Comme suite à la réorganisation de l’enseignement agricole, le décret de 1966 renouvelle les dispositions prises en 1959 pour l’encadrement de l’agriculture. Le terme de développement se substitue à celui de vulgarisation. La profession agricole exercera son contrôle sur le fonctionnement de ce dispositif, notamment par la mise en place d’une formation spécifique au métier de conseiller agricole, complémentaire de la formation initiale et obligatoire pour toute personne exerçant une fonction de conseil au sein d’un organisme de développement. Les tâches de conception et d’application se trouvent dissociées.
La notion de développement veut être plus large que celle de vulgarisation. Les actions collectives de développement ont pour objectif : ‘« d’associer les agriculteurs à la recherche agricole appliquée, de diffuser parmi les agriculteurs les connaissances nécessaires à l’amélioration des techniques de la production agricole, des conditions de gestion, ( ) de faire prendre conscience aux agriculteurs et aux organisations professionnelles des problèmes techniques, économiques et sociaux dont la solution intéresse l’avenir de leur région »’ 215 .
L’organisation et la gestion du développement sont confiées à la profession agricole. Au niveau national, l’Association nationale pour le Développement agricole (A.N.D.A.)216 est chargée de diriger et de subventionner la diffusion du progrès. A l’échelon départemental, les services d’utilité agricole de développement (S.U.A.D.) élaborent les programmes de développement, assurent la gestion des fonds et rémunèrent les conseillers agricoles.
Ces choix répondent aux attentes de la profession agricole, plus précisément à celles de sa fraction moderniste, formée par la J.A.C., puis active au sein du C.N.J.A. Le projet incite les agriculteurs à prendre leurs affaires en main, à la fois individuellement et collectivement. Sa connotation humaniste et sa dimension régionale rejoignent l’idéologie du syndicalisme. L’intégration de la profession agricole dans l’application de la politique est une suite logique pour ceux qui ont analysé leur situation et ont indiqué les voies à suivre, pour moderniser le secteur agricole (politique des structures, indemnité viagère de départ, organisation économique, etc.).
Pour le gouvernement, cette intégration s’identifie à une stratégie de retrait. Toutefois, elle lui permet de se prémunir contre les risques d’explosion sociale et tient compte de sa difficulté à être en mesure de mettre en oeuvre les nouvelles orientations de la politique agricole.217 En effet, la loi de 1959, portant sur la vulgarisation agricole, avait déjà bouleversé le rôle des ingénieurs des Services agricoles. La fonction de l’encadrement de la vulgarisation, principalement autour des collèges et lycées agricoles, leur était confiée, mais l’exécution avait été attribuée à la profession. Cette nouvelle répartition des tâches ne leur convenait pas vraiment, dans la mesure où elle leur ôtait le travail de terrain, tâche à laquelle ils s’étaient consacrés au cours de la première phase de la modernisation. Avec le dispositif de 1966, l’ingénieur des Services agricoles n’a plus de fonction directement sur le terrain, en lien avec les producteurs. Pour certains, le développement de l’enseignement agricole leur permit de trouver une nouvelle fonction. D’autres furent rattachés au nouveau corps des I.G.R.E.F., qui rassemble les ingénieurs du génie rural et des eaux et forêts et a la charge des directions départementales de l’agriculture, créées en 1965 par Edgar Pisani (D.D.A.).
L’organisation du développement agricole de 1966 renforce la séparation entre les écoles, entre la recherche et la vulgarisation. Au sommet, l’Institut national de la recherche agronomique (I.N.R.A.) est chargé de la recherche fondamentale, puis les instituts spécialisés par production ont pour mission d’appliquer les résultats de la recherche à la production agricole. Les résultats de leurs travaux sont ensuite diffusés sur le terrain par l’intermédiaire des groupements de vulgarisation, des centres d’études techniques agricoles et des divers services des chambres d’agriculture. Le conseiller exerçant principalement une fonction de relais. L’action doit être à l’initiative des producteurs, organisés en petits groupes, définissant eux-mêmes leurs objectifs, ceux-ci n’étant pas nécessairement exprimés selon des termes techniques ou économiques. Les conseillers mis à disposition des petits groupes auront, à partir d’une analyse globale de l’exploitation, à suggérer les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés. Une formation spécifique au métier de conseiller dans les centres de Trie-Château, dans l’Yonne et d’Etcharry, dans les Pyrénées Atlantiques est imposée à tous les ingénieurs ou techniciens qui exercent une fonction d’encadrement technique des agriculteurs.
L’organisation du développement, qui donne plus de pouvoirs à la profession agricole, va influer sur les orientations des élèves ingénieurs. Les liens directs entre les ingénieurs en agronomie et celle-ci seront faibles ; elle s’entourera davantage des élèves formés dans les écoles d’ingénieurs de travaux et d’ingénieurs en agriculture.
Cette conception du développement a montré son efficacité. Pour illustrer l’ampleur des progrès réalisés de 1960 à 1975, période dite des « quinze glorieuses » pour l’agriculture française, il est nécessaire de donner quelques chiffres.
‘« Il y avait avant la seconde guerre mondiale plus de sept millions d’actifs agricoles en France, il y en a environ un million et demi aujourd’hui. Et ces agriculteurs nourrissent une population beaucoup plus importante que celle de l’avant-guerre (55 millions contre 40 millions d’habitants). Ils la nourrissent mieux et les exportations agricoles dépassent largement les importations... Pendant longtemps, la productivité du travail en agriculture a progressé à un rythme moyen d’environ 7% par an, plus rapidement que dans l’industrie. L’évolution de la valeur ajoutée par travailleur dans l’agriculture a plus de significations que celle de là productivité du travail. Sa croissance a été de l’ordre de 5% par an. Les facteurs de progrès ont été multiples... Il y a tout d’abord eu dans l’agriculture comme dans l’ensemble de la nation, l’apparition d’une « mentalité de progrès », une croyance au progrès. »218 ’L’élargissement des débouchés par le Marché commun, qui passe de six pays à neuf, le maintien de l’indexation des prix agricoles, obtenue depuis 1957, la croissance économique constituent autant de facteurs favorables à l’intensification et à la spécialisation des exploitations agricoles. Durant cette période, les petites exploitations de polyculture-élevage, utilisant beaucoup de main d’oeuvre, peu spécialisées, vivant presque en autarcie, ont pratiquement disparu. C’est alors que ceux dont le métier était lié à la production agricole ont délaissé le terme de « paysan », souvent connoté négativement, pour préférer celui d’agriculteur.
CERF (M.), LENOIR (D.) : op. cit., p. 47.
CERF (M.) , LENOIR (D.) : op. cit., p. 48.
L’A.N.D.A. est une association entre l’État et les organismes professionnels dont le conseil d’administration est composé pour moitié de représentants de l’État et pour moitié de représentants de la profession. Elle est chargée par le décret de deux fonctions : la gestion du Fonds national de développement agricole, le conseil des pouvoirs publics sur la politique à suivre en matière de développement.
MULLER (P.) : op. cit., p. 127.
KLATZMANN (J.) : L'agriculture française, Chap. 5, Vingt-cinq ans de progrès... et de problèmes, Ed. Seuil, Col Points-Economie, Paris, 1978, pp. 79-85.