1.3.1 - L’émergence du profil de l’ingénieur généraliste

La France de la Libération aborde la reconstruction de son économie avec un double objectif : augmenter la productivité et la production. Dans un contexte, qui est celui de l’exode rural, de l’industrialisation, de l’évolution des techniques et de la démocratisation de l’enseignement, les pouvoirs publics soutiennent une politique visant le développement des écoles d’ingénieurs.

Dans un premier temps, l’État s’engage, en 1947, dans la création de nouvelles écoles, les Écoles nationales supérieures d’ingénieurs (E.N.S.I.). Nées de la fusion d’écoles d’ingénieurs et d’instituts universitaires, elles sont rattachées aux facultés des sciences. Le modèle retenu est celui de l’ingénieur tourné vers les applications de la science. Par ailleurs, le niveau des arts et métiers est renforcé. La quatrième année, rendue obligatoire, est consacrée à la constitution d’un projet d’études qui prépare les cadres à être rapidement opérationnels. Pour répondre au souci d’élargir le recrutement au niveau des bacheliers, sont fondés les Instituts Nationaux des Sciences Appliquées. L’I.N.S.A. de Lyon a été créé en premier et habilité en 1957. Ainsi, de 1961 à 1963, quatorze écoles ont été ouvertes ; de 1969 à 1971, le rythme de création est de quatre écoles par an.70 Ces créations sont soutenues par l’idée que l’augmentation de la qualification de l’encadrement est favorable à la croissance économique, thème qui, dès les années cinquante, fait l’objet d’un consensus. L’apogée des ingénieurs, étroitement liée à la croissance économique des Trente Glorieuses, s’appuie sur la conviction largement partagée que progrès technique est égal à progrès social.

‘« Cette période correspond à l’alliance de la technique et de l’État. Il y a triomphe d’une image de l’ingénieur : l’idée que le bien commun coïncide avec le progrès de la connaissance appliquée de la production qui doit entraîner l’élévation du niveau de vie. Voilà l’idée de progrès. L’idée de l’ingénieur a été, jusqu’aux années 70 étroitement liée à la croyance au progrès, croyance partagée par la grande majorité de la population française. »71

D’une autre point de vue, c’est la période où le statut de l’ingénieur se banalise. Les ingénieurs deviennent des « cadres » spécialisés dans la technique. Le développement rapide des sciences et des techniques renouvelle les liaisons entre théorie et pratique et les oblige à un recyclage permanent des connaissances. Ils sont sollicités pour exercer, notamment, des tâches de gestion, de commercialisation et d’encadrement. Les progrès technologiques et les aléas de la vie industrielle rendent leur carrière de plus en plus soumise à leur possibilité d’adaptation et au renouvellement de leurs compétences. Il est alors nécessaire que la formation initiale prenne un caractère plus général. Les écoles d’application vont chercher à élargir leur créneau de manière à ne pas être prisonnières de leur spécialité, surtout lorsque celle-ci est liée à une activité industrielle sur le déclin. Elles diminueront le temps passé en atelier au profit d’activités de laboratoire, articulées autour de la recherche fondamentale ou appliquée72. Certaines prolongeront le temps de la scolarité, de manière à introduire l’enseignement et la pratique de la recherche.73

La nécessité d’une réflexion sur les Grandes Écoles et leur devenir tend à s’imposer. En 1957, la F.A.S.F.I.D. se regroupe avec les sociétés scientifiques et industrielles (I.C.F. et U.A.S.I.F.) au sein d’une confédération, le Conseil National des Ingénieurs Français (C.N.I.F.), pour représenter l’ensemble des ingénieurs français auprès des pouvoirs publics. En 1961, le gouvernement crée une commission chargée de définir les conditions de développement, de recrutement, de localisation et de fonctionnement des écoles.

Le groupe74, faisant le recensement des besoins des industriels en cadres, note une demande générale de cadres diplômés autres qu’ingénieurs. Sensible à l’argumentation patronale, il en viendra à proposer une formation commerciale et socio-économique, sans que pour autant cet enseignement se fasse au détriment de la spécificité de la formation à la fonction d’ingénieur. Il fait ressortir une demande forte en ingénieurs de « formation scientifique générale », garante des capacités d’adaptabilité, alors qu’auparavant les écoles avaient surtout répondu au besoin d’ingénieurs de fabrication. Il souligne la nécessité du travail en groupe75 et l’importance des stages en entreprise, de manière à former des ingénieurs qui soient prêts à s’insérer dans la collectivité dans laquelle ils auront à travailler. La pratique des stages sera officialisée par un décret, en 1963.

Les travaux de J. P. Thuillier indiquent que la plupart des écoles ont adopté la même formule. Le stage de première année initie l’élève-ingénieur aux réalités du travail ouvrier, celui de deuxième année est effectué comme technicien, et celui de dernière année comme ingénieur. Il se termine par un mémoire de fin d’étude, qui permet d’apprécier sa capacité de mobiliser sa compétence scientifique au service d’une réalisation concrète.

Il suggère de limiter le nombre de matières enseignées à l’essentiel et d’amplifier l’orientation des élèves vers la recherche. Par ailleurs, il montre la nécessité de l’éducation permanente ou continue pour le renouvellement des connaissances.

La commission en conclut à la nécessité de l’évolution des effectifs, mais la grande question qui est soulevée, écrit Grelon, est essentiellement : quelle formation et pourquoi faire ?

Notes
70.

Guide de l’Etudiant : Annuaire national des écoles d’ingénieurs, 1988, p. 12.

71.

TOURAINE (A.) : « De l’ingénieur au gestionnaire de la production », La formation supérieure des ingénieurs et cadres, Colloque UNESCO, 1994, Ed. Jean Michel Place, Paris, 1995, p. 55.

72.

THUILLIER (J.P.) : « Les images de l’ingénieur depuis 1945 dans la région du Nord » ; THEPOT (A.) : L’ingénieur dans la société française, Ed. Ouvrières, Paris, 1985, p.206.

73.

SHINN (T.) : « Des sciences industrielles aux sciences fondamentales. La mutation de l’Ecole supérieure de physique et chimie (1882 - 1970) », Paris, Revue Française de sociologie, 1981, n° XXII, p. 177.

74.

Parmi ses membres, le groupe compte Bertrand Schwartz, directeur de l’Ecole des mines de Nancy. En 1957, il réforma l’Ecole de Nancy. Son point de vue est exprimé dans la revue Esprit n° spécial, mai - juin 1964, pp. 1018 - 1030. « Un ingénieur aujourd’hui ne peut avoir les mêmes caractéristiques qu’il y a 50 ans. A cette époque, les techniques - prenons le cas de la mine ou de la sidérurgie - étaient simples. Avec un peu de bonne volonté et de bon sens, un ingénieur pouvait exercer très correctement son métier de technicien. Celui-ci ne constituait qu’en une mise au point lente et régulière de sa technique. S’il avait déjà une mission de commandement celle-ci était relativement plus simple qu’aujourd’hui... Les problèmes humains n’avaient pas l’acuité ni l’importance qu’ils ont actuellement. En quelques années, une véritable mutation s’est produite. La spécialisation est nécessaire. Mais encore plus nécessaire sont les capacités de l’ingénieur à apprendre sans cesse du nouveau, à s’adapter, à se renouveler, à poursuivre toute sa vie sa formation et son instruction. Mais à cette transformation de sa mission de technicien se sont développées deux missions : celle de chef qui exerce un commandement, celle d’instructeur qui forme son personnel. Ces deux missions sont très lourdes. Elles nécessitent toutes deux de très grandes qualités et des qualités qui s’acquièrent. Enseignement de sociologie, psychologie, sciences humaines, organisation et simplification du travail, sciences économiques, expression écrite ou orale deviennent aussi indispensables à l’ingénieur moderne que les enseignements classiques des sciences ou de techniques. »

75.

« Résumé du rapport du groupe d’études des Grandes Ecoles - Rapport Boulloche », Revue Esprit, 1964, n° 328, pp. 1031-1048.

Le groupe estime que le nombre de matières enseignées doit être limité à l’essentiel (5 à 6 matières par an) et qu’en particulier l’horaire de présence ne doit pas dépasser 25 heures par semaine. Il propose de remplacer le cours magistral par de petites classes de 15 à 30. Il suggère d’amplifier l’orientation des élèves vers la recherche.