1.1.2 - Une formation théorique complétée par une formation pratique : les ingénieurs d’Etat

En instituant des écoles pour former des ingénieurs, l’Etat français souhaite se doter d’un corps de fonctionnaires homogènes, capables de gérer des projets. Elles ont pour vocation de concilier formation scientifique et formation pratique, de manière à former des ingénieurs accomplis ; citons l’Ecole royale des ponts et chaussées (1747), l’Ecole royale du génie militaire (1748), l’Ecole royale des ingénieurs constructeurs de vaisseaux (1765), l’Ecole royale des mines (1783).

‘« L’ingénieur est celui qui invente, qui trace et qui conduit des travaux et des ouvrages, pour attaquer, défendre ou fortifier des places. Se dit aussi de celui qui conduit quelques ouvrages ou travaux publics, tels que la construction ou l’entretien des routes, la construction des vaisseaux, l’exploitation des mines. »28

En 1794, est fondée l’Ecole centrale des travaux publics. Créée dans la foulée de la Révolution, l’Ecole polytechnique, héritière des idéaux encyclopédistes des Lumières, jouit d’une forte valeur symbolique.29 Destinée à être la pépinière d’une nouvelle élite de savants et d’industriels, elle incarne l’idéal du progrès par les sciences. Le recrutement des Corps de l’État se fera désormais, sur examen d’admission, à la sortie de l’Ecole polytechnique. Les mathématiques prendront une place hégémonique et auront un rôle déterminant dans l’examen pour intégrer l’un des Corps.

‘« Ces premières écoles de sciences appliquées fournissent des indications importantes sur l’articulation des connaissances techniques et scientifiques et des pratiques sociales. L’État institutionnalise la mise à son service des résultats théoriques et pratiques de la recherche. Ces écoles représentent des points de diffusion, mais aussi des lieux où s’articulent savoir et pouvoir... Les savoirs et les compétences scientifiques et techniques acquis à l’école débouchent ici sur un pouvoir dépendant, situation qui anticipe celle des cadres et chercheurs de l’industrie. »30

En 1804, un décret de l’Empire constitue les élèves en corps militaire.31 C’est alors que le nom d’ingénieur sera principalement utilisé pour désigner l’ingénieur militaire, qui est un officier et un mathématicien et fait carrière dans l’un des Corps de l’État. Contribuant à la mise en place de l’infrastructure économique, ces ingénieurs participent directement à l’aménagement de la cité, mais ils ne sont qu’exceptionnellement impliqués dans le développement de l’industrie privée. Cette situation se prolongera pendant toute la première moitié du XIXe siècle.

L’Ecole polytechnique exercera une influence grandissante sur l’enseignement scientifique et technique. Les professeurs contribueront à renouveler la littérature technique en rédigeant de nombreux ouvrages de mathématiques et techniques, qui ont été utilisés, en particulier, pour former les techniciens qualifiés des Écoles d’arts et métiers. On sait que, parmi les élèves de polytechnique, figurent les plus grands mathématiciens de la première moitié du XIXe siècle.

‘« C’est eux qui créèrent cette discipline nouvelle qui vient s’insérer entre la science fondamentale et la pratique des techniciens que les Anglais désignèrent par le terme si expressif d’engineering et que dans ce qui précède, faute d’équivalent français, nous avons nommé la technologie. »32

Les écoles d’application dispensent une formation pratique afin de compléter les savoirs théoriques. Citons, pour exemple, l’Ecole des mines qui, à la fin de la deuxième et de la troisième année, demandait à ses élèves d’effectuer un voyage auprès de plusieurs établissements industriels.

‘« L’élève devait tenir un journal de voyage, notant son emploi du temps et ses observations quotidiennes, et composer un mémoire sur les industries visitées. »33

C’est ainsi que F. Le Play effectua un voyage de six mois en Allemagne, pendant lequel il étudia la métallurgie et les problèmes sociaux que rencontraient les ouvriers.

‘« Le voyage, qui était à l’Ecole des mines un moyen de formation des élèves, de perfectionnement des professeurs, devint pour Le Play un instrument d’études sociales »34

Avec la création de ces écoles, un modèle de formation, basé sur un savoir de type déductif et essentiellement mathématique a été mis en place. Les connaissances des ingénieurs se placent ‘« par leur caractère essentiellement mathématique et déductif, bien au-dessus des banalités quotidiennes, mais elles sont en même temps applicables, dans une certaine mesure, aux situations les plus concrètes. Ainsi, c’est surtout grâce à leur savoir que les ingénieurs de l’Etat peuvent se démarquer des autres catégories professionnelles et affirmer leur supériorité »’ 35 .

Notes
28.

Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, Librairie de Firmin - Didot et Cie, 1878, Tome Second, p. 36.

29.

BELHOSTE (B.) : Un modèle à l’épreuve, l’Ecole polytechnique de 1794 au Second Empire, La formation polytechnicienne 1794 - 1994, Dunod, Paris, 1994, pp. 9-30.

30.

PETITAT (A.) : Production de l’école, Production de la société, Lib. S.A. Droz, Genève, 1982, p.203.

31.

GRELON (A.) : L’éducation des cadres, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1983, p. 96.

32.

DAUMAS (M.) : Histoire générale des techniques, Tome III, L’expansion du machinisme, P.U.F., Paris, 1968, p. XXIII.

33.

ARNAULT (F.) : « Frédéric Le Play, de la métallurgie à la science sociale. », R. franç. Sociol, XXV, 1984, p. 438.

34.

ARNAULT (F.) : ibidem, p. 439.

35.

SHINN (T.) : « Des Corps de l’État au secteur industriel : genèse de la profession d’ingénieur, 1750 - 1920 », Revue Française de sociologie, n° XIX, 1978, p. 44.