C’est avec la constitution de l’Ecole centrale des arts et manufactures que naît la conception positive de l’ingénieur civil. Son profil se calque sur le modèle des « civil engineers » à laquelle l’Angleterre doit toutes les découvertes et les perfectionnements qui se font dans l’industrie.38
En 1829, un chimiste, Dumas, un physicien, Peclet, un géomètre et polytechnicien, Olivier et un homme d’affaires, Lavallée, s’associent pour créer l’Ecole centrale des arts et manufactures. Les fondateurs souhaitent une école scientifique et technique qui se distingue de l’Ecole polytechnique. Ils veulent former des ingénieurs qui aient le goût du raisonnement théorique ainsi que l’aptitude à l’appliquer à l’industrie. Ils introduisent des cours directement consacrés aux problèmes spécifiques à la profession d’ingénieur, en particulier en physique et en chimie et sur les applications de ces sciences à l’industrie.39 L’Ecole délivre le premier diplôme d’ingénieur civil ; elle formera un peu moins d’une centaine d’ingénieurs par an.
Le rapprochement des sciences et des techniques au sein d’une école marque un tournant dans la manière de concevoir la formation. Jusqu’alors, elles étaient relativement éloignées les unes des autres. Elles entrent désormais en interdépendance et interrelations, qui iront en se complexifiant tout au long du XIXe siècle. Elles constituent un champ de connaissances spécifiques, les connaissances technologiques, qui se renouvellent régulièrement avec le développement industriel.
Afin de préserver leurs intérêts professionnels, les anciens élèves ont fondé, en 1848, la Société des ingénieurs civils, qui se propose ‘« d’éclairer les questions d’art relative au Génie Civil, de poursuivre l’application la plus étendue des forces et richesses du pays, d’aider ses membres à trouver « les positions et les emplois vacants auxquels ils pourraient aspirer »’ 40 . L’association, reconnue d’utilité publique en 1860, deviendra la Société des ingénieurs civils de France. L’idéologie saint-simonienne exercera une influence forte parmi ses membres et, plus largement, auprès des ingénieurs41.
Au travail individuel et isolé de l’ingénieur artiste de la Renaissance succède une figure plus socialisée, qui incarne la foi dans le progrès technique, progrès illimité, destiné à améliorer les conditions de vie des hommes.
La notion de progrès est alors pensée ‘« abstraitement, intellectuellement, de manière doctrinale. Ce ne sont plus les artisans, mais les mathématiciens qui pensent le progrès, conçu comme une prise de possession de la nature par l’homme....Ce n’est pas comme travailleur que l’homme du XIXe siècle éprouve le progrès : c’est comme ingénieur ou comme utilisateur. L’ingénieur, engineer, l’homme de la machine, devient en fait l’organisateur de l’ensemble comprenant des travailleurs et des machines. »’ 42 ‘57’
‘57’
Au cours du dix-neuvième siècle, les connaissances scientifiques se développent rapidement. C’est en 1840, écrit Moscovici, que Whewell éprouve la nécessité de désigner ceux qui consacraient leurs activités à la science. Il proposa de les appeler « scientifiques », plutôt que « savants ». ‘« Le remaniement du vocabulaire traduit un clivage entre les sciences et la philosophie »’ . 43
Cette terminologie fut adoptée et traduit une évolution : les sciences constituent un ensemble de connaissances distinctes de la philosophie.
‘« La science se fixe pour règle que chaque découverte expérimentale doit ouvrir sur une autre... L’acte de susciter le réel - et non pas celui qui vise à l’ordonner - devient l’objet premier de la connaissance. Ainsi, elle ne cherche pas à dévoiler les mondes cachés, mais à réaliser des mondes nouveaux ; elle n’aspire pas à l’exhaustion des chaînes de phénomènes, mais à leur éclosion : elle travaille à leur changement, non point à leur ossification. »44 ’De cette logique naîtront de nombreux savoirs et innovations. Tandis que l’artisan met au point des techniques sans le savoir, le chercheur élabore de nouveaux savoirs et l’ingénieur devient celui qui, à partir des savoirs, cherche de nouvelles applications. Le technicien dispose d’un savoir et savoir-faire empirique qui se différencient du tour de main et du savoir localisé. Il applique des savoirs techniques à la production.
RIBEILL (G.) : « Profils des ingénieurs civils du XIXe siècle - Le cas des centraux », THEPOT (A.) (sous la dir.) : L’ingénieur dans la société française, Éditions ouvrières, Paris, 1985, p. 113.
SHINN (T.) : « Des Corps de l’État au secteur industriel : genèse de la profession d’ingénieur, 1750 - 1920 », Revue Française de sociologie, n° XIX, 1978, p. 54.
RIBEILL (G) : « Profils des ingénieurs civils du XIXe siècle - Le cas des centraux », THEPOT (A.) (sous la dir.) : L’ingénieur dans la société française, Éditions ouvrières, Paris, 1985, p. 113.
GOUHIER (H.) : La Jeunesse d’Auguste Comte et la Formation du positivisme, Tome II : Saint Simon jusqu’à la Restauration, Libraire Philosophique J. Vrin, Paris, 1936, pp. 230-231. « A travers les Lettres genevoises, rédigées de 1802 à 1804, Saint Simon propose une organisation sociale au sein de laquelle les hommes de génie sont placés en première ligne de considération. Cette classe est composée de savants, des artistes et de tous les hommes qui ont des idées libérales. Elle marche sous l’étendard des progrès de l’esprit humain. »
SIMONDON (G.) : Du mode d’existence des objets techniques, Edition Montaigne, Paris, 1958, p. 116-117.
MOSCOVICI (S.) : op. cit., p. 414.
MOSCOVICI (S.) : op. cit., p. 403.