INTRODUCTION GENERALE

A sa fondation, en 1968, l'Institut supérieur d’agriculture Rhône-Alpes (I.S.A.R.A.) s’est donné pour mission la formation d’ingénieurs d’application destinés à participer à la modernisation de l’agriculture. Celle-ci, en lien avec une visée « humaniste » de la formation, a orienté le choix des contenus et, notamment, l’introduction de la sociologie dans les programmes. A l’instar de l’Ecole supérieure d’agriculture d’Angers1, l’institut a en effet voulu associer enseignement scientifique et technique et formation humaine, afin de préparer des ingénieurs en agriculture qui soient des hommes de réflexion et d’action. Créé par les Facultés Catholiques de Lyon, il est la dernière école née sur le modèle des lois d’orientation de 1960. En se nommant I.S.A.R.A., il signifiait sa dimension régionale. Reconnue par la Commission des Titres2, dès 1974, l’institution a affirmé son intention de répondre aux attentes des professions agricoles et rurales. Diverses opérations de mise en situation, à caractère pluridisciplinaire (stages en exploitation agricole, cas concret d’exploitation agricole, monographie communale, mémoire de fin d’études), ont permis aux élèves-ingénieurs d’être directement en contact avec les représentants des organisations professionnelles agricoles et de se préparer à l’action.

En proposant un apport théorique et pratique, la sociologie s’est fortement impliquée dans la formation professionnelle des ingénieurs pour faire en sorte que leur action sur le terrain soit efficace, tout en s’exerçant en faveur des hommes. Par son intermédiaire, en cherchant à dépasser l’opposition entre humanités et culture scientifique, la question des finalités de l’action de l’ingénieur a été placée au coeur même de l’enseignement, de manière à éclairer la pratique. Le cursus s’est construit en se référant au modèle de pensée que les militants de la Jeunesse Agricole Catholique avaient élaboré, lors de la modernisation de l’agriculture : « voir-juger-agir ». Le mémoire de fin d’études en constituait la mise en oeuvre dans un contexte d’action.

Mais, réactivant un modèle ancien dans une situation nouvelle qui, dès le milieu des années soixante-dix, est celle de la crise de l’agriculture et du métier d’agriculteur, l’I.S.A.R.A. s’est trouvé assez rapidement dépourvu de ses finalités initiales. Les acteurs ont dû adapter et modifier l’enseignement, de manière à mieux préparer les futurs ingénieurs à leurs nouvelles fonctions, de moins en moins liées à la production agricole. Diverses transformations ont affecté l’organisation du cursus : l’allongement de la durée des études, l’introduction d’options en cinquième année et de cours liés aux technologies agro-alimentaires. Cependant, certaines caractéristiques de l’état initial se sont maintenues, notamment l’importance des mises en situation pour apprendre, le travail de groupe, ainsi que le dispositif de formation sociologique. Placé en troisième et quatrième années, celui-ci comporte des cours et un travail de terrain d’une durée d’un mois, auquel s’ajoutent quatre à cinq semaines consacrées à la préparation d’une enquête, puis à l’analyse d’entretiens et à la rédaction d’un document. Il s’agit d’un travail de groupe (4 à 5 étudiants), effectué à la demande d'organismes professionnels préoccupés par le devenir du monde agricole et rural. Ce dispositif repose sur une triade : les étudiants, les représentants des organisations professionnelles agricoles et les enseignants, qui ont une fonction de tuteur. La forte implication des demandeurs, l’élaboration de propositions d’actions, la restitution des résultats sur le terrain placent chaque groupe d’élèves-ingénieurs dans une situation proche de celle d’un travail professionnel.

Cette évolution nous a conduite à nous interroger sur l’enseignement de la sociologie et sur sa fonction dans l’institution : quels sont les facteurs de variation des finalités successives de l’enseignement de la sociologie dans la formation des ingénieurs I.S.A.R.A. ?

A partir de cette question, l’objet d’étude peut avoir pour référent la sociologie et son statut épistémologique au regard de celui des disciplines scientifiques et techniques ou encore la sociologie elle-même, et les problématiques qu’elle a abordées, notamment celles en lien avec le milieu rural.

Un autre référent est constitué par les caractéristiques locales de l’établissement et les contenus des enseignements scientifiques et techniques auxquels la sociologie doit s’articuler.

Ces trois registres sont à envisager. La place accordée à la sociologie dans la formation des ingénieurs I.S.A.R.A. est en lien avec sa position épistémologique dans le champ des savoirs. Les programmes d’enseignement sont définis en fonction de l’état des connaissances à un moment donné. Toutefois, des marges de choix s’offrent aux enseignants. Selon leurs trajectoires antérieures, leurs représentations des disciplines, leur conception de l’apprentissage, ils vont privilégier certains contenus et certains modes d’enseignement.

Les finalités de la discipline dans la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. nous paraissent faire appel à la diversité de ces registres, les acteurs ayant un rôle de médiation entre des univers socio-cognitifs différents. C’est pourquoi nous prendrons comme ‘« objet, d’un seul mouvement, les acteurs de l’éducation et les curricula qu’ils mettent en oeuvre. »’ 3

Nous formulons l’hypothèse que les variations des finalités de l’enseignement de la sociologie à l’I.S.A.R.A. résultent d’un état de tension entre des facteurs philosophiques et des facteurs économiques ; selon les époques, les uns ou les autres tendent à prévaloir. Les premiers ne sont pas en lien avec la pensée d’un philosophe, mais relèvent d’une philosophie sociale qui se rattache à l’humanisme chrétien. Les seconds sont liés au contexte de crise du monde agricole, qui succède à la période de progrès technologiques et d’expansion économique des années cinquante et soixante. Ils vont à l’encontre des principes fondateurs de l’institut. Les tensions, vécues par les enseignants au sein de l’institution, génèrent des ambiguïtés tant dans les programmes que dans les méthodes d’enseignement, ce qui participe à placer la discipline en situation de difficulté identitaire.

Il reste à indiquer la perspective dans laquelle nous nous plaçons pour conduire ce travail. Au départ, reprenant les propos de Durkheim4, notre démarche méthodologique a consisté à étudier les finalités et objectifs poursuivis, les méthodes et moyens utilisés et les publics auxquels la formation est destinée. Basée sur l’analyse du contenu des documents et plaquettes d’information depuis la création de l’école, elle donne la possibilité d’observer les aspects manifestes du rôle de la sociologie et d’en repérer les variations. Cette analyse est indispensable pour décrire la fonction telle qu’elle s’est institutionnalisée.

Une autre approche consiste à se tourner vers les acteurs pour connaître leurs appartenances et les finalités poursuivies par eux et découvrir le sens des choix effectués. Comment ont-ils, en fonction de leurs représentations de la discipline et de son rôle dans une formation d’ingénieurs, élaboré des programmes et choisi des méthodes d’enseignement ? Des entretiens auprès des fondateurs de l’école ont permis de ne pas perdre de vue ces intentions premières et de mieux comprendre le sens des diverses adaptations.

Cependant, en restant centrée sur le rôle de la sociologie dans la formation des ingénieurs I.S.A.R.A., l’analyse conduit à certaines impasses. Elle n’explique pas comment l’école est née ni comment elle est ce qu’elle est, pour reprendre encore les propos de Durkheim5. Elle laisse de côté les interrelations entre l’école et les formations sociales auxquelles elle se trouve reliée : la profession agricole, les écoles d’agriculture ou encore la commission des titres d’ingénieurs. Elle ne donne pas la possibilité de situer les choix effectués dans leur dimension temporelle. C’est donc en ayant recours à la notion de configuration que sont appréhendées les multiples interrelations permettant d’expliquer le fondement de la fonction étudiée. Elias nomme « configuration »6 les formes spécifiques d’interdépendance qui relient les individus entre eux. Elles peuvent être de taille variable et ne se limitent pas aux situations d’interactions dont les individus ont conscience. Cette notion permet d’articuler analyse microsociologique et analyse macrosociologique ; la notion de fonction n’est pas utilisée pour l’un ou l’autre niveau d’analyse, mais elle reflète les liens entre des configurations spécifiques d’hommes. C’est ainsi que la description des modèles de formation des ingénieurs, la place des sciences sociales dans leur formation, l’histoire de la profession agricole et celle de son enseignement supérieur, le métier des ingénieurs en agriculture et son évolution précéderont une histoire sociale de l’école, afin de mettre au jour les traits spécifiques des contextes au sein desquels le curriculum de l’I.S.A.R.A. a émergé.

L’analyse de la structure institutionnelle et de ses finalités, les objectifs poursuivis, les méthodes d’enseignement et les publics auxquels la formation est destinée permettent d’indiquer la fonction de la sociologie, mais elle ne précise pas comment une discipline, qui n’a pas d’emblée sa place dans une formation scientifique et technique, peut se situer par rapport aux autres matières. Elle n’indique pas non plus comment des finalités peuvent être transmises à travers un dispositif particulier. C’est pourquoi sont analysées la forme du curriculum et sa substance. Le curriculum, défini par les anglo-saxons, constitue ‘« un parcours éducationnel, un ensemble continu de situations d’apprentissage auxquelles un individu s’est trouvé exposé au cours d’une période donnée dans le cadre d’une institution d’éducation formelle »’ 7 . Il correspond à un ensemble de programmes et d’apprentissages prescrit à quelqu’un. Hirst, cité par J. C. Forquin, le définit comme ‘« un programme d’activités des enseignants et des élèves conçu de manière à ce que les élèves atteignent dans toute la mesure du possible certaines fins ou certains objectifs éducatifs »’ 8 .

L’organisation du curriculum, les finalités poursuivies et les contenus d’enseignement ne peuvent être considérés seulement en tant que réponse aux contraintes de l’environnement et aux besoins du marché de l’emploi. Il est le fruit d’interactions sociales qui se déroulent au sein d’un établissement donné, lieu d’organisation du matériel cognitif. Nous dirons donc que ‘« « par les contenus » : une théorie du curriculum, c’est une théorie de l’éducation considérée comme entreprise de transmission cognitive et culturelle (plutôt que, par exemple, comme instrument de développement économique, dispositif d’allocation de statuts sociaux, appareil de socialisation, bien que ces aspects ne soient nullement exclusifs les uns des autres) »’ 9 .

L’analyse du curriculum de l’I.S.A.R.A. sera envisagée à partir des recherches de Bernstein10 et de Young.

Une première approche porte sur la substance du curriculum de manière à mettre en évidence le type de code du savoir scolaire, celui-ci désignant les principes d’organisation sous-jacents des savoirs, leur mode de transmission et d’évaluation. L’analyse repose sur plusieurs critères, mais Bernstein privilégie le degré de délimitation, qui recouvre la notion de compartimentation entre les différents savoirs du curriculum et les contraintes de cadrage, plus ou moins rigides, entre ce qui, dans le choix et l’organisation des connaissances, obéit au contrôle des enseignants ou des étudiants et ce qui échappe à ce contrôle.

Notre analyse socio-morphologique du curriculum accordera une place prépondérante aux choix des contenus, aux principes d’appréciation et au degré de délimitation entre les enseignements, mais également entre enseignements et mises en situation. En effet, dans une formation supérieure professionnelle comme celle de l’I.S.A.R.A., le futur ingénieur en agriculture ne doit pas seulement avoir acquis un ensemble de savoirs, mais disposer de compétences, faisant appel à des savoirs et savoir-faire, qui lui permettent d’agir. La nature et l’intensité des relations avec la profession agricole, que nous appréhendons notamment par les stages, permettent de situer le degré de professionnalisation de la formation. Quels sont les objectifs des mises en situation ? Constituent-elles un moyen pour apprendre le métier ? Le contact direct avec les acteurs du monde agricole et rural est-il un moyen pour situer la formation antérieure et théorique ou / et un moyen de mobiliser les connaissances en vue de l’action ?11

Bernstein distingue le code sériel, caractérisé par une compartimentation et un cadrage rigides, du code intégré, reposant sur une faible délimitation entre les savoirs. Quel est donc le type de code du curriculum I.S.A.R.A. ? Quel est le degré de compartimentation entre les disciplines scientifiques et techniques, entre les enseignements et les mises en situation, entre la sociologie et les autres disciplines ?

Un second volet concerne la stratification des savoirs. En effet, comme l’a montré Young12, le choix des savoirs est indissociable de la question de leur stratification. Ceux qui composent un curriculum ne se situent pas tous sur un même plan. Certains ont plus de prestige que d’autres, en particulier parce qu’ils comptent plus aux examens et sont plus sélectifs. Certaines matières présentent plus d’intérêt que d’autres pour les étudiants. Au sein d’une institution, la différenciation entre les savoirs est admise de manière implicite et fait l’objet d’un consensus. Elle sert à légitimer les positions des groupes. Lorsque des modifications sont envisagées, elles sont, le plus souvent, perçues comme des menaces et déclenchent des attitudes de résistance au changement de la part des étudiants ou des enseignants parce qu’elles mettent en jeu des intérêts sociaux.

Pour rendre compte du degré de stratification et de la légitimité des savoirs, Young retient quatre critères13.

Le premier a trait à l’importance de la culture écrite. Comme il le rappelle, M. Weber a montré que la bureaucratisation croissante des systèmes éducatifs dans les sociétés industrielles a conduit à donner de plus en plus de poids aux examens, ceux-ci étant considérés comme le moyen le plus objectif d’évaluation des connaissances.

L’évaluation formelle prend une place croissante dans les modes d’évaluation, au détriment de l’expression orale. Cela conduit à un développement du travail individuel, aux dépens du travail de groupe. Progressivement, l’évaluation donne une part de plus en plus forte au travail écrit et individuel.

Enfin, Young retient le niveau d’abstraction et le degré de compartimentation des disciplines. Les disciplines à fort prestige sont celles qui ont le degré d’abstraction le plus élevé. Par ailleurs, un fort degré de compartimentation permet de différencier les savoirs scolaires des savoirs non-scolaires et limite, pour les étudiants, la possibilité d’établir des liens avec la connaissance ordinaire.

Young formule l’hypothèse que, si ces critères permettent de différencier les savoirs prestigieux de ceux qui le sont moins, alors un curriculum de type académique sera organisé sur les principes suivants : basé sur des connaissances abstraites, il dispense des savoirs compartimentés et valorise l’expression écrite et le travail individuel. A l’inverse, un curriculum non académique accordera plus d’importance à l’oral, au travail de groupe et à la validation de ces travaux, à la diffusion de savoirs pratiques et à ses relations avec les savoirs non-scolaires.

Ces critères serviront à caractériser le curriculum de l’ingénieur I.S.A.R.A. dans son ensemble. Les savoirs ont-ils tous le même prestige ? Qu’en est-il de la sociologie ?

Dans l’histoire de l’institut, la question des savoirs et de leur organisation s’est posée à plusieurs reprises. Le choix des contenus, les principes d’organisation et de stratification des savoirs, nous paraissent révélateurs des tensions qui ont traversé le curriculum de l’ingénieur I.S.A.R.A. C’est pourquoi nous l’étudierons, ainsi que les débats qui ont accompagné ses transformations, sur une période de vingt-six ans (1968-1994), afin de mettre à jour les finalités successives de la sociologie et les facteurs de variation.

Nos sources d’information sont constituées par les programmes de l’enseignement de l’I.S.A.R.A., les comptes rendus des commissions de travail qui permettent de connaître les motifs que les acteurs ont retenus pour modifier le curriculum, les documents transmis aux étudiants, dans le cadre de leur formation en sociologie, les discussions du Conseil de perfectionnement en sciences sociales, les textes remis à la Commission des Titres en 1985 et 1989, les plaquettes de présentation de l’école, les comptes rendus des conseils d’administration, le Bulletin des Facultés Catholiques. Elles ont été complétées par des entretiens auprès de personnes ayant participé à la fondation de l’école. En raison de notre implication dans l’action, l’analyse des variations du curriculum de 1985 à 1994 est entièrement basée sur des documents écrits.

L’analyse du curriculum formel, ou curriculum prescrit, permet d’étudier le modèle de formation de l’ingénieur I.S.A.R.A., les transformations qu’il a subies et le devenir des finalités de la sociologie. Elle révèle la trame de l’enseignement, les finalités du dispositif et les apprentissages visés. Toutefois, elle ne peut rendre compte de la place effective de la sociologie dans la formation des ingénieurs I.S.A.R.A., c’est-à-dire des apprentissages qu’elles génèrent, au niveau de la formation tant scientifique que professionnelle.

A cette question correspond la notion de curriculum réel, défini par Ph. Perrenoud ‘« comme un ensemble d’expériences, de tâches, d’activités qui engendrent ou sont censées engendrer des apprentissages »’ 14. Nous avons tenté d’apprécier la contribution de la sociologie à la formation scientifique des ingénieurs et de repérer les variations, à partir de l’analyse de contenu des documents rédigés par les étudiants dans le cadre de leur formation sociologique. Une enquête par questionnaire auprès des anciens élèves, complétée par des entretiens auprès de représentants d’organismes professionnels, qui ont eu l’occasion de travailler avec des étudiants et des anciens élèves de l’I.S.A.R.A., permet de préciser sa contribution à la formation professionnelle. Des précisions méthodologiques, sur la manière dont ont été recueillies et traitées les données, seront apportées ultérieurement.

Avant de poursuivre, il est nécessaire de préciser notre position par rapport à l’objet étudié. Si cette question constitue le premier impératif de la recherche sociologique, elle prend toute son acuité ‘« lorsque l’on prend pour objet un monde social dans lequel on est pris »’ 15.

Nos liens avec l’objet d’étude sont multiples en raison de notre situation « d’héritière ». Recrutée en 1982 à l’I.S.A.R.A., nous avons eu à prendre en charge le fonctionnement du dispositif de formation sociologique et une partie des enseignements de méthodologie. L’école ne nous était pas inconnue, car nous étions ancienne élève de la deuxième promotion. C’est là que nous avions découvert la sociologie. La discipline nous passionnait et nous souhaitions l’étudier de manière plus approfondie. A la sortie de l’I.S.A.R.A., un premier emploi dans un institut technique nous a donné la possibilité de participer à des travaux de recherche appliquée sur la production ovine. Le caractère normatif des actions de développement, conduites auprès des agriculteurs, a renforcé notre intérêt pour la sociologie. C’est alors que nous avons mené en parallèle des études de sociologie à l’université de Nanterre et un travail à temps partiel à la Fédération nationale de la Mutualité Française.

Lorsque nous avons entamé notre travail à l’I.S.A.R.A., Pierre Picut nous a initiée à une approche que nous connaissions mal : la démarche de recherche-action. Il nous a montré la cohérence du cursus et précisé les conceptions de l’apprentissage qui le traversent. Six mois plus tard, son départ nous a laissée en désarroi intellectuel, car nous n’avions encore qu’une connaissance très partielle des choix qui avaient prévalu lors de la mise en place de la formation sociologique et nous n’en saisissions qu’incomplètement la portée. Au cours des années qui suivirent, les occasions n’ont pas manqué pour débattre de la place de l’enseignement de la sociologie dans le curriculum. Le dispositif a été souvent controversé, notamment en raison du temps qui lui était consacré. Le faible intérêt que les étudiants accordaient à un enseignement théorique et, à l’inverse, leur implication dans l’étude de terrain, ont provoqué de multiples interrogations. Sans songer à faire des étudiants de l’I.S.A.R.A. des spécialistes de la discipline, nous avions la conviction que c’est par une connaissance d’inspiration scientifique et une approche pratique qu’ils pouvaient échapper aux préjugés et aux opinions scientistes. Nous avons fréquemment observé qu’ils étaient réceptifs à la discipline dans la mesure où celle-ci leur fournissait une instrumentation, au même titre que d’autres disciplines. Fallait-il lâcher prise et renoncer à l’enseignement de sociologie pour tous ? N’était-ce pas l’un des points qu’ils évoquaient positivement après quelques années de vie professionnelle ? Face à la complexité de ces questions, nous avons souhaité prendre du recul pour mieux saisir les enjeux de la sociologie, discipline académique, dans une formation supérieure professionnelle.

Un travail de distanciation, pour nous dégager de l’implication affective, s’est avéré nécessaire, de manière à envisager la recherche sans ressentiment ni souci de justification. Toutefois, ce premier travail sur soi n’évite pas le sentiment de malaise éprouvé pendant la phase de construction de l’objet. N’avons nous pas hypostasié certains aspects de la réalité et éloigné le lecteur du point de vue des acteurs et du sens donné à l’action ? N’avons nous pas cherché à donner une rationalité à des débats ou à des polémiques qui, au fond, étaient peut-être principalement mus par des conflits d’ordre politique ou religieux, ou des oppositions personnelles et auxquels la sociologie servait de prétexte ? Sans prétendre à une vision reflétant toute la réalité, nous avons essayé de construire un point de vue afin de mettre au jour les finalités du dispositif et ses variations et d’apporter quelques éléments de réflexion sur la place de la sociologie dans une formation scientifique et technique.

Une première partie décrit le temps des fondations. Elle débute par l’identification des différents modèles de formation des ingénieurs et montre la place des sciences sociales. Puis, nous présentons l’enseignement supérieur agricole et ses modifications, en lien avec les lois d’orientation de 1960. La naissance des ingénieurs d’application en agriculture peut être mise en correspondance avec l’évolution de l’agriculture dans son ensemble.

Ensuite, nous décrivons la genèse et le développement de l’Institut supérieur agricole Rhône-Alpes. Nous découvrirons que sa création et la conception de l’ingénieur que l’école a cherché à promouvoir sont tributaires des modèles existants de formation, de la modernisation de l’agriculture, de la philosophie sociale qui a prévalu au sein de la profession agricole et du rôle des ingénieurs dans le développement agricole. Puis l’analyse socio-morphologique du curriculum montre le résultat des confrontations entre les acteurs, le sens donné à la formation du futur ingénieur I.S.A.R.A. et la fonction de la sociologie au sein du dispositif.

La deuxième partie correspond à une période de déstabilisations. Un premier chapitre décrit la crise du référentiel professionnel et idéologique du monde agricole. C’est tout d’abord la réforme de l’enseignement supérieur agricole, entamée en 1984. Cette mesure a pour toile de fond la crise agricole, mais également une moindre visibilité des valeurs de l’humanisme chrétien dans la société. Commencée en 1975, la première, qui est à la fois économique, sociale et politique, se traduit par la remise en cause de l’un des principes moteurs de la phase de la modernisation : l’accroissement de la production. Les références du métier d’agriculteur, définies par les lois de modernisation, ainsi que les fonctions des ingénieurs de terrain sont remises en question. C’est une période où la philosophie sociale liée à l’humanisme chrétien, se trouve affaiblie. Ces changements ont rendu inévitables les transformations du cursus de l’I.S.A.R.A.

Les deux chapitres suivants abordent les modifications du curriculum, afin de mettre à jour les permanences et les variations. Lorsque la décision fut prise de porter la durée des études à cinq ans, dès 1984, le modèle de formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. fut l’objet de nombreux débats. Nous tenterons d’en préciser la portée et nous indiquerons les premiers ajustements, ainsi que les variations des fonctions de la sociologie.

A la suite de l’élaboration du nouveau cursus en cinq ans16, les débats se poursuivent. Le modèle de formation de l’ingénieur I.S.A.R.A., tel qu’il a fonctionné à ses débuts, subit d’autres remaniements, notamment sur la place accordée aux enseignements agricoles et sur le rôle de la sociologie dans le curriculum. Cela conduira à de nouvelles délimitations et structuration des savoirs.

La troisième partie traite des enjeux de la sociologie dans une formation supérieure professionnelle. Deux chapitres sont consacrés à l’analyse du curriculum réel, afin de préciser la contribution de la sociologie à la formation scientifique et professionnelle des ingénieurs en agriculture. Le dernier entame une réflexion sur ce que pourrait être le curriculum de la sociologie dans une formation scientifique et technique : quelles finalités peut-on lui assigner ? avec quels contenus ? quels savoirs ? quelles compétences et quelles méthodes d’enseignement ?

Notes
1.

L’Ecole supérieure d’agriculture d’Angers (E.S.A.) a été fondée en 1898 par des Jésuites, dans le cadre de l’Université Catholique de l’Ouest. Elle délivre le diplôme d’Ingénieur en agriculture.

2.

La Commission des Titres d’Ingénieurs, instituée par la loi du 10 juillet 1934, décide si les écoles techniques privées peuvent délivrer un diplôme d’ingénieur.

3.

ISAMBERT-JAMATI (V.) : Les savoirs scolaires, Editions Universitaires, Paris, 1990, p. 7.

4.

DURKHEIM (E.) : L’évolution pédagogique en France, P.U.F., Paris, 1969, Préface de M. HALBWACHS, p. 2.

5.

DURKHEIM (E.) : Les règles de la méthode sociologique, P.U.F., Paris, 1969, p. 90

6.

ELIAS (N.) : Qu’est-ce que la sociologie ?, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1991, pp. 154 - 161.

7.

FORQUIN (J.C.) : Ecole et culture, le point de vue des sociologues britanniques, Éditions Universitaires, Paris, 1989, p. 23.

8.

FORQUIN (J.C.) : op. cit., p. 23.

9.

FORQUIN (J.C.) : op. cit., p. 24.

10.

BERSTEIN (B.) : « Chap. 11 : Sur les formes de classification et le découpage du savoir dans les systèmes d’enseignement », Langage et classes sociales, Les Editions de Minuit, Paris, 1986, pp. 263 - 300.

BERNSTEIN (B.) : « On the Classification and Framing of Educational Knowledge », Knowledge and Control, Collier-Macmillan Publishers, London, 1971, pp. 47 - 69.

11.

CHAIX (M. L.) : Se former en alternance, Editions L’Harmattan, Paris, 1993, p.13.

12.

YOUNG (M.) : « An Approach to the Study of Curricula as Socially Organised Knowledge », Knowledge and Control, Collier-Macmillan Publishers, London, 1971, pp. 19 - 46.

13.

YOUNG (M.) : op. cit. , pp. 37 - 38.

14.

PERRENOUD (Ph.) : Métier d’élève et sens du travail scolaire, E.S.F. Editeur, Paris, 1996, 3ème édition, p. 43.

15.

BOURDIEU (P.) : Homo Academicus, Les Editions de Minuit, Paris, 1984, p.11

16.

La XIXe promotion, entrée en 1986, effectuera ses études en cinq ans.