1.3.3 - L’attitude ambiguë des grandes écoles à l’égard des sciences sociales

Lorsque les écoles d’ingénieurs se sont tournées vers les sciences sociales pour former des ingénieurs, elles se sont trouvées confrontées à plusieurs questions. En particulier, quelle place accorder à des disciplines qui, situées entre recherche et action, n’ont pas le même rapport à leur objet que les sciences expérimentales ?

Une étude des programmes des écoles d’ingénieurs réalisée en 1952 conclut à la grande faiblesse, voire à l’absence totale, de formation administrative, économique et sociale. Cette situation perdurera et trouvera partiellement une solution au profit des écoles de commerce. Parmi les écoles d’ingénieurs, certaines ont été pionnières, comme l’Ecole des mines de Paris, en proposant à leurs élèves un enseignement d’économie et de sciences sociales sous la forme d’une option. Des écoles privées, se référant aux idées développées par le catholicisme social, introduisent un enseignement en sciences sociales, se rapprochant souvent d’une philosophie sociale. Par exemple, H.E.I. introduit un cours sur le marxisme en 1953 et l’I.C.A.M. de Lille s’appuie sur les encycliques Rerum novarum et Pacem in Terris pour amener les ingénieurs à réfléchir sur leur rôle au sein de l’entreprise. L’I.N.S.A. de Lyon, guidé par les réflexions de G. Berger86, directeur de l’enseignement supérieur, inclura d’emblée les sciences sociales dans la formation. Cependant, de nombreuses écoles ne feront pas évoluer leur programme.

Les relations humaines ne sont pas davantage abordées dans la formation. Le plus souvent, ces thèmes sont traités en dehors du cursus, sous forme de conférences et de séminaires. Il s’agit d’une sensibilisation. Rares sont les écoles qui dispensent un enseignement construit sur des bases scientifiques et qui visent l’acquisition de savoirs opérationnels.

Le contexte des années 1970 modifiera la position des ingénieurs dans les entreprises. Celles-ci souhaitent des ingénieurs polyvalents, à qui l’on puisse confier des fonctions comportant un rôle technique et d’encadrement. L’aspect relationnel supplante le commandement, si caractéristique de la fonction du début du siècle. L’ingénieur, de plus en plus amené à travailler en équipes, découvre que l’homme est une composante de l’efficacité technique et que les relations humaines se gèrent. La définition de l’ingénieur donnée par la Commission des Titres, en 1967, traduit cette prise de conscience :

‘« L’ingénieur est un homme dont la tâche est de rassembler et de mettre en oeuvre des idées, des moyens matériels et des hommes, pour réaliser des objets, produits ou projets, susceptibles de sanctions économiques. »87

Le changement de position des ingénieurs dans les entreprises renouvelle la question de l’élargissement du curriculum, afin de disposer de compétences nécessaires à l’exercice du métier. Plusieurs études soulignent un certain décalage entre les compétences acquises et les compétences requises pour exercer une fonction d’ingénieur.

‘« La formation d’origine centrée essentiellement sur la technique complétée progressivement par quelques données de gestion, ne prépare pas les cadres à l’exercice de leur fonction d’encadrement, c’est à dire d’animation d’une équipe. »88

L’absence de formation humaine dans la formation des ingénieurs est fréquemment évoquée et reconnue comme l’un des facteurs du malaise des cadres.89 Toutefois, ce terme rassemble des disciplines très diverses : la communication, l’étude de langues étrangères, la gestion des ressources humaines, etc. La formation en sciences sociales n’est pas identifiée comme une composante à part entière de la formation initiale, mais plutôt comme une ouverture, car les cursus des écoles d’ingénieurs, centrés sur l’acquisition de connaissances techniques et scientifiques, sont construits sur la séparation entre culture scientifique et culture littéraire, ‘« séparation qui se prolonge dans les grandes écoles d’ingénieurs par une attitude ambiguë à l’égard des sciences sociales, considérées comme une sorte d’annexe des humanités, elles-mêmes traitées avec un mélange de respect, d’inquiétude et de mépris : domaine du flou, de l’incertain, du « laïus », cependant utile pour orner des esprits bourrés de nourritures scientifiques »’ 90.

Notes
86.

Gaston Berger a été le fondateur des Instituts d’administration des entreprises (I.A.E.), de l’Institut des sciences sociales du travail et du Centre d’études prospectives (1957).

87.

ALQUIER (R.), PY (P.) : L’ingénieur - rôle, fonctions, carrières, La Documentation Pratique, Paris, 1981, p. 21.

88.

THIERRY (D.) : « Les cadres et l’entreprise », rapport non diffusé, Institut d’Etudes Politiques, Paris, 1977, cité par ROBIN (J.Y.) : Vers une conception de la formation des cadres, Le cas particulier des ingénieurs. Thèse Lyon II, Sciences de l’Education, 1990, Tome I, p. 20.

89.

Conclusion d’une étude effectuée par le Comité d’étude sur la formation des ingénieurs, 1979, citée par ROBIN (J.Y.) : op. cit., p. 33.

90.

DOMENACH (J.M.) : Ce qu’il faut enseigner, Éditions du Seuil, Paris, 1989, p. 133.

Le département « Humanités et Sciences sociales » a été créé à l’Ecole polytechnique en 1972.