2.1. Les codes de transposition

2.1.1. La dactylologie

Pour comprendre le lien intime entre dactylologie et système écrit, il faut remonter à son origine historique. L'alphabet dactylologique qui est utilisé aujourd'hui en France et aux Etats-Unis est généralement celui attribué à Bonet13. La but initial de ce système était d'éduquer les sourds à la langue orale du pays et en particulier à son système d'écriture. Son usage actuel s'envisage davantage comme moyen de communication complémentaire de la langue des signes. La dactylologie est un alphabet manuel qui consiste à reproduire dans l'espace un symbole représentant un caractère de l'alphabet écrit d'une langue.

La dactylologie est parfois employée par les sourds ou par des entendants désireux de communiquer avec eux, pour épeler leur nom, leur prénom, un mot pour lequel le signe correspondant fait défaut ou enfin une idée ou un objet dans le cas où sa dénomination n'existe pas en langue des signes.

L'alphabet dactylologique est construit à partir d'un seul composant : la configuration de la main. Dans l'exemple proposé en figure 2.1, on peut remarquer qu'il y a traduction d'éléments graphèmatiques en configurations manuelles :

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Figure 2.1 : Exemple d'utilisation de la dactylologie  Les représentations de mains ont été créées sous forme d'une police de caractères utilisable sur environnement Macintosh et PC. La police de caractères comprend à la fois l'alphabet dactylologique, les configurations de mains et les emplacements de la LSF servant à la production des signes . La police s'intitule Kheiros et est présentée en annexe.

La séquentialité de cette transposition spatiale de l'alphabet est très lente et ne permet pas véritablement de communiquer.

Toutefois, s.wilcox (1992) fait remarquer que la production des configurations dactylologiques pour épeler un mot chez un locuteur qui maîtrise le système ressemble plus à un flux de configurations co-articulées qu'à la simple succession de segments clairement identifiables. Il remarque certaines tendances et notamment des variations phonétiques qui s'expliquent par l'enveloppe du mouvement qui caractérise les transitions entre les configurations.

‘"(...) this model makes no prediction regarding the shape of the resulting movement envelope, nor the existence of transitions between handshapes. According to this model, the total production and perceptual content of a fingerspelled word is the sum of the individual letters. Alternatively, a model which incorporates movement envelopes (...) and which recognizes the dynamic character of actual fingerspelling (...) would further predict that in production and perception, the significant organizing unit is likely to be not the individual letter but some more abstract unit which incorporates both handshapes (locations or targets) and the transitional movements between them..." s. wilcox (1992) ’

Même dans un système de transposition spatiale de l'alphabet, la modalité d'articulation gestuelle imprègne sa dynamique tant dans le domaine de la production que dans celui de la perception. Néanmoins, il s'agit davantage d'un code de secours auquel on ne fait appel que s'il est nécessaire15 et bien entendu, quelqu'un qui manie la langue des signes française utilisera l'entrée lexicale correspondante avant sa transposition dactylologique (cf. Figure 2.2).

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Figure 2.2 : Une des entrées lexicales possibles pour "enfant"

Pour certaines de ces configurations manuelles, on peut facilement établir un lien imagé entre le symbole du système d'écriture représenté et la main le représentant; c'est par exemple le cas en figure 2.3 pour L, I, V et C :

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Figure 2.3 : Configurations dactylologiques liées à leur référent

En revanche pour les exemples suivants, la relation entre le graphème et sa représentation manuelle est beaucoup moins transparente :

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Figure 2.4 : Configurations dactylologiques non transparentes

Lorsqu'une personne utilise la dactylologie, les éléments sont articulés les uns à la suite des autres souvent à proximité de la bouche de manière à pouvoir éventuellement favoriser une lecture labiale simultanée. Il est difficile pour autant d'affirmer qu'il s'agit là d'un deuxième composant de ce processus de codification.

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Figure 2.5 : Lieu d'articulation des configurations dactylologiques

On voit bien, à travers les exemples présentés ci-dessus que ce processus de communication n'est pas autonome. Hors du système écriture, il est impossible d'utiliser ce type de code. Malgré l'ancrage dans un système écrit, on constate tout d'abord des variations régionales ; à l'intérieur d'un même pays il est courant de pouvoir identifier des changements dans la réalisation d'une configuration manuelle. L'exemple proposé en figure 2.6 illustre les variations de réalisation de la configuration manuelle qui représente la lettre "A".

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Figure 2.6 : Variation régionale des configurations dactylologiques

Mais un autre exemple tel que le "E" est également l'objet de variation entre deux villes comme Grenoble et Lyon. On trouvera un "E" dont la configuration manuelle est légèrement plus fermée16 dans la région lyonnaise tandis qu'elle sera un peu plus ouverte à Grenoble. Ces variations sont tout simplement des différences articulatoires autour d'une convention comme l'alphabet dactylologique. On peut constater des variations de même nature entre les pays qui possèdent pourtant le même système alphabétique17. Les exemples de la figure 2.7 illustrent la variation du "T" dans trois langues (Américain, Italien et Français) ayant un système alphabétique romain et utilisant graphiquement le symbole "T".

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Figure 2.7 : Variation internationale de configurations dactylologiques.

Les autres variations rencontrées sont prévisibles en ce sens qu'elles sont liées à un système graphique différent de l'alphabet latin. Le cas du russe et du pinyin démontre bien le lien direct entre alphabet dactylologique et système d'écriture.

L'alphabet dactylologique peut donc être employé par des locuteurs sourds en complément de la LSF mais on ne peut cependant pas le définir comme une langue des signes. L'usage de cette méthode intervient lorsque l'un des deux ou les deux locuteurs ne possèdent pas l'item lexical représentant l'élément en LSF.

Néanmoins, l'alphabet dactylologique peut avoir une influence sur la structure des signes de la LSF car, parmi les configurations manuelles utilisées pour épeler un mot, certaines servent également à la production des signes de la langue.

On peut dire que l'échantillon des configurations manuelles nécessaires à la production des signes de la LSF contient uniquement une partie des éléments également identifiables dans la liste des configurations manuelles de l'alphabet dactylologique (cf. figure 2.8).

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Figure 2.8 : Composition des configurations de la LSF.

De manière plus précise, le nombre des configurations au niveau phonétique est supérieur à celui que l'on trouve au niveau phonologique18.

Certains signes initialisés dont la particularité est d'être produits avec une configuration manuelle dactylologique correspondant au premier caractère écrit de la traduction française du signe (ex :
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comme configuration manuelle pour le signe "rue") ne conservent pas forcément cette configuration dans leur représentation phonologique.

D'autres codes gestuels existent sans entretenir la même relation avec la langue des signes. Issus des méthodes d'éducation oralistes, ils n'appartiennent pas au monde de la langue des signes et ne l'influencent pas, contrairement à l'alphabet dactylologique.

Il en va ainsi des gestes codés conçus comme une aide à la lecture labiale, laquelle consiste à essayer de comprendre tout ou partie de la parole en "lisant" les sons et autres mouvements articulatoires visibles chez un locuteur.

La lecture labiale nécessite en effet un système gestuel complémentaire en raison de trois problèmes majeurs. Parmi les sons identifiables dans une langue, certains partagent visuellement des propriétés labiales similaires et sont donc difficilement discernables (ex : /p/ et /b/); d'autres sont produits dans un lieu d'articulation vélaire ou uvulaire et ne se repèrent pas sur les lèvres; enfin une séquence de sons est soumise au phénomène de co-articulation, ce qui a pour incidence de gêner considérablement les images labiales qu'un sourd est capable de déchiffrer.

Le "cued speech" (Langage Parlé Complété) et l'"AKA"19 ont donc été mis au point afin de faciliter la lecture labiale. Ce sont des procédés qui utilisent le geste comme complément de la perception visuelle des sons ou syllabes.

En ce sens, ils sont comparables à la dactylologie, mais leur but est de compléter un langage oral alors que pour la dactylologie il s'agit de compléter un langage gestuel.

Notes
13.

BONET Juan Pablo (1620) ou de yebra (1524-1586), le débat reste ouvert.

14.

 Les représentations de mains ont été créées sous forme d'une police de caractères utilisable sur environnement Macintosh et PC. La police de caractères comprend à la fois l'alphabet dactylologique, les configurations de mains et les emplacements de la LSF servant à la production des signes . La police s'intitule Kheiros et est présentée en annexe.

15.

 Certaines langues signées comme l'ASL en font beaucoup plus usage que d'autres.

16.

 Il n'y a aucune analogie possible entre le degré de fermeture des configurations manuelles représentant les lettres de l'alphabet et les traits antérieurs ou postérieurs caractérisant les éléments vocaliques.

17.

 Voir annexes sur les alphabets dactylologiques américain, français, italien, russe, anglais et suédois.

18.

 Pour un examen détaillé, se reporter au chapitre IV.

19.

 L'Alphabet des Kinèmes Assistés - Wouts - Bruxelles 1974.