2.2.3 - Le rôle de la profession agricole dans la modernisation de l’agriculture

De 1950 à 1960, la J.A.C. ne renie pas son inspiration humaniste antérieure mais souhaite passer à l’action. ‘« Dans un monde qui s’ouvre à la modernisation, où l’enseignement est inadapté sinon inexistant, la J.A.C. assure une tâche de suppléance, veut former des hommes responsables pour des exploitations économiquement rentables et humainement viables. »’ 191

L’action professionnelle du mouvement jaciste prend plus d’importance et conduira à passer des activités de la J.A.C. au syndicalisme. Trois raisons ont poussé à cette démarche : le souci d’efficacité, qui nécessite des structures pour véhiculer les idées, la nécessité du dialogue avec les générations précédentes et le profond malaise agricole.192 ‘« Exploitations aux structures désuètes, marchés inorganisés, faible niveau de vie des paysans. Des hommes continuaient à vivre comme au Moyen Age. Des femmes s’usaient à des tâches trop lourdes pour elles... Nous mesurions l’énorme fossé qui séparait nos aspirations de l’état lamentable de nos exploitations. »’ 193

Les jeunes paysans aspirent à ce que l’agriculture cesse d’être isolée et se transforme pour entrer dans le monde moderne. Un texte, rédigé en 1953, « Pour un progrès technique et humain de l'agriculture française » présente un ensemble de propositions pour la mise en oeuvre de la modernisation de l'agriculture. Par la suite, l'analyse sera approfondie, mais elle ne variera plus. Elle indique les principales mesures qui constitueront les lignes directrices de la politique agricole194.

Les jacistes ressentent de plus en plus de difficulté à défendre leur point de vue au sein des organisations syndicales. Au terme de nombreux débats, au congrès de la F.N.S.E.A., de mars 1956, le vice-président Florent Nové-Josserand propose que les syndicats agricoles groupent les chefs d’exploitation agricole et les membres de leur famille, jeunes gens et jeunes filles majeures, femmes d’exploitants. La proposition est adoptée à l’unanimité. Désormais, les jeunes ont leur indépendance tout en faisant partie de la F.N.S.E.A. Quelques semaines plus tard, le Centre national des jeunes agriculteurs (C.N.J.A.) devient Union de Syndicats, regroupant des organisations départementales de jeunes agriculteurs ayant elles-mêmes un caractère syndical.195

Le C.N.J.A. poursuit l’action engagée par la J.A.C., en organisant de nombreuses sessions de travail, au niveau national, départemental et cantonal. A partir d’analyses concrètes de la situation de l’agriculture, les équipes cherchent des solutions aux problèmes des paysans. Quels sont-ils ?

‘« Les paysans ne veulent plus vivre de la même manière qu’autrefois. L’eau sur l’évier, la machine à laver, une habitation confortable, un travail moins pénible, les vacances deviennent des objectifs communs. Les atteindre demande des moyens financiers plus importants. Chaque travailleur doit donc produire davantage et mieux. Mais pour produire plus, les techniques traditionnelles sont insuffisantes... Pour obtenir les avantages de la société moderne, il manque aux agriculteurs, de la terre, des capitaux et une formation professionnelle. »196

La grande force des équipes cantonales fut, par la mise en oeuvre de la démarche de la J.A.C., d’opposer la connaissance des faits aux idées préconçues. Chaque année, un aspect important de la vie économique donnait lieu à un travail d’approfondissement. Le C.N.J.A. s’attache à faire prendre conscience de la situation aux jeunes paysans eux-mêmes et aux pouvoirs publics. Dans le même temps, il propose des solutions, qui ne seront pas sans provoquer des remous au sein des organisations syndicales.

Dans le nouveau contexte politique, et malgré les tensions entre le gouvernement et la paysannerie, le C.N.J.A. joue un rôle décisif. Ses dirigeants admettent l’idée de l’exode rural, corollaire de la modernisation des campagnes, et l’acceptent d’autant plus facilement que celui-ci s’effectue dans un contexte de croissance. Colson avait perçu que le progrès technique n’aurait pas que des effets bénéfiques197 mais, quelques années plus tard, ces interrogations seront laissées de côté. Les responsables du C.N.J.A demandent seulement une « humanisation » de l’exode rural, notamment en donnant à tous les ruraux la formation nécessaire pour d’autres fonctions.

Lors des journées nationales de 1960, les slogans retenus « Des hommes responsables sur des entreprises viables », « La terre : de l’or ou un moyen de travail ? »198, nous éloignent du paysan traditionnel attaché à sa terre. Celle-ci n’est plus considérée comme un patrimoine, mais comme un outil de travail, afin de faciliter la construction d’entreprises agricoles viables. Les solutions proposées vont bien au delà de l’action de vulgarisation technique, car elles portent sur l’aménagement foncier, l’organisation des marchés, la politique de crédit, l’assurance maladie et l’agriculture de groupe. Elles forment un ensemble, marqué par une pensée rationnelle et économique, et entament la professionnalisation de l’activité agricole.

Une motion réclamant une nouvelle politique agricole est remise au gouvernement, en 1960. C’est un grand succès, parce que les anciens dirigeants jacistes deviennent les interlocuteurs privilégiés de Michel Debré, puis d’Edgar Pisani (1962). Elle recevra un accueil favorable des hommes politiques de la Ve République, persuadés qu’il faut doter la France d’un grand projet agricole.

Cependant, comme l’a montré F. Colson, ces idées ne diffèrent pas fondamentalement de celles qu’avaient pu émettre d’autres courants de pensée, notamment les agronomes et économistes « planistes ». Elles ne peuvent être dissociées des actions engagées auparavant en faveur de la modernisation par le ministère de l’Agriculture (par l’intermédiaire des ingénieurs des services agricoles), par la profession ainsi que par l’enseignement agricole, avec le développement des cours par correspondance. Par ailleurs, les dirigeants de la J.A.C. ont travaillé en collaboration avec Economie et Humanisme.

‘« Le groupe d’Economie et Humanisme a eu une importance décisive dans l’élaboration de l’analyse jaciste des problèmes agricoles en la situant dans le contexte économique national et international. Economie et Humanisme a d’autre part initié les responsables de la J.A.C. aux sciences humaines naissantes et aux méthodes modernes d’enquête sociale. »199

Pourtant, ce n’est que lorsque la J.A.C put faire valoir son point de vue, par l’intermédiaire du C.N.J.A., que l’agriculture fut à même de se moderniser et que le système éducatif se développa. L’explication réside dans la conception que la J.A.C. se fait de la modernisation. Ce n’est pas un but en soi, mais un moyen devant concourir à l’épanouissement de l’homme.

‘« Il ne s’agit pas seulement pour la J.A.C. de diffuser des recettes pour moderniser les exploitations, mais de proposer à l’ensemble des jeunes ruraux un idéal de vie, une vision globale du monde, en fait une véritable philosophie. »200
Notes
191.

HOUEE (P.) : « Les étapes du projet jaciste dans le développement rural », Colloque J.A.C. et modernisation de l’agriculture de l’Ouest, I.N.R.A., Rennes, 1980, p. 19.

192.

DEBATISSE (M.) : op. cit., pp. 140 - 158.

193.

DEBATISSE (M.) : op. cit., pp. 143-144.

194.

COLSON (F.) : "La J.A.C. et la modernisation de l'agriculture", Colloque J.A.C. et modernisation de l'agriculture de l'Ouest, I.N.R.A., Rennes, 1980, p. 119.

Les propositions portent sur l’exploitation agricole : « d’abord une meilleure préparation professionnelle est indispensable aussi bien pour les jeunes sous la forme de l’apprentissage que pour les adultes par la vulgarisation ; il faut aussi pouvoir utiliser les techniques modernes, ce qui ne peut se faire sans une aide importante du crédit ; mais les utiliser de façon rentable, notamment en recherchant des formules d’entente volontaire... Au plan des services techniques et de l’organisation professionnelle, il faut un nombre croissant de spécialistes pouvant orienter et conseiller les exploitants... Dernier plan abordé, celui de la politique agricole qui nécessite un effort de construction méthodique et cohérent. Il faut d’abord déterminer quels besoins l’agriculture française doit satisfaire et à partir de là, orienter la production agricole, intensifier l’équipement agricole et faire une politique des prix. »

195.

DEBATISSE (M.) : op. cit., p. 157.

196.

DEBATISSE (M.) : op. cit., p. 162.

197.

COLSON (R.) : Un paysan face à l'avenir rural, La JAC et la modernisation de l'agriculture, Epi, Paris, 1976, p. 223.

198.

DEBATISSE (M.) : op. cit., p. 178.

199.

COLSON (F.) : "La J.A.C. et la modernisation de l'agriculture", Colloque « J.A.C. et modernisation de l'agriculture de l'Ouest », I.N.R.A., Rennes, 1980, p. 125.

200.

COLSON (F.) : Idem, p. 127.