2.1.2 - Des écoles privées pour former l’élite de la profession agricole

Sous la Troisième République, à l’initiative des syndicats agricoles, de la Société des agriculteurs de France135 et des congrégations religieuses, l’enseignement agricole privé va se développer afin de procurer aux fils d’agriculteurs un minimum de formation technique. L’Institut agricole de Beauvais et les Ecoles d’agriculture d’Angers et de Purpan ont été fondés en vue de former l’élite rurale chrétienne nécessaire à l’avenir économique et moral du pays136. Les modalités de constitution des établissements supérieurs privés sont précisées par la loi en 1875.

L’école la plus ancienne est l’Institut agricole de Beauvais, créé en 1855 par les frères des écoles chrétiennes. L’initiative en revient à L. Gossin137, à E. de Tocqueville et au frère Menée. Les échanges de vue entre ces trois hommes les amènent à conclure : ‘« pour que l’agriculture soit prospère, il faut qu’elle cesse de se vider de sa substance humaine la meilleure à cause de l’enseignement tel qu’il est donné dans les écoles, lycées et séminaires. Il faut qu’un enseignement scientifique et technique puisse être donné en plus des études classiques, tout au moins aux fils d’agriculteurs. » ’ 138

Les fondateurs souhaitaient que la profession agricole ait une élite qui puisse prendre l’initiative du progrès agricole et sorte les ruraux de l’état médiéval dans lequel ils se trouvaient. Pour cela, il fallait des professeurs qualifiés, c’est pourquoi ils décidèrent alors d’ouvrir un Institut Normal Agricole. Afin qu’il ait un impact national, le projet sera soumis au ministère. Celui-ci lui apportera son aide par l’octroi d’une subvention annuelle.

L’institut a pour but de donner l’instruction théorique et pratique aux jeunes gens qui désirent embrasser la carrière agricole ou se préparer au professorat agricole. L’enseignement est envisagé en lien avec le fonctionnement d’une exploitation agricole. Le premier programme détaillé, rédigé en 1888, indique que théorie et pratique sont en étroite interdépendance.

‘« Dès le début, cours théoriques prévus dans un programme très complet et applications pratiques marchent de pair, se soutiennent et se vivifient mutuellement. »139

La durée des études est de trois ans, mais l’insuffisance des connaissances des élèves conduira rapidement à la création d’une année préparatoire (1861).140 Les conditions d’admission sont à peu près les mêmes que pour les écoles régionales.

La devise de l’Ecole « Cruce et Aratro » manifeste clairement l’esprit dans lequel est envisagée la formation technique. ‘« Celle-ci doit être tout imprégnée de christianisme et illuminée par la foi. » ’ 141

Après 1883, l’école se développera de façon autonome, sous le patronage de la Société des agriculteurs de France. L’effectif s’accroît régulièrement, passant de 11 élèves en 1886, à la centaine en 1895, puis 140 en 1906. Après 1912, elle délivre un diplôme d’ingénieur en agriculture. En 1921, elle est reconnue comme établissement rattaché à l’Institut catholique de Paris.

‘« A partir de cette date, jusqu’en 1938, une commission spéciale de l’Institut catholique examine les connaissances socio-religieuses des élèves qui concourent pour un prix spécial en l’honneur du sociologue Frédéric Le Play. »142

La Compagnie de Jésus prend une part active à l’éducation de l’élite de l’agriculture par la création de deux facultés agricoles, au sein des instituts catholiques, à Angers en 1898 et à Purpan en 1919. Bien qu’exprimées en des lieux et des moments différents, les intentions des fondateurs se rejoignent. Ils souhaitent enrayer l’exode rural et former les cadres dont l’agriculture a besoin pour assurer son développement.

En 1898, le R.P. Vétillart présente devant la commission d’enseignement des agriculteurs de France, un projet d’organisation de l’enseignement supérieur agricole à l’Université catholique d’Angers.

‘« Le but est de former des élites naturelles d’une manière différente de l’Agro. Les jésuites veulent démultiplier l’approche scientifique de l’agriculture avec une vision sociale et politique proche de l’idée qu’ils se faisaient de l’agriculture. Le projet de création de l’école s’inscrit dans le projet de former des cadres catholiques dans toutes les professions. Cela s’appuie sur l’encyclique Rerum Novarum qui met en avant l’idée que les chrétiens doivent agir dans la société pour la transformer. Les jésuites cherchent à former des cadres ayant un savoir-faire de type scientifique et une culture conforme à la doctrine de l’Eglise. »143

Avec l’appui des syndicats professionnels, l’école ouvre, en 1899, avec six élèves. Les études, prévues sur une durée de quatre ans, comportent deux années de formation scientifique et deux années d’enseignement agronomique. Par ailleurs, des enseignements de philosophie sociale sont dispensés aux élèves, de manière à les préparer à leur action sur le terrain.

‘« L’enseignement à l’Ecole comprendra des cours d’organisation sur l’Etat, les grands courants de pensée. Le Play constitue une référence importante. L’enquête de terrain s’inscrit dans la pédagogie. Le voyage d’études et l’enquête constituent des méthodes de connaissance. »144

Jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, l’école se développe lentement. Le recrutement se fait parmi les enfants des familles aristocratiques et les effectifs resteront modestes (moins de trente élèves par promotion). Ce n’est qu’après la guerre que l’école connaît une période plus faste, notamment par l’intermédiaire des cours du soir et des cours par correspondance, qui mobilisent les enfants d’une agriculture essentiellement moyenne.145

En 1917-18, le projet de l’école supérieure d’agriculture de Purpan est conçu par le P. Dubruel, avec des visées analogues à celles de Beauvais et d’Angers.

‘« A la fin des hostilités, il y aura certainement un retour à la terre. Il importe que l’Eglise s’intéresse à ce mouvement si avantageux au bien des âmes comme à l’avenir du pays. On prévoit l’extension de la petite propriété où se pratiquera la polyculture... Alors se développera une classe moyenne rurale qui peut prospérer et rendre de grands services, à condition que des hommes plus influents exercent un rôle social et de soutien et d’encadrement. »146

C’est en vue de la formation d’une élite professionnelle, de « chefs », que la section agricole de l’institut catholique de Toulouse a été imaginée. Les finalités de l’établissement ont alors été définies :

‘«  Il faut que le chef soit un technicien,(...), mais un technicien pur ne suffit nulle part à la tête d’une grande affaire, en agriculture moins qu’ailleurs. Il faut qu’il soit un homme, capable de gouverner des hommes(...) Il faut qu’il soit un chrétien. » 147

De là découlent les caractéristiques et les contenus du programme de l’enseignement. Celui-ci associe ‘« une formation technique sérieuse, une formation générale un peu supérieure, une formation sociale élémentaire, une formation morale parfaite et une formation religieuse très haute »’ 148 .

Pendant plusieurs années, le nombre d’élèves ne sera pas très élevé (de 12 à 25) et les fruits ne seront pas à la hauteur des attentes. En revanche, la réussite des écoles d’Angers et Beauvais sera de nature à encourager l’action des jésuites.

‘« Sur le terrain technique comme sur le terrain social, les anciens élèves de Beauvais et d’Angers sont au premier rang et le catholicisme français a trouvé en eux des apôtres et des représentants éminents. La jeune Ecole de Purpan peut fonder les mêmes espérances sur un nombre déjà important d’élèves et ceci dans une région où la déchristianisation a fait, hélas, de grands progrès et où, par conséquent, il est plus nécessaire que jamais de créer une élite catholique. »149

Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que l’Ecole parvint à se développer, en épousant le mouvement de modernisation de l’agriculture. Son impact sur l’agriculture régionale sera davantage lié à la création des études agricoles par correspondance150, en 1921, à l’instar de la réalisation de l’union des syndicats du sud-est (1913), dont le succès ne cesse de s’affirmer. Ainsi, l’influence de l’Ecole peut atteindre la masse des agriculteurs non moins que l’élite.

Si l’on cherche à établir un bilan chiffré de l’enseignement supérieur agricole mis en place jusqu’à la moitié du XXe siècle, on peut observer sa stabilité et ‘« la quasi-stagnation du nombre des ingénieurs formés, de l’ordre de 500 par an. Mais la pénurie de cadres supérieurs féminins apparaissait encore plus sérieuse... Comparativement aux Pays-Bas, au Danemark et à la République d’Allemagne, nous aurions dû avoir à l’époque au moins cinq fois plus d’élèves dans notre enseignement supérieur. »’ 151

Les ingénieurs agronomes sont formés pour répondre aux besoins de l’Etat, besoins qui sont quantitativement peu élevés. Au sein des écoles régionales, les ingénieurs en agriculture acquièrent une formation spécialisée, associant enseignement scientifique et technique et applications pratiques, mais leurs missions ne se différencient pas nettement de celles des ingénieurs agronomes. Dans l’ensemble, les carrières sont peu diversifiées. Les initiatives de l’enseignement privé, datant de la fin du XIXe siècle, visent la formation technique, humaine et religieuse des responsables de la profession agricole, mais leur contribution à l’enseignement supérieur reste modeste.

Jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, les ingénieurs n’auront pas de liens très développés avec l’ensemble des agriculteurs. La formation est tournée vers la recherche et l’amélioration des techniques agricoles, mais elle apparaît en rupture avec le savoir-faire des paysans. La recherche appliquée est à peu près inexistante. Il n’y a pas eu, pour le monde agricole, de phénomène équivalent à la création des écoles d’application qui se sont développées sous la Troisième République pour répondre aux besoins de l’industrie. Le monde des ingénieurs et celui des paysans s’ignorent. Les savoir et savoir-faire de l’ingénieur, par l’approche scientifique des phénomènes naturels, se distinguent radicalement de ceux des paysans du XIXe siècle et de la première moitié du XX e siècle.

L'importance des connaissances scientifiques et de la théorie dans la formation des ingénieurs agronomes les rend proches de ceux des grandes écoles, mais la distinction entre ingénieur de conception et ingénieur d'application ne peut être établie pour le secteur agricole. Les établissements ont en commun le souci de lier théorie et pratique. La différence la plus forte porte sur le caractère confessionnel des écoles privées. Toutefois, parce qu'elles sont rattachées à des congrégations religieuses différentes, elles ne constituent pas un ensemble homogène quant à leur méthode d’enseignement. Seule une analyse plus détaillée des programmes de formation permettrait d'approfondir cette question.

Les sciences sociales ne font pas partie des enseignements, à l’exception des écoles privées. Elles sont mises au service du projet éducatif des établissements, la formation d’une élite chrétienne capable d’agir sur le terrain et de se mettre au service des autres. La référence à F. Le Play constitue une référence commune et relie la sociologie à la philosophie sociale.

Notes
135.

« Servir l’Agriculture, mais ne pas s’en servir. », Institut Agricole de Beauvais, 1855-1955, Centre de Documentation de l’I.S.A.B. 1955.

La Société des Agriculteurs de France a été fondée en 1868. « Elle groupe dès le début l’élite rurale du Pays. Son but est de défendre et de promouvoir l’Agriculture sur tout le territoire, en toutes circonstances qui se présentent et en dehors et au dessus des partis politiques. Jamais, elle ne s’écarta de la règle généreuse formulée par son fondateur, en 1877.

136.

Frère J.B. GAGNE : Les origines de l’Institut Agricole de Beauvais et de la Société des Agriculteurs de France, Beauvais, 1964, 20 p.

137.

L. GOSSIN a été l’un des premiers élèves d’Auguste Bella, à l’Ecole de Grignon.

138.

« La fondation », Association des Anciens élèves de l’Institut supérieur agricole de Beauvais, I.S.A.B., Beauvais, 1978, p. 5.

139.

Institut Agricole de Beauvais, 1855-1955, Centre de Documentation de l’I.S.A.B., 1955.

140.

« Règlement de l’Institut Agricole - 1888 », Institut Agricole de Beauvais, 1855-1955, op. cit.

A son entrée, chaque élève subit un examen devant la Commission des études. Les titulaires du Diplôme de Bachelier peuvent être admis en qualité d’élève de deuxième année. Au terme de leurs études, les élèves obtiennent le Brevet de capacité agricole. Ceux qui se destinent au Professorat subissent un nouvel examen sur toutes les matières de l’enseignement et doivent donner une leçon orale. Par ailleurs, dans un délai fixé, ils doivent soutenir une thèse agricole.

141.

« Quelques aperçus de la Route Chrétienne », Institut Agricole de Beauvais, 1855-1955, op. cit.

142.

  « De la période de fondation à aujourd’hui », Association des Anciens élèves de l’Institut supérieur agricole de Beauvais, I.S.A.B., Beauvais, 1978, p. 19.

143.

Entretien n° 1, 1996.

144.

Entretien n° 1, 1996.

145.

SOUYRIS (A.) : Le C.E.R.C.A. : Spécificité pédagogique, 1927 - 1960, Thèse Sciences de l’Education, Lyon II, 1984, p. 54.

Le C.E.R.C.A. et la J.A.C. furent fondés par le Père Foreau, Jésuite, Directeur des Etudes à l’Ecole Supérieure d’Agriculture d’Angers, enseignant d’économie sociale.

146.

SOUYRIS (A.) : op. cit., p. 46.

147.

« Enseignement et Formation des étudiants », Histoire de l’Ecole Supérieure d’Agriculture de Purpan 1919-1977, E.S.A., Toulouse, Edition 1996, p.112.

148.

ibidem.

149.

RENDU (A.) cité par Père GENSAC (H.) de : Histoire de l’Ecole Supérieure d’Agriculture de Purpan 1919-1977, E.S.A., Toulouse, Edition 1996, p. 46.

150.

GENSAC (H.) de : Histoire de l’Ecole Supérieure d’Agriculture de Purpan 1919-1977, E.S.A., Toulouse, Edition 1996, p. 33. Les jeunes qui suivent les Etudes par correspondance, sont groupés en cercle de travail autour du curé de la paroisse et bénéficient de conseils techniques donnés par les anciens.

151.

CHATELAIN (R.) : op. cit., p. 17.