2.2.2 - La Jeunesse agricole catholique : un mouvement éducatif pour le monde rural

A côté des élites traditionnelles qui représentent surtout les grandes exploitations, on assiste à la montée d’une nouvelle génération d’agriculteurs, qui souhaite prendre en main la modernisation de l’agriculture. Les 12, 13 et 14 Mai 1950, 70 000 paysans sont rassemblés au Parc des Princes autour de Michel Debatisse, qui se fait l’avocat des petits et moyens paysans confrontés à la modernisation de l’agriculture. Les jeunes entendront qu’un monde nouveau doit naître et que ce sont eux-mêmes qui vont le créer.

‘« Moment sans précédent dans l’histoire de la paysannerie française. La J.A.C. fut la seule organisation capable, après la guerre, de provoquer un rassemblement national aussi imposant. »176

La J.A.C. est née, en 1929, des sections agraires et des équipes rurales de l’Action catholique de la Jeunesse française. Le contexte de l’après-guerre est celui de la déchristianisation, ce qui provoque le désarroi des milieux catholiques177. Les jésuites, souvent critiqués, étaient les aumôniers de l’Action catholique de la jeunesse française, et réussissaient particulièrement bien. La création de la J.A.C. est en quelque sorte une réponse éducative de l’Eglise à une situation jugée par elle ‘« de décadence sociale, économique et religieuse d’un groupe, les agriculteurs, considéré traditionnellement comme un élément régulateur et stabilisateur d’une société qui semble minée par une subversion urbaine »’ 178 .

La J.A.C. s’est développée sous l’impulsion du Père Foreau, aumônier fondateur, ancien directeur des études de l’Ecole supérieure d’agriculture d’Angers. Tous ceux qui concoururent à la création de la J.A.C. pensaient qu’il fallait ‘« engager auprès de toute le jeunesse rurale, y compris les fils d’artisans et de commerçants, un projet social chrétien « pour que la Terre ne meure pas »... La terre se dépeuple, les conditions de vie sont dures et précaires, la formation professionnelle quasi inexistante, la profession dépréciée, les jeunes sont isolés. Il faut donc s’organiser pour créer une mentalité nouvelle, caractérisée par la célèbre devise « fier, pur, joyeux, conquérant »’ .
Susciter un tel dynamisme pour créer « une élite » compétente, issue de la base, insuffler dans la « masse » un « esprit franchement paysan » et leur donner à tous une « sorte de mystique étayée sur des bases chrétiennes solides. » 
179

La J.A.C. veut être un mouvement de masse regroupant toutes les catégories sociales du monde rural. L’objectif est de réaliser des activités répondant à la totalité des préoccupations de tous les jeunes ruraux : sports et loisirs, formation technique et professionnelle, éducation morale et religieuse. Par les cours des écoles d’agriculture, les journées et semaines rurales et les enquêtes professionnelles, la J.A.C. a pour ambition la formation d’une élite rurale professionnellement compétente, capable d’être le ferment du monde paysan.

Après la guerre, ce mouvement de jeunes180 se trouve confronté à un problème majeur du monde rural, celui de la modernisation de l’agriculture. De 1942 à 1948, l’oeuvre de René Colson, secrétaire général de la J.A.C, fut décisive. Agriculteur dans une région de petites exploitations, la Haute-Marne, il décida d’aborder très concrètement les problèmes pratiques de la petite paysannerie, c’est-à-dire de chercher les solutions pour que les petits agriculteurs puissent profiter de l’amélioration des conditions de travail par la motorisation.

Sa première tâche fut de convaincre l’aumônier fondateur du mouvement, le Père Foreau, de la nécessité de former les jeunes paysans, pour qu’ils puissent trouver la voie de leur propre développement. René Colson affirmait ‘« que les prêtres qui avaient un contrôle sur l’organisation devaient apprendre à penser comme les paysans au lieu de s’efforcer de faire raisonner les jeunes ruraux comme des prêtres... Dès lors, l’admission dans le nouveau mouvement n’exigea plus un fervent engagement religieux et l’initiative dans la discussion et dans l’action revint aux jeunes paysans eux-mêmes. »’ 181

Pour cela, il faut que les paysans aient les moyens de s’exprimer. C'est par l’enquête, principal outil d'une ‘« pédagogie active, liant constamment l'acquisition des connaissances à l'expérience et à la pratique des individus »’ 182 que R. Colson envisage l'action éducative des paysans. En 1942, il explique longuement le rôle essentiel de la démarche « voir - juger - agir » pour la formation des militants paysans. Voir, c’est observer, prendre connaissance des réalités qui nous entourent, c’est savoir prendre conscience de ce qui existe autour de nous, de manière à identifier les problèmes. Juger, c’est réfléchir et penser. Colson invite à une démarche où les préjugés et les opinions habituellement admises ne tiennent pas lieu de mode de pensée. Cette capacité de jugement peut se développer par les échanges d’idées, à partir des observations et des réflexions qu’elles suscitent. Agir, c’est développer la volonté, cette faculté qui permet de réaliser les actes que nous avions déterminés. Développer la volonté chez les jeunes, c’est en même temps développer le sens des responsabilités.183

L’enquête, réalisée par les jacistes eux-mêmes, devient alors un moyen éducatif dans la mesure où la connaissance qu’elle permet guide l’action. Les connaissances acquises ne sont pas abstraites, en rupture avec le savoir des jeunes paysans. La démarche proposée part de leurs connaissances, pour les amener à s’interroger à partir d’elles. Démarche empirique et inductive, la méthode « voir - juger - agir » fut un excellent moyen de formation pour eux. L’enquête leur donnait les moyens d’accéder à un savoir distancié et objectif ; elle leur permettait de prendre conscience, à partir de données concrètes, de leur situation au sein de la société. Cette analyse servait de support pour élaborer un projet, un projet de société, un projet professionnel.

L’enquête est conduite d’après la méthodologie des enquêtes documentaires, mise au point par le Père Lebret, d’Economie et Humanisme184. Les enquêtes sur les exploitations ne se limitent pas à un recensement des productions ; elles ont pour objet d’en faire apparaître le fonctionnement. D’autres thèmes sont abordés : l’alimentation, le temps de travail, l’habitat rural, la santé des enfants, l’étude du village.

En 1946, Colson fonde le Centre national d’études rurales. Son but est d’étudier de manière approfondie et méthodique les problèmes économiques afin d’avoir une approche globale du développement du milieu rural. Cette action s’inscrit dans un projet global de société ; elle veut faire en sorte que l’homme puisse développer ‘« ses puissances d’intelligence, de compréhension, de valeur professionnelle pour être un chrétien complet »’ 185.

Pour maîtriser le bouleversement du monde rural qui s’annonce, Colson propose aux petits paysans, dès 1946, de s’associer et de mettre en commun leurs moyens de production et de travail pour tirer les avantages de la mécanisation et éviter la prolétarisation du monde rural.186 L’idée selon laquelle les agriculteurs doivent se grouper pour faire face à leurs difficultés est une idée ancienne (mouvement mutualiste et coopératif du XIXe siècle) et le mouvement des C.E.T.A. s’inscrit dans cette filiation187.

De 1950 à 1970, les groupes d’agriculteurs, fondés sur le volontariat, joueront un rôle clé dans la modernisation des exploitations ; ils auront une fonction de médiateur entre les paysans et la société. Ces groupes peuvent avoir pour but le développement agricole (Groupement de vulgarisation agricole (G.V.A.)) ou l’organisation du travail ; ils se concrétisent sous des formes juridiques diverses (Centre d’études techniques agricoles (C.E.T.A.), Coopérative d’utilisation de matériel en commun (C.U.M.A.), Groupement agricole d’exploitation en commun (G.A.E.C.), groupement de producteurs)188. Formation individuelle et action collective sont étroitement liées à l'action de la J.A.C.

Parce qu’elle fournit un moyen d’expression à la jeunesse rurale française, la J.A.C. a rapidement étendu son réseau puisqu’elle compte 350 000 adhérents en 1950. (80 000 en 1935, 440 000 en 1955). Les Fêtes de la terre, les Coupes de la joie, les Coupes sportives multiplient les occasions de rencontres et de débats. Ce mouvement de jeunesse a eu un rôle déterminant, parce qu’il a donné aux paysans les moyens de se former pour accéder au savoir, de s’exprimer de manière collective et de s’organiser, de façon à ce qu’ils puissent prendre en main leur destin.

La finalité de la J.A.C. est avant tout le développement de l’homme, dans toutes ses dimensions. Ce développement passe par la modernisation de l’agriculture ; en premier lieu, la motorisation qui contribue à libérer l’homme de la servitude du travail. Cependant, l’acceptation du progrès technique et de la modernisation de l’agriculture est au second plan.

‘« L’épanouissement humain de chaque individu et la transformation des structures sociales, selon les valeurs chrétiennes fondamentales constituent les étapes indispensables de cette mission apostolique. »189

Ce mouvement va de pair avec l’émergence de nouveaux courants de pensée au sein de l’Eglise, en particulier dans les ordres religieux dominicain et jésuite.

Avec F. Colson, on peut se demander comment cet impératif moral a pu se concrétiser dans la pratique professionnelle des agriculteurs. Un texte paru en 1952 propose une réponse claire : ‘« pour un chrétien, le but de l'exploitation « ne doit pas être d'abord le gain », mais « le service rendu à la société », en lui fournissant des produits de qualité en quantité suffisante. »’ 190

Notes
176.

DEBATISSE (M.) : La révolution silencieuse, Calmann-Lévy, Paris, 1964, p. 139.

177.

Sur les causes de la déchristianisation, voir PARAVY (G.) : La J.A.C., mouvement d’éducation, Université Lyon II, Thèse de Doctorat de 3e Cycle de Sciences de l’Éducation, 1981, pp. 44-53.

178.

PARAVY (G.) : Ibidem, p. 19.

179.

M.R.J.C. : « J.A.C. - M.R.J.C., 1929 - 1979 », 50 ans d’animation rurale, Promo-service, Paris, 1979, p. 17.

180.

WRIGHT (G.) : La révolution rurale en France, Éditions de l’Epi, Paris, 1967, p. 222.

Après la seconde guerre mondiale, la J.A.C. avait amorcée une profonde transformation. Dans sa première phase, elle avait été dominée par les éléments conservateurs issus du catholicisme social. En 1940, elle se rallia à Pétain et devint une organisation quasi-officielle du régime de Vichy. Pourtant, dans certaines régions, en particulier celles de la tradition démocrate chrétienne, les jacistes se retournèrent contre Vichy et établirent des liaisons avec la Résistance. Ces rebelles furent encouragés par un certain nombre de jeunes prêtres, en sorte que la J.A.C. aussi bien que l’Église purent ressortir de la période de Vichy en prétendant avoir voix au chapitre pour la construction d’une république d’après-guerre, nouvelle et plus pure.

181.

WRIGHT (G.) : op. cit., pp. 222 - 223.

182.

COLSON (F.) : "La J.A.C. et la modernisation de l'agriculture", Colloque « J.A.C. et modernisation de l’agriculture de l’Ouest », I.N.R.A., Rennes, 1980, p. 112.

183.

COLSON (R.) : Un paysan face à l’avenir rural, la J.A.C. et la modernisation de l’agriculture, Epi, Paris, 1976, pp. 26 - 29.

184.

PELLETIER (D.) : « Comprendre pour agir : Louis-Joseph Lebret (1897 - 1966) », Économie et Humanisme, 1992, n° 323, pp. 16 - 19.

Économie et Humanisme a été fondé en 1942, par Louis-Joseph Lebret. « Né près de Saint Malo en 1897, il entre en 1923 au noviciat dominicain d’Angers. De retour à Saint Malo, il fonde en 1930 la Jeunesse Maritime Chrétienne. Témoin de la crise des pêches maritimes des années trente, et du mouvement de déchristianisation qui l’a précédée de quelques années, Lebret prend alors conscience de la déstructuration des sociétés traditionnelles au contact de l’économie capitaliste. Mais il découvre aussi le caractère inéluctable, et finalement positif, du progrès technique. Dès lors, l’action en faveur d’une société plus juste suppose de peser sur les structures mêmes, et pour cela de les connaître : l’enquête devient une arme de l’engagement politique. »

185.

COLSON (R.) : Un paysan face à l'avenir rural, La JAC et la modernisation de l'agriculture, Epi, Paris, 1976, p. 21.

186.

COLSON (R.) : Ibidem, p. 68.

187.

WRIGHT (G.) : Op. cit.., p. 221.

L’expérience conduite en région parisienne a rapidement retenu l’attention de la J.A.C., qui considéra que la méthode pourrait être adaptée à des régions de petite agriculture sous-développée.

188.

RAMBAUD (P.) : Les coopératives de travail agraire en France, École Pratique des Hautes Etudes, Centre de Sociologie Rurale, 1973, 167 p.

189.

COLSON (F.) : "La J.A.C. et la modernisation de l'agriculture", Colloque J.A.C. et modernisation de l’agriculture de l’ouest, I.N.R.A., Rennes, 1980, p. 111.

190.

COLSON (F.) : Idem, p. 117.