2.1.3 - L’agriculture : une activité à caractère artisanal

Le faible développement de l’enseignement agricole peut être mis en perspective avec la situation de l’agriculture, sa place et son rôle dans la société. Tout au long du XIXe siècle la révolution technique, qui a bouleversé la production industrielle, a faiblement touché le monde rural.152 Longtemps isolé, celui-ci est resté à l’écart des diverses transformations qui ont affecté la société française.

Au cours d’une période qui va de la moitié du XIXe siècle à la première guerre mondiale, la production agricole augmente lentement (environ un pour cent par an), progression moindre que celle des pays voisins.153 Le monde rural connaît l’exode, lié à l’appel de main d’oeuvre provoqué par la révolution industrielle. Ce sont d’abord les industries rurales qui disparaissent, puis les journaliers ne disposant pas de terre qui se dirigent vers les villes. L’exode sera surtout lié à la seconde révolution industrielle, mais il est moindre que dans les pays voisins. L’agriculture dispose encore à la fin du XIXe siècle d’une main d’oeuvre importante154, ce qui, de l’avis de certains, est un facteur qui retarda la mécanisation de l’agriculture.

A partir de 1880, les pratiques agricoles évoluent, mais très lentement. Des innovations ont été introduites : la culture de la pomme de terre et de la betterave sucrière, la pratique du chaulage ; mais elles ne concernent pas toutes les régions. De nombreuses améliorations techniques existent, sans être utilisées. Les pratiques agricoles du plus grand nombre des paysans restent des pratiques artisanales, exigeant des connaissances précises des caractéristiques locales et basées sur des savoir-faire transmis d’une génération à l’autre. Les connaissances scientifiques et leurs applications n’ont pas encore transformé les conditions d’exercice du métier, métier où le travail humain compte avant tout. Les paysans préfèrent acquérir leurs terres plutôt que des machines ou des engrais.

‘« L’expérience raisonnée des pratiques agricoles avait conduit à un ensemble de préceptes, de recettes ou de méthodes appliquées à la terre et aux éléments vivants, dont seuls les résultats justifiaient le bien fondé. On n’était pas loin de penser encore, comme Quesnay, que c’était la terre qui produisait, et qu’il fallait la « ménager ». Cette agriculture raisonnée avait produit des effets notables, repoussant, au XIXe siècle, les famines aux confins de l’Europe.
L’agriculture restait cependant un métier artisanal. Les outils utilisés au début du XIXe siècle n’auraient pas surpris des paysans du XIVe siècle, et pour certains même nos ancêtres romains ou gaulois. Ils avaient seulement atteint une diversité et une perfection jamais connues avant, un sommet de l’art peut-être. »155

Les raisons de cette lente diffusion des connaissances scientifiques et techniques auprès du monde agricole sont généralement attribuées à la place et au rôle de l’agriculture dans la société française, notamment sous la Troisième République.

L’enseignement agricole est un ‘« champ de manoeuvre de l’utopie rurale »’ 156, écrit Th. Naudau, le lieu d’affrontement entre républicains et conservateurs. Les discours conservateurs cherchent à sauvegarder les valeurs liées à la condition terrienne et idéalisent le mode de vie des campagnes. Au regard des mutations qui traversent la société française, le monde agricole est, en quelque sorte, garant de la stabilité sociale. C’est pourquoi le thème de la lutte contre l’exode rural est toujours associé à celui sur l’enseignement agricole. Pour les républicains, l’enseignement est le moyen d’arracher les ruraux à l’emprise des forces traditionnelles. En 1884, Jules Ferry déclarait ‘: « La République sera une république de paysans ou ne sera pas. »’ 157

Le problème de l’enseignement agricole n'a donc pas été posé en termes professionnels. ‘« La grande oeuvre républicaine, c’est donc l’école primaire et nullement l’enseignement agricole. »’ 158 Par ailleurs, la politique agricole protectionniste, qui ne fut pas remise en cause par les successeurs de Méline159, ralentit la modernisation de l’agriculture et, par conséquent, compromit le développement de l’enseignement agricole.

Les écoles nationales d’agronomie et les centres de recherche contribuent au développement des connaissances et à leur application à l’agriculture, sans qu’il y ait vraiment, dans le même temps, diffusion des connaissances sur le terrain. La plupart des ingénieurs sont au service de l’Etat, mais ils sont peu nombreux et répartis sur tout le territoire. En 1918, le Génie Rural, qui remplace le service des améliorations, ne compte que 86 ingénieurs.160 Toutefois, sur le terrain, les progrès dans l’organisation des agriculteurs, syndicats, mutualité et coopération, préparent l’avenir161. Les professeurs d’agriculture aident les agriculteurs à s’organiser. Si leurs compétences scientifiques et techniques sont faiblement valorisées, l’action pédagogique et d’animation du milieu rural est prépondérante.

Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, le travail de l’agriculture ne constitue pas encore une profession, au sens moderne du terme. Le poids de la tradition, les caractéristiques du système social ainsi que la situation économique des paysans les empêchent d’être des innovateurs162. Le métier est proche de celui de l’artisan, dans la mesure où la pratique consiste principalement à reproduire un ensemble de savoir-faire, transmis par la génération précédente.

Jusqu’en 1940, le monde rural se trouve en décalage par rapport aux évolutions de la société française, avec une faible pénétration de la mécanisation. Les structures d’enseignement ont ce même décalage, caractérisé par l’absence d’écoles d’ingénieurs d’application. L’enseignement supérieur agricole privé se développe afin de former des ingénieurs capables de soutenir la cause et les intérêts de la Religion et de l’Agriculture. Pour cela, des enseignements de doctrine sociale ou de philosophie sociale font partie intégrante des programmes. Les connaissances scientifiques et techniques disponibles, qui permettraient d’importantes transformations des pratiques agricoles, se diffusent très lentement sur le terrain. L’agriculture reste une activité artisanale.

Notes
152.

BAIROCH (P.) « Dix-huit décennies de développement agricole français dans une perspective internationale (1800 -1980), Economie et Sociologie rurales, 1988, n° 184 - 185 - 186, pp. 13 - 23.

Historiquement, la première révolution agricole est située en Angleterre à partir de 1680-1700. La France a commencé sa révolution agricole vers 1790-1820. Celle-ci est caractérisée par l’amélioration des semences et des animaux, la mise au point d’outillages plus perfectionnés et l’intégration de l’élevage à l’agriculture. La seconde révolution agricole débuta vers les années 1850-1870. Elle est liée à la première phase de la mécanisation du travail agricole et à l’utilisation d’engrais chimiques. Cette seconde révolution est considérée comme peu réussie par la France.

153.

KLATZMANN (J.) : « Economie et vie sociale : de l’autarcie paysanne à la concurrence internationale », Comptes rendus de l’Académie de l’agriculture de France, 1988, vol. 74, n°6, pp. 57 - 66.

154.

BRUNETEAU (B.) : « De Méline à la nouvelle P.A.C., Crises et modèles de développement agricole en France (1892 - 1992) », Paysans, 1992, n°215, p. 16.

Entre 1876 et 1906, la population active agricole augmente, passant de 8 millions à 8,9 millions.

155.

WOLFER (B.) : « Cent ans d’avenir agricole ou le progrès technique et son image du futur », Economie Rurale, 1988, n° 184 - 185 - 186, p. 102.

156.

NADAU (TH.) : « L’évolution de l’enseignement agricole en France et en Allemagne de 1850 à 1914 », Enseignements agricoles et formation des ruraux, Ministère de l’Agriculture, Paris, Colloque 1985, p. 112.

157.

WRIGHT (G.) : La révolution rurale en France, Éditions de l’Epi, Paris, 1967, p. 32.

158.

JOLLIVET (M.) : « Enseignements agricoles et mutations du monde agricole », Enseignements agricoles et formation des ruraux, Ministère de l’Agriculture, Colloque 1985, p. 131.

159.

BRUNETEAU (B.) : op. cit., pp. 15-28.

Jules Méline, en tant que ministre de l’Agriculture, fit voter les premières mesures de protectionnisme agricole, en 1884. Selon Méline, c’est à l’abri d’une protection douanière que pourra s’opérer une adaptation profonde de l’exploitation agricole dans le cadre d’une agriculture devenue « scientifique ». Dans les faits, cette adaptation ne se fera pas. Cette initiative protectionniste est à relier à la demande des industriels, qui sont inquiets de la concurrence étrangère et qui sentent la nécessité politique d’être appuyés par les intérêts agricoles.

p.20. « La politique mélinienne inaugure en effet la politique de « maintenance » en vigueur jusqu’en 1940. Elle consiste dans la mesure du possible à préserver la structure sociale agricole qui a émergé de la crise : le propriétaire-exploitant « moyen » de 10 ha environ, et à maintenir un certain type de rapport entre agriculture et société. »

160.

DUBY (G.), WALLON (A.) : op. cit., pp. 416 - 417.

Le service des améliorations avait une mission importante pour la réfection du cadastre et le regroupement des propriétés. Son rôle fut élargit, au début du siècle, lorsque l’on entrevit les applications possibles de l’électricité à la campagne ainsi que la nécessité d’organiser les adductions d’eau.

161.

KLATZMANN (J.) : « Economie et vie sociale : de l’autarcie paysanne à la concurrence internationale », Comptes rendus de l’Académie de l’agriculture de France, 1988, vol. 74, n°6, pp. 57 - 66.

162.

MENDRAS (H.) : La fin des paysans, A. Colin, 2e édition, Paris, 1970, pp. 47-54..

L’histoire de l’agriculture nous montre l’évolution des pratiques agricoles, l’introduction de plantes nouvelles, mais ces innovations ne sont pas le fait des paysans eux-mêmes. Les paysans perfectionnent leur pratique mais n’inventent pas. « Ces hommes, si ingénieux pour perfectionner des détails d’exécution, n’inventent pas. Tous les grands changements dont ils ont profité ou qu’ils ont subis leur ont été imposés du dehors, par les villes. »