1.2.3 - La protection du titre

La fin de la première guerre mondiale va être à l’origine d’une forte demande d’ingénieurs pour la reconstruction de l’appareil industriel. Cela se traduit par un accroissement des effectifs au sein des écoles53 et par l’amplification du mouvement de promotion interne à la fonction d’ingénieurs. Pour A. Thépot, la reprise économique des années vingt a donné lieu à une véritable expansion, dont les effets sur la profession d’ingénieur sont contradictoires.54

C’est une période où l’image de l’ingénieur au sein de la société s’est trouvée considérablement valorisée. Cependant, avec la crise des années trente, leur situation sociale s’éloigne de plus en plus de leurs aspirations. Les ingénieurs, touchés par le chômage mais aussi par une certaine dévaluation de leur diplôme, vont se mobiliser pour obtenir la protection de leur titre. Cette attitude rejoint celle des professions, qui, en ce temps de crise, cherchent à préserver leurs intérêts.

Les nombreux débats engagés dès le début des années vingt par des associations d’anciens élèves et des syndicats d’ingénieurs portent sur la définition de l’ingénieur, la limitation de leur nombre, sur le contrôle de leur qualité effective, sur la délivrance du diplôme aux autodidactes et aux élèves des écoles par correspondance, ainsi que sur la reconnaissance des écoles privées. Le gouvernement, surtout sensible au problème du surnombre des ingénieurs, va se préoccuper de ces questions.

Une première Commission du Titre d’Ingénieur est constituée, en 1923. Les travaux aboutiront à la loi du 10 juillet 1934, consacrée aux conditions de délivrance et à l’usage du titre « d’ingénieur diplômé »55. Les réflexions des associations ou syndicats montrent la diversité des conceptions de l’ingénieur.

‘« L’ingénieur, ce n’est ni une fonction, ni une profession, mais une formation spéciale de l’esprit »,’ telle est la prise de position de l’U.S.I.F.56 Cette formation spéciale de l’esprit repose sur la culture générale, qui, aussi importante que le bagage scientifique, doit faire partie intégrante des formations. L’U.S.I.F. demande un examen de culture générale57 pour tous les ingénieurs, mais sa proposition ne sera pas retenue.

Pour l’U.S.I.C.58, le groupe des ingénieurs se définit d’abord comme une fonction, le diplôme n’étant qu’un des facteurs d’appréciation parmi d’autres. Son objectif est d’amener tous les ingénieurs à la conscience de leur rôle social. Ses préoccupations diffèrent de celles de l’U.S.I.F. mais, avec la crise, les deux organisations vont se rapprocher pour défendre le titre.

La F.A.S.S.F.I.59, qui réunit principalement les associations d’anciens élèves, s’intéressera aux débats sur la limitation du nombre d’ingénieurs et la protection du titre. Elle se préoccupera principalement de la protection des ingénieurs civils contre la concurrence des ingénieurs d’Etat.60

Une autre discussion porte sur le fait de considérer l’inventeur comme un ingénieur dans le cas où celui-ci n’aurait ni la formation, ni le titre d’ingénieur, ni même le statut professionnel dans son entreprise. La loi de 1934, reconnaissant les ingénieurs autodidactes, répond en partie à cette question mais, dans les faits, leur nombre sera très limité.61

D’autres travaux, effectués dans le cadre d’organisations syndicales ou d’associations, ont montré la difficulté de définir l’ingénieur autrement que par son diplôme.

La loi de 1934 a institué une Commission des Titres d’Ingénieurs, dont les membres sont nommés par le ministère chargé de l’enseignement technique. Elle est composée pour moitié de représentants de l’enseignement supérieur et des écoles, pour un quart des représentants des employeurs, et pour un quart des représentants des ingénieurs. Son rôle est consultatif pour les écoles publiques ; elle décide si les écoles techniques privées peuvent délivrer un diplôme d’ingénieur. Deux modes principaux d’attribution sont reconnus :

comme sanction d’études suivies dans un établissement habilité par la commission des titres.

comme sanction d’une expérience professionnelle et d’un certain niveau de culture générale technique (ingénieur diplômé par l’État).

Le titre est retenu comme critère de légitimation professionnelle, l’appellation restant libre. Celui-ci fait désormais référence explicite à la formation puisque le titre d’ingénieur doit être suivi de l’établissement d’appartenance. La loi protège le titre d’ingénieur de telle école.

‘« Elle consacre une culture scientifique développée, une formation technique étayée par la pratique et une culture générale favorisant l’esprit d’analyse et la compréhension des problèmes de gestion, d’économie et de relations humaines. »62

L’accent est mis sur la formation puisque c’est à partir d’elle qu’est attribué le titre d’ingénieur. Il n’y a pas pour autant unité de contenu et il n’est pas non plus facile d’établir des liens précis entre les activités des ingénieurs et les connaissances qu’ils ont dû acquérir pour mériter le titre. Ce fonctionnement, caractéristique de la France, ne modifie pas la hiérarchie entre les écoles et laisse une grande souplesse.

Le rôle de la commission évolue essentiellement à partir des années soixante-dix, en raison du développement des formations d’ingénieurs au sein de l’Université63. Sa mission est désormais triple : mission de consultation en matières d’écoles publiques, mission de juridiction en matière d’écoles privées et missions d’inspection et de contrôle sur l’ensemble des écoles au titre reconnu.

‘« Au fond, la Commission se doit d’accompagner le mouvement permanent de création de nouvelles disciplines scientifiques et technologiques et aider à l’innovation pédagogique.’

‘La Commission est devenue de fait l’instance administrative dépositaire exclusive « des normes » de définition d’une école d’ingénieurs. »’ 64 Elle ne réglera pas les problèmes d’identité professionnelle des ingénieurs, ‘« mais sa mission n’en sera pas moins positive pour garantir une qualité de recrutement et de formation de la part de toutes les écoles, jeunes ou anciennes, grandes ou petites... »’ 65

Au terme de ces transformations, le champ des possibles dans lequel peut se concevoir l’ingénieur est large. Le rapport théorie pratique constitue un paradigme commode pour analyser les formations et situer l’ingénieur par rapport au technicien et au chercheur. C’est autour de ces pôles que se cristallisent des tensions et conflits qui ont pour enjeu les positions sociales des ingénieurs et les stratégies d’action qui leur sont associées. Les établissements orientés vers les sciences appliquées ont un prestige moindre. Ce clivage entre les établissements qui dispensent un enseignement théorique et déductif et ceux qui proposent un enseignement appliqué et inductif marque profondément l’appareil de formation des ingénieurs.

Notes
53.

« Les formations des ingénieurs en France », Paris, Cefi, 1979, cité par BOLTANSKI (L.) : Les cadres, Les Éditions de Minuit, Paris, 1992, p. 121.

Le nombre des nouveaux ingénieurs diplômés chaque année passe de 1000 environ en 1900 à 4000 en 1920. Pendant les années de crise, le nombre des nouveaux diplômés diminuent continûment pour retomber à 2000 en 1940. Mais la croissance du corps a été si élevée dans les années antérieures que le nombre d’ingénieurs diplômés en exercice continue à croître, passant de 55 089 en 1920 à 83 000 en 1930 et à 99 000 en 1940.

54.

THEPOT (A.) « Images et réalité de l’ingénieur entre les deux guerres », GRELON (A.) (sous la dir.) : Les ingénieurs de la crise, Éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1986, p. 41.

55.

Voir l’article de GOUTMANN (P.) : « La genèse parlementaire de la loi sur le titre d’ingénieur », GRELON (A.) (sous la dir.) : Les ingénieurs de la crise, Éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1986, pp. 171-195.

56.

ROBERT (J.L.) : « Les syndicats d’ingénieurs et de techniciens et la protection du titre d’ingénieur (1919-1934) », GRELON (A.) (sous la dir.) : Les ingénieurs de la crise, Paris, Éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1986, pp. 141-157. L’U.S.I.F. (Union des Syndicats d’Ingénieurs Français) a été fondée en 1919. Dans l’entre-deux guerres, il regroupe environ 5000 ingénieurs, en grande majorité salariés. Constitué comme syndicat professionnel, il mène de nombreuses actions pour la défense des ingénieurs. Il véhicule une idéologie de progrès, mettant au sommet de la société le savant, le technicien et au somment de la hiérarchie des valeurs la science et la raison. Il a été l’une des composantes fondatrices de la Fédération Nationale des Syndicats d’Ingénieurs, en 1937, et par là-même de la C.G.C. (Confédération Générale des Cadres).

57.

ROBERT (J.L.) : Ibidem, p. 147. « Le contenu de cette culture générale reste quelque peu flou quant à son niveau (baccalauréat, diplôme universitaire ?) et à ses disciplines de référence : entre disciplines abstraites (mathématiques pures, latin...), disciplines sociales (histoire, économie, psychologie) et disciplines plus concrètes (mathématiques appliquées, langues vivantes...), les adhérents de l’U.S.I.F. se divisent quelque peu, même si disciplines abstraites et humanités semblent les plus prisées. ».

58.

THEPOT (A.) : « L’union sociale des ingénieurs catholiques durant la première moitié du XIXe siècle », L’ingénieur dans la société française, Ed. Ouvrières, Paris, 1985, p. 217. L’U.S.I.C., Union Sociale des Ingénieurs Catholiques, a été fondée en 1892. Son développement s’insère dans le mouvement général de renouveau du catholicisme. Comme dans le cas des mouvements d’action catholique, c’est d’abord vers la jeunesse des grandes écoles que le fondateur de l’union fit porter ses efforts.

Le catholicisme social apparaît à la fin du XIXe siècle. L’encyclique Rerum novarum, parue en 1891, fournit une base doctrinale. Pour remédier aux conflits sociaux « seul le Christianisme peut proposer un remède authentique : que les ouvriers et les patrons chrétiens renoncent à se combattre et persévèrent dans la recherche de rapports harmonieux ; que l’ouvrier honore loyalement son contrat de travail, qu’il respecte les biens privés, qu’il répudie la violence dans ses actes ; que le patron respecte la dignité de ceux qu’il emploie, qu’il distribue le travail en fonction de l’âge et du sexe, qu’il bannisse violence, usure et fraude de toute ses actions... »

59.

ALQUIER (R.), PY (P.) : L’ingénieur, Les grandes écoles, accès, formation, orientation, carrières, La Documentation Pratique, Paris, 1979, p. 615.

En 1929, les associations d’anciens élèves et les sociétés d’ingénieurs se regroupent au sein de la Fédération des Associations, Sociétés et Syndicats Français d’ingénieurs (F.A.S.S.F.I. qui deviendra, en 1957, la Fédération des Ingénieurs Diplômés, F.A.S.F.I.D.), « pour servir les intérêts généraux des ingénieurs, en supprimant l’esprit de classe et l’isolement social ».

60.

DELAMARE (D.) : « Les débuts de la Fédération des Associations et Sociétés Françaises d’Ingénieurs Diplômés », GRELON (A.) (sous la dir.) : Les ingénieurs de la crise, Éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1986, p. 163.

61.

ibidem, pp. 163 - 164.

62.

LAFFITTE (P.) : « Qu’est-ce-qu’un ingénieur ? », Les écoles d’ingénieurs en France, Notes et études documentaires, La Documentation Française, Paris, 1973, n° 4045 - 4047, p. 12.

63.

ALQUIER (R..), MIROCHNIKOFF (Y.) : « L’outil Commission du Titre », Cahiers du CEFI, 1985, n°12, pp. 12-15.

64.

RIBEILL (G.) « Une institution quinquagénaire : La Commission des Titres d’Ingénieurs. Évolutions et permanences », GRELON (A.) (sous la dir.) : Les ingénieurs de la crise, Paris, Éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1986, p. 227.

65.

RIBEILL (G.) : op. cit., p. 234.