Les établissements chargés de la formation des ingénieurs qui se destinent au secteur agricole se distinguent selon qu’ils forment des ingénieurs de conception ou d’application. Comment la différenciation des fonctions se traduit-elle dans les contenus ? Quelle place ces établissements ont-ils donnée aux sciences sociales dans la formation ?
Les textes, peu explicites sur le déroulement et les contenus de la formation des ingénieurs d’application, décrivent plus précisément celle des ingénieurs agronomes.219 Après deux années préparatoires, le recrutement s’effectue par la voie d’un concours commun, comportant des options. L’admission consacre la possession d’une formation scientifique de base, premier cycle de la formation de l’ingénieur. Le second cycle est tourné vers la formation agronomique générale. Effectué en deux ans, il comporte un enseignement agronomique général, complété par des stages pratiques. La sanction en est un diplôme d’agronomie générale. Il se poursuit par une année de spécialisation, à l’issue de laquelle les élèves peuvent recevoir le diplôme d’agronomie approfondie et d’ingénieur agronome, portant mention de l’école d’origine, conformément aux exigences de la Commission des Titres.
L’Institut national agronomique continue à donner une place particulière, dans son programme d’entrée et d’études, aux sciences mathématiques et physiques, dans leurs applications à certaines branches de l’agronomie. Cette orientation est justifiée par les besoins des grands corps techniques de l’Etat et de certaines entreprises du secteur privé.
Le décret établit la collaboration entre l’université et les écoles d’agronomie par l’organisation en commun d’un troisième cycle dans les disciplines agronomiques, en vue de la préparation d’un doctorat. Cette disposition confirme la vocation de ces établissements à être à la fois établissements d’enseignement et de recherche. La fonction recherche devra se développer en lien avec les organismes de recherche, notamment l’I.N.R.A. L’Ecole nationale des industries agricoles et agro-alimentaires recrute sur un concours commun avec celui de l’Institut national agronomique. Les élèves titulaires du diplôme d’agronomie générale peuvent effectuer leur spécialisation dans ce domaine.
Dans les écoles supérieures d’agronomie, l’enseignement en sciences sociales est inexistant ou très peu développé, exception faite pour l’Institut national agronomique. Michel Cépède révèle les circonstances dans lesquelles l’économie puis la sociologie ont été introduites à l’Agro. La chaire d’économie rurale comparée et de sociologie fut créée en 1947. Michel Cépède présenta le premier cours de Sociologie rurale en 1966.
‘« Il y a deux conceptions de la sociologie, enfin deux, il y en a plus que ça, mais je pourrais les classer en deux grandes tendances ; il y a une sociologie qui a pour but d’amener les gens à accepter le verdict des technocrates, c’est tout ce qui permet de faire, disons ce qu’on ne peut appeler de la vulgarisation du développement, mais qu’on devrait appeler plutôt de l’action psychologique, l’objectif étant, comme le disait un politicien un peu cynique : « il faut apprendre aux hommes à préférer l’inévitable ». Il y a plusieurs possibilités et je pense qu’il faut essayer de rendre inévitable ce qui est préférable, c’est une position plus active....Des accords ont alors été passés entre l’Institut national agronomique et la faculté des lettres de la Sorbonne, puis avec un certain nombre d’autres institutions et l’Ecole pratique des hautes études. C’est ainsi que la sociologie rurale est sortie de l’Agro221. Dans les écoles publiques ou privées d’agriculture, note Henri Mendras en 1984 lors d’une intervention à l’Académie d’agriculture,222 l’enseignement de la sociologie est resté marginal. Les propos de M. Cépède laissent entendre que les raisons en sont à rechercher dans la question du lien entre la connaissance et l’action, question déjà évoquée pour la formation des ingénieurs.
Sur le terrain, note encore M. Cépède, les sociologues ruraux n’ont pas trouvé leur place auprès des organisations professionnelles et des agriculteurs, car les utilisateurs leur ont demandé de jouer le rôle de thérapeutes des populations rurales, victimes des décisions des technocrates, en particulier économistes. La plupart des sociologues s’y sont refusés. Cette question a également été débattue en 1973, lors d’une session organisée par la Société française d’économie rurale, sur le thème : à quoi servent les sociologues ruraux ?223 Les rapports entre les hommes d’action et les chercheurs en sciences sociales sont empreints de méfiance, note Michel Debatisse. En effet, les premiers aimeraient que les travaux des seconds viennent confirmer leurs intuitions, que les hypothèses de départ s’inspirent de leurs propres vues. En se référant à une autre vision du monde, en la rendant plus crédible par ses travaux, le chercheur affaiblit dans l’opinion l’impact de l’homme d’action. Cette méfiance peut engendrer un sentiment identique chez le sociologue, qui refuse d’être mis en tutelle.
La sociologie rurale s’est donc développée, dès les années soixante, à l’université, au C.N.R.S. et au sein de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.224 Les premières contributions consistent en travaux monographiques sur les collectivités rurales et recherches sur la diffusion des innovations dans le milieu rural. Une sociologie de l’innovation, très inspirée de la psychologie américaine, s’appuie sur ‘« la théorie des leaders et de la diffusion en « tâche d’huile » des innovations à travers l’influence des leaders. Ces analyses peuvent servir de base à des actions de marketing. Mais les recherches sociologiques menées autour des innovations montrent aussi que les façons de travailler traditionnelles des paysans, que l’on qualifie de routinières et d’irrationnelles, ont leurs propres raisons d’être, leur rationalité intrinsèque... Elles conduisent à relativiser la notion de progrès, à mettre en évidence ses aspects idéologiques et à s’interroger sur les forces sociales qui s’en servent et en tirent profit. »’ 225
La question du lien entre recherche et action apparaît particulièrement cruciale en sociologie. Elle se pose donc avec une grande exigence pour toutes les écoles qui ont pour mission de concilier formation scientifique et formation à l’action. La sociologie dans la formation des ingénieurs se doit d’être à la fois discipline scientifique et discipline pour l’action, ce qui exige la clarification de ses finalités et de ses méthodes d’enseignement.
Les écoles privées ont surtout cherché à transmettre, à travers des enseignements liés aux sciences humaines, une philosophie de l’action sociale, et cela plus particulièrement à l’école d’Angers. Dans les années cinquante, les cours de philosophie sociale prennent une moindre importance.
‘« Sont introduits des cours directement en prise avec l’évolution du savoir : comptabilité - gestion - machinisme. L’école épouse le mouvement de modernisation de l’agriculture. La sociologie se détache de la philosophie sociale pour devenir plus technique. Au début des années soixante, il y a des contrats de collaboration avec le C.N.R.S., avec le groupe de sociologie rurale, Henri Mendras, Jollivet, etc. Il y a toujours la démarche de la monographie communale mais avec plus de méthodes. La méthodologie est celle décrite dans « Les collectivités rurales ». Les monographies se font par groupe de deux ou trois étudiants... Il y a également des cours plus spécialisés sur l’Etat et les organisations, la politique agricole...Au regard du secteur industriel, la formation des ingénieurs pour l’agriculture s’est développée plus tardivement. Ce n’est que de manière relativement récente qu’est apparue, au sein du dispositif de formation, la notion d’ingénieur d’application. Elle répond à la nécessité de l’après-guerre de disposer d’une agriculture productive, capable de conquérir des débouchés extérieurs, ce qui exige d’augmenter la productivité et la production des exploitations agricoles. Elle traduit également une certaine représentation des rapports entre science et technique.
Dans l’important appareil d’encadrement mis en place pour moderniser l’activité agricole, l’ingénieur d’application se voit confier un rôle de médiation entre l’Etat, les institutions de recherche, la profession agricole et les agriculteurs. Parmi les agents de développement, il a une fonction particulière, en grande partie définie par la profession elle-même. Il ne sert pas seulement de relais pour assurer l’application dans les exploitations des résultats de la recherche agronomique. Sa fonction est au service d’une logique sociale telle que l’a souhaitée la fraction moderniste des agriculteurs. L’ambition est de promouvoir l’agriculture en s’adressant à tous les agriculteurs susceptibles d'entrer dans la modernisation, afin que les exploitations soient rentables et compétitives et procurent un mieux-être aux exploitants. Le mouvement de modernisation de l’agriculture, dans lequel peut s’inscrire leur action, ne se limite pas à une transformation des caractéristiques techniques et économiques des exploitations. Sa finalité, au service de la philosophie sociale émanant de la J.A.C., est de concourir à l’épanouissement de l’homme. Cette volonté de ne pas isoler le progrès technique de l’ensemble des préoccupations des agriculteurs permettait de faire entrer de plain-pied les agriculteurs dans l’idéologie du progrès. L’ingénieur d’application en agriculture au service de la profession se trouve inséré dans ce processus économique. La formation qui lui est dispensée ne peut dissocier les exigences de formation scientifique de l’enseignement supérieur de celles, techniques et économiques, de la profession. En raison de leurs liens privilégiés avec la profession agricole, les écoles privées ne peuvent ignorer cet aspect.
A l’exception de l’I.N.A., la sociologie ne fait pas partie des programmes. Les raisons sont proches de celles mises en évidence pour toutes les écoles d’ingénieurs. La tension entre recherche et action, inhérente à la discipline, freine son développement au sein des écoles, et, d’autant plus fortement que, sur le terrain, les responsables agricoles ne sont pas prêts à prendre du recul par rapport aux présupposés idéologiques qui sous-tendent l’action de modernisation de l’agriculture. Les écoles supérieures privées d’agriculture, ont introduit des enseignements de philosophie sociale, auxquels se trouve parfois associée la sociologie, afin de transmettre aux futurs ingénieurs une conception de l’action en référence aux valeurs chrétiennes. La sociologie, en tant que discipline académique, est peu présente dans les formations professionnelles supérieures.
Textes d’application de la loi du 2 Août 1960, op. cit., pp. 95-96.
BLANC (B.), RICHEFORT (I.) : op. cit., pp. 58-59.
MENDRAS (H.) : « La sociologie rurale », Aspects de la sociologie française, Les Éditions ouvrières, Paris, 1966, p.109.
« En France, l’enseignement de sociologie rurale proprement dite n’existe qu’à l’Institut agronomique et à l’Institut d’études politiques. Les quelques leçons faites à Grignon sont plutôt des conférences d’information qu’un véritable enseignement. »
MENDRAS (H.) : « La sociologie rurale française et ses développements possibles », C.R. Acad. Agri. de France, 1984, , vol. 70, n°3, pp. 313-316.
« A quoi servent les sociologues ruraux ? », Économie Rurale, S.F.E.R., Paris, 1974, n°103, 174 p.
JOLLIVET (M.) : « Du paysan à l’agriculture : le changement social dans le monde rural », MENDRAS (H.), VERRET (M.) : Les champs de la sociologie française, A. Colin, Paris, 1988, p. 50.
JOLLIVET (M.) : Idem, p. 52.
Entretien n°1, 1996.