1.3.2 - La sociologie : une discipline entre recherche et action

Au cours des années cinquante et soixante, l’évolution économique, la restructuration des entreprises et la prise de conscience de l’importance des relations humaines dans l’entreprise vont susciter un intérêt pour les sciences sociales.76 Ce sont surtout l’économie, la sociologie et la psychologie qui figurent comme des disciplines de pointe. Elles sont sollicitées, en particulier, pour leur contribution possible au développement de l’économie. Cette demande sociale forte va rapidement soulever la question des liens de ces disciplines avec l’action et plus largement, avec le pouvoir. La sociologie se trouve directement touchée par ces questions.

En France, la sociologie est née avec Auguste Comte. C’est en 1822 qu’il envisage le développement d’une physique sociale, qui ait pour modèle les sciences de la nature. Cette nouvelle science est présentée dans un ouvrage dans lequel A. Comte expose la plupart des thèses reprises ultérieurement : « Plan des Travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société ». Son objet propre est l’étude des phénomènes sociaux, qu’il convient d’appréhender dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques ou physiologiques77. A l’instar des disciplines positives, elle doit s’astreindre à l’observation rigoureuse des faits, seule base solide des connaissances humaines. La méthode comparative et la méthode historique en sont les procédés heuristiques. Pour A. Comte, la méthode de rationalité scientifique est fournie par la méthode hypothético-déductive, éprouvée dans les sciences de la nature. Son but étant d’établir des lois, la sociologie ne peut progresser qu’en utilisant le raisonnement inductif et le raisonnement déductif et en prenant dans un même mouvement l’analyse et la synthèse, sans que celle-ci outrepasse les données de l’analyse.

La finalité de la sociologie, terme forgé en 1839, n’est pas seulement d’observer des concomitances, mais bien de rendre intelligible les phénomènes sociaux, d’en saisir le sens. Cette intelligibilité requiert, comme l’a montré P. Arnaud, deux aspects : la première est son caractère compréhensif, la seconde est sa subjectivité78. La première consiste à penser plusieurs éléments ensemble pour que ceux-ci tendent vers un même but, à la réalisation d’un même projet fondamental. C’est alors qu’apparaît le caractère de subjectivité. Pour comprendre une relation entre deux faits sociaux, il faut être capable de les intégrer à une visée humaine. De ce fait, le sociologue ne se trouve pas dans la même position, par rapport à son objet d’étude, que le chimiste ou l’astronome. Les phénomènes sociaux qu’il observe sont des faits significatifs. Pour les rendre intelligibles, le sociologue ne peut rester étranger à ce qui fait sens pour les acteurs et ignorer les valeurs qui guident l’action. Le fait que l’observation des hommes soit effectuée par des hommes fait prédominer le caractère humain de la science sur son aspect positif.

Selon A. Comte, la sociologie est une science pour l’action, elle a l’action pour but, pour objet et elle est elle-même action. Son intention est de développer une sociologie qui ait une utilité pour l’espèce humaine. Il paraît alors impossible de couper la science sociale d’une vision de l’homme, d’une philosophie sociale. C’est pourquoi l’étude de la réalité sociale doit être replacée « dans le grand phénomène du développement de l’espèce humaine ». Ce développement obéit à la loi des trois états, exposée dans l’ouvrage de 1822 et constitue les prémisses d’une philosophie sociale. Faisant oeuvre simultanément de philosophie et de sociologie, A. Comte a donné l’impression que la science sociale avait pour ambition de produire du sens.

L’ayant mal compris, ses successeurs ont préféré recommencer son oeuvre plutôt que de la poursuivre, écrit P. Arnaud. La discipline s’est professionnalisée et institutionnalisée, tout en étant confrontée sans cesse à la question de la scientificité. La diversité des courants théoriques, les nombreuses recherches empiriques n’aboutissant qu’à des résultats modestes et les divergences quant à sa méthodologie ont ralenti son développement et sa reconnaissance en tant que discipline scientifique. La sociologie n’est pas parvenue à être ‘« ce corpus de l’ensemble des sciences sociales qu’elle ambitionnait d’être depuis le début du siècle »’ 79.

En France, la discipline s’est développée dans les années cinquante dans un contexte où ‘« l’offre et la demande de recherche en sciences sociales sont inséparables des aspirations de la Libération, qui associent le thème de la reconstruction et celui de changement social »’ 80 .

Deux références ont joué un rôle essentiel : la comparaison avec les sciences exactes et naturelles et la référence aux Etats-Unis81. La première fournit un modèle de scientificité tandis que la seconde, par l’intermédiaire des nombreux travaux d’enquêtes, fait apparaître la discipline comme science praxéologique. C’est alors que la question de son utilité sociale a donné lieu à de nombreux débats. Comment relier les champs théoriques et l’utilité de la pratique professionnelle ?

En 1959, lors d’une intervention au colloque de l’Association des sociologues de langue française, Gurvitch précise la nature de la demande sociale.

‘« On attend donc du sociologue - et c’est une demande universelle - indépendamment du régime et du type de structure, de la « compétence technique ». Non pas la compétence technique pour faire une recherche, mais la compétence technique qui permettrait au sociologue de conseiller directement les directeurs d’usines, les administrateurs de trusts et des cartels, les planificateurs et finalement « les hommes de l’appareil » des partis et les grands administrateurs politiques. »82

Cette demande est interprétée de manière divergente par les chercheurs, certains y voyant un danger, d’autres une promesse. La sociologie, en tant que science, est avant tout instrument de connaissance. Mais, comme pour les autres sciences, ses découvertes peuvent être utilisées plus ou moins directement pour l’action, pour éclairer les prises de décision. Les experts en sciences sociales sont, de ce fait, les conseillers du prince et, plus généralement, de tous les décideurs, publics ou privés. Cette situation crée une ambiguïté. La position de chercheur - praticien ne peut être confortable, car les experts en sciences sociales doivent tout d’abord effectuer un travail scientifique rigoureux, pour ensuite se muer en conseillers et suggérer telle ou telle conduite.

Dans les années soixante, l’essor institutionnel de la discipline s’effectue principalement au sein de l’Université et du C.N.R.S.83 Des équipes de recherche se constituent en dehors de l’Université, notamment au sein de la D.G.R.S.T., dans le cadre des études prospectivistes. Les sciences sociales font leur entrée auprès du grand public par la diffusion d’ouvrages et par l’intermédiaire des médias, qui sollicitent leurs représentants en tant qu’experts des problèmes sociaux. Des préoccupations d’ordre professionnel émergent mais, comme le souligne A. Drouard, l’échec du projet de création d’un diplôme d’expert-sociologue en 1964 ‘« montre a contrario l’emprise du modèle universitaire sur les sciences sociales et humaines »’ . 84 La confrontation entre l’offre et la demande de recherche s’est opérée sans éviter les malentendus, écrit encore A. Drouard. Du côté de l’offre, l’analyse désintéressée de la réalité sociale est mise en avant, tandis que, de celui de la demande, on attend que les sciences sociales servent à prendre des décisions.

‘« Des différences de langage et de formation ont gêné, pour ne pas dire freiné, le recours aux sciences sociales. »85

La sociologie n’est pas complètement parvenue à être simultanément recherche théorique et recherche appliquée et à établir le dialogue entre la recherche et l’action.

Notes
76.

LE BRAS (G.) : « Destin de la sociologie », Aspects de la sociologie française, Les Éditions ouvrières, Paris, 1966, p. 13.

77.

ARNAUD (P.) : Sociologie de Comte, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 13.

78.

ARNAUD (P.) : Ibidem, p. 119.

79.

LEVI-STRAUSS (Cl.) : « Histoire et sociologie », Revue de métaphysique et de morale, N° 3-4, 1949, noté par ARNAUD (P.) : op. cit. p. 199.

80.

DROUARD (A.) : « Réflexions sur une chronologie : le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années soixante », Revue française de sociologie, 1982, n° XXIII, p. 61.

81.

DROUARD (A.) : ibidem, pp. 61-62.

82.

DROUARD (A.) : « Perspectives sur les sciences sociales en France à la fin des années cinquante et au début des années soixante », Le développement des sciences sociales en France au tournant des années soixante, C.N.R.S., 1983, p.19.

83.

DROUARD (A.) : « Réflexions sur une chronologie : le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années soixante », Revue française de sociologie, 1982, n° XXIII, pp. 74-78.

Dans les années soixante, sous l’impulsion des pouvoirs publics, l’essor des sciences sociales frappe par son ampleur. En 1958, les sciences humaines font leur rentrée dans les facultés de lettres. La licence de sociologie, créée en 1958, comporte quatre certificats : sociologie générale, psychologie sociale, le certificat d’économie politique et sociale et un quatrième certificat au choix : ethnologie, démographie, géographie humaine, etc.

Par ailleurs, de nombreuses revues sont fondées : Revue française de sociologie, Archives européennes de sociologie, Sociologie du travail, Etudes rurales (1960), Recherches d’économie et de sociologie rurale (1967).

84.

DROUARD (A.) : « Réflexions sur une chronologie : le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années soixante », Revue française de sociologie, 1982, n° XXIII, p. 78.

85.

DROUARD (A.) : « Réflexions sur une chronologie : le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années soixante », Revue française de sociologie, 1982, n° XXIII, p.79.