, qui leur assure un certain nombre de privilèges, notamment d’accès à la fonction publique et d’une autonomie partielle vis-à-vis de l’Etat englobant. Ainsi les Bhotias-Lepcha du Sikkim ont obtenu le statut de scheduled tribe par le Schedule Caste and Schedule Tribe (Amendment) Act de 1976, qui leur octroie 12 des 32 sièges de l’assemblée de l’Etat alors qu’ils ne représentent que 25% de la population.

Même réalisée sur un mode mineur, la reconnaissance de la spécificité humaine de ces territoires risque d’introduire un dangereux précédent dans la structure administrative de l’Inde, en officialisant l’ethnicité ou la religion comme discriminant politique, chose qui ne s’était pas produite depuis 1947, depuis la partition. La prise en compte de cette spécificité locale par la création d’entités administratives de rang 2, de districts (Tawang en Arunachal Pradesh, Lahul & Spiti en Himachal Pradesh, Kargil au Jammu & Kashmir), permet surtout de libérer de la gestion de ces périphéries extrêmes les responsables politiques des « collines » et de favoriser leur intégration politique, mais aussi économique aux plaines 1186.

Face à la situation de litige qui parait en cours de résorption, on ne serait tenté de voir dans cet affrontement entre Inde et Chine pour leur frontière commune qu’un long préliminaire entre deux Etats trop forts, trop grands et aux cultures politiques et diplomatiques trop distantes pour que chacun ait eu le courage politique d’une concession quand la question du tracé de la frontière fut soulevée. Que la situation se soit débloquée pour des raisons périphériques au litige (évacuer un point de tension pour l’Inde; favoriser le développement du Tibet par l’accroissement des échanges frontaliers pour la Chine) nous oblige à évoquer une idée de malentendu : territorial au moins pour ce qui concerne la ligne McMahon, stratégique parce que l’Inde voulut reconstruire un dispositif de défense identique dans un espace différent et la Chine retrouver une place dont elle ne disposait plus depuis au moins un siècle, diplomatique enfin puisque les uns et les autres ne disposaient pas, pour négocier, des mêmes valeurs.

La doctrine Gujral, si tant est que le gouvernement actuel survit assez longtemps pour mener à terme un processus amorcé sous le gouvernement de Deve Gowda, marque bien le début d’une ère post-guerre froide pour l’Inde. C’est la fin du « périmètre de sécurité » de l’Inde qui ne cherche plus à isoler le Pakistan, mais à ouvrir son horizon de référence en direction d’espaces où elle fut autrefois présente : l’Océan « Indien » et ces Etats du sud-est asiatique qu’on appela un temps à juste titre « l’Indochine ». Une des préconditions requise pour que cette nouvelle orientation devienne effective est le règlement négocié des litiges avec ses voisins. Mais il est vrai que l’Inde du Gujral n’est plus l’Inde de Nehru ou celle de Indira Gandhi : c’est un Etat qui se considère comme « à la traîne » de la croissance économique du reste de l’Asie (en fait de l’Asie de l’Est et du Sud-Est), et surtout de la Chine qui, d’ennemi stratégique est devenu, en plus, concurrent économique. L’extraordinaire croissance que connaît ce pays est parfois perçue en Inde comme un affront national et l’écart de développement entre les deux Etats est expliqué par les contraintes qu’impose un fonctionnement démocratique : ‘« nous, en Inde, nous avons la démocratie »’. Les Indiens mettent aussi en avant le fait que cette croissance économique n’est pas soutenue par un fond de relations diplomatiques saines, puisqu’en Asie de l’Est les litiges existants ne sont pas réglés, mais dormants, masqués par l’extraordinaire développement des flux de capitaux et de marchandises entre les Etats1187.

L’ouverture diplomatique dont fait preuve l’actuel premier ministre indien et qui est déjà définie comme « doctrine Gujral » après un an d’existence pose les bases d’une redéfinition des priorités indiennes et l’enterrement implicite de la doctrine qui prévalait jusque là, la « doctrine Gandhi » d’un périmètre de sécurité protégeant l’Inde, rendant obsolète les modes spécifiques de gestion des périphéries, mis en place par les Britanniques et préservés par les dirigeants du Congrès, lorsqu’ils furent au pouvoir. Cette ouverture s’inscrit dans une tendance favorable à l’extraordinaire croissance économique qui affecte déjà la Chine, lui donnant les ressources financières pour mener à terme ses objectifs de rayonnement interne autant qu’externe, et qui tend à se diffuser en Asie du sud, pourrait à terme permettre l’émergence de structures régionales transfrontalières de coopération, telles qu’elles furent mises en place en Europe (eurégions) ou en Asie de l’Est (triangles de croissance) et réactiver de vieux projets, formulés dans des contextes très différents, comme celui d’une fédération himalayenne. Il ne pourrait être question a priori de modifier les statuts administratifs et politiques actuels, mais au moins de la part des deux grands voisins de faire jouer le caractère fédéral de l’un et le statut d’autonomie de l’autre pour accorder aux territoires en position de frontière une autonomie de gestion économique afin qu’ils mettent à profit la complémentarité nord-sud des échanges commerciaux tels qu’ils existaient auparavant, enrichis des nouvelles productions que les Etats ont su développer. Si de telles structures régionales ne voient pas le jour, les dynamiques actuelles des régions de Teraï, qui bénéficient directement dans leur croissance économique de la proximité immédiate du gigantesque marché (économique, de main d'oeuvre) que constituent les plaines de l'Indus, du Gange et du Brahmapoutre, risquent à court terme d'ôter aux centres du moyen Himalaya leur fonction de moteurs du développement économique et de réduire leur rôle politique.

Mais l’hypothèse de la coopération n’est pas la seule qu’on puisse formuler dans cette région de forte croissance économique et ses fruits pourraient tout autant servir au rayonnement militaire régional : plus que l’Inde, on pense à la Chine qui revendique encore un certain nombre de « territoires historiques » à libérer et qui, malgré l’extraordinaire effort qu’elle a fournit pour siniser le Tibet, n’est pas certaine que cette périphérie interne soit totalement « pacifiée », ni que la011 Chine puisse soutenir encore longtemps la politique économique qu’elle y mène1188.

Notes
1186.

La création de districts ne nécessite pas d’amender la Constitution, à l’inverse de celles d’unités administratives supérieures, ni ne requiert l’action, souvent jugée comme anti-démocratique d’un gouverneur d’Etat. Mais ils sont la base de la vie électorale en Inde : ainsi le redécoupage administratif de la vallée de Srinagar à la fin des années 1980 a permis de relativiser l’impact du vote musulman dans l’Etat en favorisant le développement de sensibilités politiques différentes.

1187.

Selon un membre de la chambre de commerce et d’industrie de Delhi, propos recueilli en 1994.

1188.

Les troubles qui ont éclaté au Xinjiang au début de 1997 sont là pour le rappeler.