Passé l’allégresse de la Libération, la France se retrouve face à la tâche de la reconstruction, dans un contexte où de nouveaux rapports s’établissent entre l’économie nationale et le reste du monde.163 Produire et augmenter la productivité, en utilisant les techniques les plus modernes à l’usine comme aux champs, constitue un impératif énoncé dans le Plan Monnet en 1946. Le Plan d’orientation s’inspire des travaux de René Dumont, conseiller agricole du Commissariat général au Plan, professeur d’agronomie à l’institut national.164
‘«Notre schéma reste imprécis, mais sur la tendance générale nous n’hésitons pas, une agriculture instruite, équipée, modernisée, productive, prospérera dans un cadre adapté à l’économie d’abondance. Une agriculture routinière, repliée dans une position autarcique et malthusienne, conduirait à la ruine du pays tout entier. L’agriculture française sera moderne ...ou ne sera pas. »165 L’alternative est claire : « Modernisation ou décadence. »’En 1946, les directeurs des services agricoles166 deviennent les ingénieurs des services agricoles et la section chargée de les former prend le nom d’Ecole nationale supérieure des Sciences agronomiques Appliquées167. Ce changement de terminologie correspond à une évolution de leur fonction. D’une fonction à dominante pédagogique, les ingénieurs des services agricoles passent à une tâche de vulgarisation et d’animation du monde rural.
Lorsque l’Etat prit la décision de moderniser l'agriculture, les ingénieurs des services agricoles furent très favorables à cette prise de position, car leur présence sur le terrain leur permettait de juger du bien-fondé de la politique productiviste. Ce climat idéologique était une véritable reconnaissance de l’importance de leur fonction : la diffusion du progrès technique.168
Les contacts entre les ingénieurs et le monde agricole se développèrent et s’établirent sur un nouveau mode. La fonction antérieure d’animation du milieu agricole fut délaissée au profit d’une action de vulgarisation à caractère technique. Celle-ci se déploya dans de multiples directions : l’introduction d’une nouvelle variété de blé « Etoile de Choisy » qui multiplia les rendements par deux, la diffusion du maïs hybride169, l’intensification fourragère conduite par René Dumont170, la fertilisation des sols, etc. Le progrès a également porté sur les animaux par : l’introduction de races laitières plus productives, le développement de la sélection par la pratique de l’insémination artificielle, la conduite raisonnée du pâturage.
Les ingénieurs des services agricoles cherchent à diffuser le savoir scientifique et technique de la manière la plus efficace possible. Les Foyers de Progrès Agricole, échelon décentralisé des D.S.A., leur permettront d’agir au niveau de la petite région agricole. Ils organisent des conférences et, surtout, de nombreuses démonstrations et expérimentations chez les agriculteurs. Le support de leur action est le champ d’essai, parcelle mise à disposition par un agriculteur, destiné à tester de nouvelles variétés, de nouveaux engrais, etc. Ces expérimentations constituaient une excellente manière de convaincre les agriculteurs de la validité d’une technique, au niveau local. Toutefois, leurs interventions ne se limitent pas aux seuls objectifs techniques. L’organisation des agriculteurs, notamment par la création de C.U.M.A., et l’amélioration des structures de production, par les actions de remembrement, font aussi partie de leurs préoccupations.
L’action des ingénieurs des Services agricoles, centrée sur la diffusion du progrès technique, consiste en une vulgarisation de masse. Les méthodes utilisées (conférences, démonstrations) veulent s’adresser à tous les agriculteurs. Elles se caractérisent par un important travail de terrain et de contact direct avec les agriculteurs. Cette optique correspond à leur sens du service public. Ils se considèrent ‘« comme les missionnaires du progrès agricole »’ 171 mais, en raison du manque d’effectifs, leurs actions ne touchent qu’une fraction des agriculteurs.172
Sans attendre le renforcement des moyens de l’Etat, diverses initiatives ont été prises par les agriculteurs pour faire évoluer la diffusion des techniques agricoles. En 1946, un jeune agriculteur du Bassin Parisien crée le premier « Centre d’Etudes Techniques Agricoles ». Le C.E.T.A., rassemblant une quinzaine d’agriculteurs, demande à un ingénieur, embauché par les agriculteurs eux-mêmes, d’être le conseiller des agriculteurs. En 1949, l’Association des producteurs de blé (A.G.P.B.) lance l’expérience des « zones témoins » pour améliorer les conditions de production des exploitations. Mais ce qui est à noter, écrit M. Boulet, c’est que ‘« le portrait du technicien du village - témoin ressemble beaucoup à celui de l’ingénieur des services agricoles »’ 173 . Des collaborations se sont rapidement établies. Dans le département de la Loire, par exemple, les ingénieurs jouèrent un rôle de conseillers des C.E.T.A. et participèrent à l’expérience des « zones témoins » mises en place par la Chambre d’agriculture.174 En 1960, 110 fonctionnaient sur tout le territoire.
Au lendemain de la guerre, le rôle des ingénieurs des services agricoles est considérable, mais l’insuffisance des moyens mis en oeuvre est telle que les réalisations sont éloignées des objectifs du Plan. C’est pourquoi les organisations professionnelles agricoles, notamment par l’intermédiaire de la F.N.S.E.A., décident d’organiser leur propre service de vulgarisation.
‘« En 1958, le ministère de l’Agriculture emploie dans le secteur de la vulgarisation 473 ingénieurs et 244 conseillers agricoles, les organisations professionnelles, 200 « assistants techniques » et 300 techniciens de C.E.T.A. »175 ’Ce qui est nouveau pour l’agriculture, c’est l’idée que l’augmentation de la productivité passe par le progrès technique. Les ingénieurs des services agricoles peuvent exercer leur métier dans ses dimensions techniques et scientifiques ; ils ont une fonction de médiation entre la théorie et la pratique, mais également entre l’Etat et la profession agricole. Toutefois, ils sont concurrencés par l’A.G.P.B, les Chambres d’agriculture et la F.N.S.E.A., qui revendiquent le droit d’assurer cette fonction au nom de la défense de l’unité de la paysannerie.
Accord de Bretton Woods en 1945, Plan Marshall en 1948, Convention de coopération économique européenne en 1948.
Le manuscrit du livre, « Le Problème agricole français », a servi de document de base à la section du Commissariat général au Plan, chargée d’établir un programme d’orientation et d’équipement de l’agriculture française.
DUMONT (R.) : Le problème agricole français, Les Éditions nouvelles, Paris, 1946, p. 373.
BOULET (M.) : « Encouragement Vulgarisation, Développement - Du professeur d’agriculture à l’ingénieur d’agronomie », I.N.R.A.P., Dijon, 1982, n°54, p. 10.
En remplacement de la Chaire d'Agriculture, une loi de 1912 a institué dans chaque département une "Direction des Services Agricoles", dont les fonctions comportent la vulgarisation, l'enseignement agricole dans les établissements publics, le service des intérêts économiques et sociaux de l'agriculture, celui de la Mutualité agricole et de l'hygiène rurale, etc., tous les services intéressants l'agriculture, à l'exception des services vétérinaires et forestiers. Le professeur départemental d'agriculture prend le titre de directeur des services agricoles ; il est assisté par un ou plusieurs professeurs d'agriculture.
BOULET (M.) : Ibidem, p. 15.
MULLER (P.) : Le technocrate et le paysan, Les Editions ouvrières, Paris, 1984, p. 24.
Sur la diffusion du maïs hybride, se reporter aux travaux de MENDRAS (H.) : « Une innovation : le maïs hybride », La fin des Paysans, A. Colin, Paris, 2e édit., 1970, Chap. 4, pp. 121 - 155.
Dans les Monts du Lyonnais, la révolution fourragère a été conduite par René Dumont et Pierre Chazal, premier enseignant d’agronomie à l’I.S.A.R.A.
MULLER (P.) : Idem., p.32.
Entre 1950 et 1965, l’effectif des ingénieurs des services agricoles passent de 400 à 600.
SPINDLER (F.) : « De la vulgarisation au développement », Bulletin Technique d’Information, Ministère de l’Agriculture, Paris, 1983, n°384-385, p. 708.
BOULET (M.) : « Encouragement Vulgarisation, Développement - Du professeur d’agriculture à l’ingénieur d’agronomie », I.N.R.A.P., Dijon, 1982, n°54, p. 17.
VERCHERAND (J.) : Un siècle de syndicalisme agricole, Centre d’études Foréziennes, St Etienne, 1994, p. 173.
BOULET (M.) : « Encouragement Vulgarisation, Développement - Du professeur d’agriculture à l’ingénieur d’agronomie », I.N.R.A.P., Dijon, 1982, n°54, p. 18.