1.3.4 - Les savoirs d’action pour former l’ingénieur manager

Dans la France d’après-guerre, de nombreuses personnalités se préoccupent des moyens à mettre en oeuvre pour parvenir à augmenter la productivité91. Plusieurs missions seront organisées aux Etats-Unis, de 1948 à 1953, pour étudier le fonctionnement des entreprises américaines.

‘« Le « retard » économique de la France n’est pas dû à l’insuffisance de sa technologie ou à l’incompétence de ses ingénieurs,...mais les Français ne sont pas conscients du rapport direct qui existe entre un niveau élevé de productivité et l’application de saines méthodes en matière de rapports humains. »92

Ces conclusions rejoignent celles que les experts américains, envoyés en France dans le cadre du Plan Marshall, formulent à l’égard des entreprises françaises, reprochant notamment aux chefs d’entreprise de s’opposer à tout changement constructif, de ne pas laisser suffisamment de responsabilités à leurs subordonnées et de ne pas accorder assez d’importance aux relations humaines.93

L’organisation de nombreux séminaires et conférences permet de faire prendre conscience de ces lacunes à un nombre important de chefs d’entreprises et de cadres. Ce modèle de pensée se diffuse rapidement, car il rencontre les idées et les intérêts d’une avant-garde réformiste.94 Entre la Libération et 1960, sous l’impulsion de l’ A.F.A.P., des cycles de formation à la gestion, au marketing, aux relations humaines95 s’adressent à des cadres en place. L’introduction de cours de gestion, de sciences humaines ou de relations sociales dans les Grandes Écoles est plus tardif.96

Lorsque les entreprises prennent conscience que, pour produire, il faut s’assurer des débouchés et produire à des coûts raisonnables pour le marché, les fonctions commerciales et de gestion prennent plus d’importance. L’organisation du travail se complexifie, la communication au sein des entreprises se développe. A la rationalisation technique de l’entreprise succède la rationalisation sociale, pour reprendre les propos d’Alain Touraine.

Les ingénieurs, dont la fonction n’est plus seulement tournée vers la technique, vont se trouver en concurrence avec les étudiants des écoles de commerce. C’est alors que certaines écoles recommandent aux élèves de compléter leur formation dans ce domaine après une première expérience professionnelle. Des instituts se spécialisent dans la formation complémentaire des ingénieurs : l’Institut européen d’administration des affaires (1959) ou l’Institut d’économie d’entreprise et de formation sociale pour ingénieurs, créé en 1961 au sein du Polytechnicum de Lille. Il ne recrute que des ingénieurs diplômés, l’objectif étant de les transformer en managers. Le Centre d’études supérieures d’économie pétrolière, rattaché à l’Ecole nationale supérieure du pétrole et des moteurs, s’est donné pour objectif de former des ingénieurs, diplômés d’une grande école, à l’économie et aux méthodes de gestion. L’Institut supérieur des affaires est créé en 1969 par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris. Se dessine alors le profil de l’ingénieur à double compétence, l’ingénieur manager, tant recherché par les entreprises.

La formation humaine est jugée indispensable pour un ingénieur qui exerce une fonction d’encadrement, confiée après quelques années d’expérience professionnelle. Débutant dans une fonction à dominante technique, il apprend à connaître les règles et les normes de l’organisation, ce qui lui donne la possibilité d’accéder ultérieurement au poste de responsabilité. L’expérience acquise justifie cette progression. Une formation complémentaire dans le domaine de la gestion des ressources humaines permet alors d’accéder au poste dans de bonnes conditions, c’est-à-dire en disposant à la fois de l’expérience et de nouvelles connaissances et compétences dans le domaine du management. Deux thèmes vont dominer la formation professionnelle des ingénieurs : la prise de décisions et la gestion des ressources humaines. La pratique se trouve confortée par le développement de la formation continue au sein des entreprises (Loi du 10 juillet 1971).

Selon la thèse de Jean-Yves Robin, cette conception s’articule sur les représentations de la formation initiale et de la formation continue et celles qui sont liées au développement de l’adulte. Des approches d’inspirations différentes (humaniste, existentialiste, psychanalytique) montrent que la vie d’un adulte serait marquée par un certain nombre d’étapes.97

‘«En résumé, au cours de l’évolution d’un adulte, de nouvelles qualités naissent, d’autres s’amoindrissent et disparaissent. C’est l’émergence de ces caractéristiques nouvelles qui peuvent rendre davantage sensibles les adultes à certaines questions concernant le sens de la vie, le rôle que nous pouvons confier aux autres, etc. Nous pourrions donc penser que certains apprentissages ne prennent sens et significations que dans la seule mesure où ils s’enracinent dans l’existence du sujet, caractérisée par toute une histoire expérientielle à l’origine de son développement. »98

La formation initiale repose sur une conception « essentialiste » de l’appropriation et de la transmission des connaissances. Cette conception considère la science, les idées et les lois de la logique comme les plus adéquats pour rendre compte de la réalité de l’existence. C’est, en quelque sorte, une connaissance séparée de l’existence et de l’expérience.99 A l’inverse, l’apprentissage de l’adulte est à la fois contextuel et existentiel. La formation en sciences humaines intervient lorsque l’ingénieur a acquis une certaine expérience professionnelle et est en mesure de s’orienter vers des fonctions en lien avec la gestion des ressources humaines.

Nous assistons à une complexification croissante institutionnelle et professionnelle qui a fait perdre à l’ingénieur sa spécificité technique. Les tâches de gestion d’organisation ou de commercialisation font partie de sa fonction. Cependant, les écoles sont restées distantes par rapport aux sciences sociales, et leur place demeure marginale dans la formation des ingénieurs. Lorsqu’elles figurent dans les programmes, elles ont principalement une fonction d’ouverture et de sensibilisation. Les écoles d’ingénieurs ont préféré conserver la spécificité technique de la formation initiale et reporter dans le temps une formation plus approfondie dans ces disciplines. Des instituts se sont orientés vers ce type de formation. Toutefois, les disciplines à l’honneur sont celles qui permettent l’acquisition de savoirs d’action : la gestion des ressources humaines, la formation à la communication, l’animation de groupe.

La réticence à l’égard de la sociologie s’explique par le développement récent de la discipline ainsi que par ses propres difficultés à se situer entre recherche et action. Lorsqu’elle a été introduite dans les programmes, les objectifs ont été, le plus souvent, limités à une « ouverture d’esprit ».

Au terme de ces analyses, revenons sur la question que nous nous posions au départ : quelle est la place des sciences sociales et, plus particulièrement, de la sociologie, dans la formation des ingénieurs ?

La sociologie ne s’est diffusée qu’au début des années soixante-dix, avec réserve, comme enseignement complémentaire, et de manière différente dans la formation initiale et dans la formation continue des ingénieurs. A cela plusieurs raisons.

La première est d’ordre factuel. Ce n’est qu’à partir des années soixante que l’on assiste, en France, au développement des sciences sociales et à l’augmentation du nombre des usagers de la discipline. Auparavant, malgré des chercheurs éminents, la sociologie est restée, sur le plan institutionnel, une discipline marginale. Les théories et les méthodes d’investigation sont encore loin d’être fixées.

La deuxième peut être inscrite dans un débat sur le rapport entre théorie et pratique. L’historique de la création des écoles montre l’existence d’ingénieurs de conception et d’ingénieurs d’application. Nous avons assisté à une diversification croissante des profils, toutefois les deux grandes tendances demeurent. Les écoles d’application, créées lors du développement industriel, ont une sensibilité plus forte pour la démarche inductive, tandis que la démarche déductive reste caractéristique de la formation des élèves ingénieurs des grandes écoles.

Le statut précaire des sciences de l’homme dans le champ épistémologique permet de comprendre les réticences des écoles d’ingénieurs, qu’elles soient plutôt orientées vers la conception ou vers l’application. Leurs résultats partiels et relatifs, la diversité des courants théoriques et des méthodologies, les frontières entre disciplines pas très bien définies suscitent une attitude prudente de la part des écoles d’ingénieurs vis à vis des recherches sociologiques et cela d’autant plus que le modèle des sciences exactes ou expérimentales se prête aisément aux exposés didactiques et aux exercices d’application, ce qui n’est pas le cas des disciplines qui n’ont pas à transmettre de « vérités indiscutables ».

La troisième peut être rattachée au rapport entre les écoles d’ingénieurs et les systèmes de valeurs. Là encore, jusque dans les années soixante-dix, l’image de l’ingénieur qui prévaut dans la société est associée à l’idée de progrès ; progrès des sciences et des techniques, qui entraînent l’amélioration des conditions de vie. Cette croyance dans le progrès, la technique et le rationalisme se trouve au coeur de la formation des ingénieurs. Dans ce contexte, une discipline montrant la multiplicité des acteurs, qui révèle la structure des rapports sociaux et des pouvoirs, risque de déstabiliser. Elle n’a pas d’utilité pratique pour l’ingénieur, car elle va à l’encontre d’idéaux qui servent de guide pour l’action.

Les écoles, qui se réfèrent à la doctrine sociale de l’Eglise catholique vont chercher à transmettre la conception chrétienne de l’homme, afin que les ingénieurs puissent conduire leur action en référence à celle-ci. Certaines dispenseront des enseignements de philosophie sociale, auxquels sont parfois associés des enseignements de sociologie.

Enfin, pour former l’ingénieur manager, les écoles ont choisi de reporter les sciences humaines dans la sphère de la formation professionnelle continue, considérant que quelques années d’expérience professionnelle rendent l’ingénieur plus réceptif à la dimension humaine de l’action. Les ingénieurs, appelés à des fonctions d’encadrement, auront besoin de savoirs d’action, qui leur permettent d’acquérir de nouveaux savoir-faire et de se forger des opinions sur les attitudes à adopter en cas de conflits, sur la manière de conduire des réunions et sur l’animation des groupes. Ce sont les disciplines liées à ces savoirs qui figureront dans les programmes de formation continue s’adressant aux futurs cadres.

L’approche socio-historique de la formation des ingénieurs montre que les curricula, produits sans cesse menacés et sans cesse contestés, sont l’objet d’enjeux sociaux. Les variations ne peuvent être comprises en dehors des changements sociaux, mais elles ne sont pas de simples adaptations. Elles résultent de négociations entre différents groupes sociaux. Le rapport théorie pratique, souvent considéré comme un donné et comme allant de soi, apparaît comme le fruit de multiples réinterprétations et se révèle comme socialement construit.

Notes
91.

En 1948, est créé, au Commissariat général au Plan, un groupe de travail sur la productivité, présidé par Jean Fourastié. Il aboutira à la création de l’Association française pour l’accroissement de la productivité (A.F.P.A.).

92.

BOLTANSKY (L.) : op. cit., p. 159.

93.

Idem, p. 162.

94.

Ibid., p.165.

95.

Ibid., p. 189.

Par exemple, la Chambre de commerce de Paris fonde le Centre de préparation aux affaires. La Chambre de commerce de Lille crée le Centre d’études des problèmes industriels. L’Association nationale des chefs du personnel diffuse un système de « cercles d’étude à l’usine » et organise des dîners - débats sur les relations de travail, etc...

96.

Ibid., p. 190.

97.

ROBIN (J.Y.) : op. cit., « Chap. 3 : Les étapes de la vie professionnelle d’un cadre », pp. 44 - 82.

98.

ROBIN (J.Y.) : op. cit., p. 86.

99.

ROBIN (J.Y.) : op. cit., pp. 88 - 89.