1.1.1 - Connaissances pratiques et savoirs théoriques : l’ingénieur concepteur de la Renaissance

Etroitement lié à l’évolution des arts, des sciences et des techniques, le métier d’ingénieur fut pratiqué bien avant que des écoles soient créées. Dès le XIIe siècle, ‘« le nom d’engegnor apparaît nettement dans le sens d’« ingénieur » : faiseur d’engins, de machines, mais aussi mécanicien, architecte : celui qui fait les plans d’un travail et en dirige l’exécution »’ 20 . Ces machines sont bien souvent des machines de guerre, mais pas toujours. La construction d’instruments, l’invention des pompes, des moulins, des horloges ou la construction de canaux, exigent des connaissances nouvelles et, c’est à partir du XVe siècle que la fonction se développe.

La particularité de l’ingénieur réside dans sa capacité de traiter de nouveaux problèmes, sa capacité d’inventer et de faire des engins. Pour cela, le savoir-faire appris dans l’atelier par l’observation et la répétition des gestes du maître ne suffit plus. L’instruction en mathématiques, en géométrie et en mécanique devient indispensable pour résoudre les problèmes pratiques.

Grâce à l’invention de l’imprimerie, les traités techniques se sont multipliés et ont favorisé les échanges de savoirs et d’expériences. L’attention portée aux mathématiques ira croissante. Celles-ci ne servent plus seulement à l’observation, mais elles deviennent un moyen d’étude et de calcul et font désormais partie du savoir de l’ingénieur.

Un autre élément est constitutif de ce savoir. Confronté à une difficulté technique, l’ingénieur procède à des expériences et à la réalisation de modèles avant de se prononcer sur la solution définitive. Il développe une méthode qui, s’appuyant à la fois sur les mathématiques et sur l’expérience, permet de systématiser un certain nombre d’opérations et réduit les tâtonnements du travail artisanal. Le recours au calcul, à la réflexion théorique et à l’expérience distingue son travail de celui de l’artisan. L’apprentissage manuel prend moins d’importance.

Mais c’est aussi, et surtout, par l’invention que s’affirme ce métier. La notion n’est pas entendue au sens de découverte. ‘« A vrai dire inventer, ce n’est pas toujours faire une découverte, c’est parfois seulement donner forme à des pratiques existantes, ou les appliquer dans un contexte différent. »’ 21 L’esprit d’observation, observation critique de ce qui est déjà fait, est un élément essentiel pour résoudre de nouveaux problèmes.

‘« Avec violence éclate à la Renaissance la rupture, longuement préparée, de l’artisan et de l’artisan-supérieur, et cette époque voit l’éclosion d’un nouveau type d’artisan, d’un art qualitativement nouveau. »22

Les problèmes traités sont bien les mêmes : artillerie, siège des places fortes, moulins à blé, construction de canaux. L’esprit nouveau ne se trouve pas dans la problématique de toute cette technique, mais il réside ‘« plutôt dans un élargissement de la curiosité vers des virtualités nouvelles, plus étendues ».’ 23 En même temps qu’elle l’influençait, la technique, écrit Gille, n’a pas été insensible au mouvement scientifique. Elle a aussi modifié ses manières de penser et ses méthodes, et les ingénieurs sont au point de départ de sa démystification.

‘« Progressivement un monde de recettes s’est transformé en un monde de raison. »24

Les personnalités les plus puissantes qui illustrent cet homme nouveau sont à la fois artiste, architecte, ingénieur, sculpteur. Leurs préoccupations en tant qu’ingénieurs se sont traduites dans des domaines aussi divers que l’artillerie, l’aménagement hydraulique, la mécanique. Ce domaine est celui où se développe pleinement l’esprit inventif des ingénieurs-artistes.

‘« Inventeur-concepteur plutôt que constructeur de machines, tel est le profil de l’ingénieur-artiste »25

Les connaissances mathématiques, le recours à l’expérience et à la réalisation de prototypes, l’esprit inventif constituent les composantes fondatrices du métier d’ingénieur. L’usage des instruments de mesure, des mécanismes, la formalisation d’une méthode qui guide l’observation, la pratique de l’expérience en sont les supports privilégiés. La transmission des connaissances théoriques, du savoir-faire et des inventions devient un phénomène global, qui ira en s’amplifiant dans les siècles suivants.

L’ingénieur-artiste se trouvera relativement à l’écart de la production, que ce soit la production manufacturière ou celle des mines qui, jusqu’à la révolution industrielle, conserve un caractère artisanal. Son statut n’est pas vraiment défini. Selon les corporations, leurs situations varient et les formations sont incomplètes et hétérogènes. Les ingénieurs sont souvent l’objet de déconsidérations sociales et administratives, écrit Hélène Vérin26. Celles-ci iront en s’atténuant au fur et à mesure que leur formation sera mieux organisée. En France, c’est le pouvoir royal qui, au XVIIIe siècle, a contribué à leur donner un statut27 et une formation spécifiques. Toutefois, les pratiques anciennes n’ont pas, pour autant, disparu. Le titre d’ingénieur n’est pas exclusivement réservé à ceux qui appartiennent à des Corps. Les inventeurs de machines, les experts sollicités par le roi pour le temps d’une mission se déclarent toujours ingénieurs.

Notes
20.

VERIN (H.) : « Le mot : ingénieur », Culture Technique, Paris, 1984, n°12, p. 20.

21.

MOSCOVICI (S.) : Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1968, p. 241.

22.

ibidem, p. 221.

23.

GILLE (B.) : Les ingénieurs de la Renaissance, Hermann, Paris, 1964, p. 91.

24.

GILLE (B.) : op. cit., p. 219.

25.

KOYRE (A.) : Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Presses universitaires de France, Paris, 1966, p. 96.

26.

VERIN (H.) : La gloire des ingénieurs, Albin Michel, Paris, 1993, p. 183.

27.

C’est en 1747 que le nom d’ingénieur devient un titre, réfection de l’ancien français engeignor, XIIe siècle. Dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse, Paris, 1993, p. 392.