1.2.4 - La montée des cadres

Le trait d’union entre les ingénieurs est la référence au titre, mais il ne peut constituer à lui seul les éléments d’une identification sociale. Par l’intermédiaire des mouvements, qui se sont développés dans les années trente, rassemblant des cadres et des ingénieurs, s’exprimeront leurs aspirations et revendications et la recherche d’un modèle d’identification sociale.

En 1936, c’est parmi les ingénieurs d’usine que se constitue la thématique, aujourd’hui routinière, des « cadres mal aimés », écrit Boltansky. L’existence de ce groupe est liée à la création des écoles d’application qui sont centrées sur la formation technique. Il représente une position intermédiaire entre les « gadzarts », ingénieurs diplômés des Arts et métiers, à qui sont confiées les tâches d’encadrement direct des ouvriers, et les ingénieurs des Corps de l’Etat, issus de la grande bourgeoisie, occupant les postes de décision dans les échelons les plus élevés de la hiérarchie. Avec la crise économique, ces ingénieurs, recrutés dans des catégories sociales moyennes et souvent modestes, voient leur statut se détériorer66. Les diverses associations et syndicats d’ingénieurs, qui sont parvenus à s’entendre pour la défense du titre, poursuivront leur action après la promulgation de la loi, en particulier pour réclamer un plus fort contingentement des promotions. Cependant, en raison de l’hétérogénéité des écoles et de la diversité des positions sociales des ingénieurs, elles ne parviendront pas à se mobiliser pour une action collective.

‘« Le diplôme est utilisé plutôt comme un principe de division que comme un principe d’unification. »’ 67 La question du diplôme sera sous-jacente aux débats, qui s’instaurent entre 1937 et 1939, ‘« sur la question de savoir jusqu’où doit aller le regroupement autour des ingénieurs de ceux qu’on appelle souvent alors les « éléments sains » de l’entreprise, c’est-à-dire, indissociablement, tous ceux qui sont prêts à s’opposer activement aux syndicats ouvriers et les agents qui occupent, dans les entreprises, des positions d’autorité relative : les agents de maîtrise, les agents techniques, les représentants, les chefs de services commerciaux, les comptables, etc., bref, tous ceux qui, sans posséder le diplôme d’ingénieur ni être investis du titre, occupent des positions et sont dotés de dispositions qui les incitent à s’aligner sur les positions et sur les prises de position des ingénieurs. C’est précisément cet agrégat dispersé, sans homogénéité, sans organisation, sans identité et, jusque-là, sans nom, que l’on commence à désigner sous le terme vague de « cadre » en jouant sur le flou de la désignation qui permet d’éviter de poser à tous propos la question de savoir qui doit être inclus et qui doit être exclu du champ de mobilisation qui se forme alors autour des ingénieurs. »’ 68

Cette notion sera de plus en plus utilisée par les ingénieurs eux-mêmes pour se définir. En 1937, les syndicats de cadres se rassemblent au sein de la Confédération générale des cadres de l’économie (C.G.C.E.). Puis, avec le gouvernement de Vichy, la catégorie « cadre » aura une existence légale. Il se développe, alors à cette période, une importante littérature pour célébrer les qualités et vertus de l’ingénieur. Les thèmes défendus par l’U.S.I.C.69, dans les années trente, seront largement repris.

A la Libération, la Confédération générale des cadres, héritière de la C.G.C.E., poursuivra le mouvement de regroupement des cadres autour des ingénieurs. Elle s’appuiera essentiellement sur la thématique corporatiste développée avant la guerre, mais elle se trouvera rapidement en décalage par rapport à l’entreprise de modernisation de la société. Son action sera surtout tournée vers la défense des intérêts professionnels des cadres avec, en particulier, l’instauration d’un régime de sécurité sociale et de retraite spécifiques. Dans la France d’après-guerre, les représentations sociales du cadre se sont profondément modifiées. Le modèle de l’ingénieur meneur d’hommes, conseiller de la direction, se référant aux valeurs d’ordre et d’autorité, disparaît au profit d’une conception du cadre ouvert, ayant le sens des relations humaines, dynamique, tourné vers l’avenir.

Notes
66.

Les liens entre origine sociale et destinée scolaire, en particulier pour les écoles d’ingénieurs ont été plusieurs fois confirmés, notamment par les travaux de Bourdieu (P.) et al. : La reproduction, Éditions de Minuit, Paris, 1978, 279 p., La Noblesse d’État, Grandes écoles et esprit de corps, Éditions de Minuit, Paris, 1989, 568 p., Shinn (T.) : « Des Corps de l’État au secteur industriel : genèse de la profession d’ingénieur. 1750 -1920, Revue Française de sociologie, 1978, n° XIX, pp. 39-71 et Sainsaulieu (R.) : « La sursélection des grands cadres », L’identité au travail, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 1993, pp. 226-228.

67.

BOLTANSKY (L.) : Les Cadres, La formation d’un groupe social, Les Éditions de Minuit, Paris, 1992, p. 125.

68.

BOLTANSKY (L.) : ibidem, p.126.

69.

THEPOT (A.) : « L’union sociale des ingénieurs catholiques durant la première moitié du XIXe siècle », L’ingénieur dans la société française, Ed. Ouvrières, Paris, 1985, p. 224.

En 1913, le cardinal Amette, s’adressant aux ingénieurs catholiques déclarait « Etudiez les applications de votre foi à la société, aux questions sociales qui préoccupent tant de nos jours ; prenez pour modèle cet illustre Le Play...qui a été, lui, sinon ramené à la foi, du moins raffermi dans la foi pratique par la contemplation des applications de la foi à la vie sociale ».

En 1937 encore, lors d’une conférence prononcée le 19 Décembre au Creusot, l’ingénieur Brault de Bournonville, présentant un programme d’études pour les jeunes ingénieurs, recommandait à ceux-ci l’étude de la sociologie : « Mais de la sociologie sérieuse, pas de ce magma enseigné sous ce nom par les instituteurs et qui n’est qu’un pâle reflet de Durkheim, mais de la sociologie scientifique, celle inaugurée par ce grand ingénieur que fut Le Play et continuée par l’abbé de Tourville » et il ajoutait qu’il considérait l’étude de la sociologie comme une discipline « presque aussi nécessaire à l’ingénieur que la résistance des matériaux ».

BOLTANSKY (L.) : op. cit., p. 234.