3.3.1 - L’Utopie éducative pratiquée

Chargé des monographies communales, Maurice Manificat a été le premier enseignant permanent du secteur « Formation humaine ». Il travaille tout d’abord en étroite collaboration avec le P. Daille, directeur de l’Institut de sociologie des Facultés Catholiques289, partageant avec lui un même intérêt pour les enquêtes de terrain.

Dès 1972, Pierre Picut, est chargé du suivi des monographies, puis, en 1974, il prend la responsabilité du secteur « Formation humaine ».

Maurice Manificat et Pierre Picut ont tenté de concilier enseignement et travail de terrain afin de préparer les ingénieurs à leur fonction dans le secteur du développement agricole et de faciliter la reconnaissance de l’école. Ils ont également cherché à ce que les sciences de l’homme donnent une impulsion au curriculum.

En 1976, Pierre Picut présente les objectifs du secteur « Formation humaine ».

‘« Le cours « Introduction aux Sciences Sociales - Préparation à l’étude socio-économique », correspond à deux objectifs complémentaires.
Le premier peut se définir par le terme Informer, puisqu’il s’agit de présenter aux élèves de troisième année l’ampleur du champ d’investigation de la recherche en Sciences Sociales. C’est l’aspect informatif du cours qui vise avant tout à éveiller les étudiants à la réalité sociale, celle-ci devant être considérée et traitée selon une méthode rigoureuse évitant toutefois de confondre les institutions et les hommes et de ce fait, de tomber dans les pièges d’une sociologie « scientiste ». Cet apport théorique est largement emprunté aux concepts de Chombart de Lauwe.
Le second se trouve assez bien traduit par le terme « recherche-action ». Autour de ce label défini par Henri Desroche290, il s’agit de provoquer une dynamique créative des étudiants, partant du principe qu’on ne connaît bien que ce que l’on expérimente. C’est- à-dire que les aspects théoriques de la recherche n’ont de sens et de valeur que dans l’expérimentation des outils d’analyse fabriqués par les étudiants eux-mêmes pour conduire leur propre recherche. Cette recherche pratique porte sur la réalisation d’une étude socio-économique d’une ou plusieurs localités rurales, ou d’une population professionnelle (Coopérative, Groupements de Producteurs, etc...). De ce fait, les étudiants auront à choisir :’
  • leur lieu d’étude (Ecologie du groupe),

  • leur sujet d’étude (Thématique), les moyens par lesquels ils cerneront le fait social de la population retenue (Méthodologie),

  • l’interprétation qu’ils feront de cette réalité sociale (Sociologie),

  • la manière dont ils présenteront un document écrit et reproduit (Rédaction d’un document). »291

L’étude de terrain s’inscrit dans la tradition de l’enquête participative d’Économie et Humanisme292. Elle est guidée par les principes de la recherche-action telle que l’a définie Henri Desroche :

‘« une recherche dans l’action, c’est-à-dire une recherche :’
  • portant sur des acteurs sociaux, leurs actions, leurs transactions, leurs interactions ;

  • conçues pour équiper d’une « pratique rationnelle » leurs pratiques spontanées ;

  • assumée par ces acteurs eux-mêmes tant dans ses conceptions que dans son exécution et ses suivis. »293

Associant étudiants et enseignants aux questions que se posent les représentants des organismes professionnels agricoles, elle favorise l’insertion de l’établissement dans le milieu professionnel. Bien que la monographie socio-économique s’apparente davantage à une recherche d’application ‘: « une recherche d’application ou la recherche-pour. Là aussi, c’est l’acteur qui dispose. Mais le chercheur propose... Ayant opéré pour un type d’explication, la recherche opte pour un type de scénario. A ses risques et périls. Si la bataille est gagnée, c’est l’action qui a gagné. Si la bataille est perdue, c’est la recherche qui l’a perdue (à moins que ce ne soit le contraire) »’ 294 , la formation sociologique s’est engagée dans une voie cherchant à favoriser les interactions entre recherche et action.

‘« Dans la recherche-action, il s’agit d’une interaction beaucoup plus étroite dans la mesure où la recherche entreprise est partie prenante des décisions et des opérations de l’action. La mise en jeu des partenaires sert en quelque sorte « d’analyseur » des enjeux impliqués dans le projet. »295

Dans le cadre de la monographie socio-économique, la mise en jeu des partenaires est effective à l’occasion de la restitution des résultats sur le terrain auprès des commanditaires et des personnes enquêtées.

Sous l’impulsion d’Henri Desroche, la démarche de recherche-action a été mise en oeuvre dans des dispositifs d’éducation permanente des adultes, tels que les collèges coopératifs, où des praticiens constituent un objet de recherche à partir de leur pratique. L’acteur devient auteur de la recherche. Pierre Picut et Maurice Manificat, s’inspirant de l’utopie éducative d’Henri Desroche, ont transposé la démarche dans le contexte de la formation initiale.

Le projet « éducation permanente » se caractérise par trois grands principes : ‘« l’unité entre l’éducation et la vie, la participation à sa propre formation et l’égalisation des chances »’.296

Le dispositif partenarial traduit la prise en compte du premier principe.

‘« Le premier principe, l’unité entre l’éducation et la vie, exige qu’il y ait identité entre les attitudes et les comportements attendus de l’étudiant dans une situation d’apprentissage et ce qu’on attend de lui dans la situation réelle pour laquelle on le prépare... Il requiert également que ce soit la vie réelle ou du moins les problèmes, questions et expériences issus de la vie elle-même qui soient la matière même de l’apprentissage. »297

Les étudiants effectuent leur recherche à partir de demandes précises d’organismes de développement, d’entreprises ou de collectivités territoriales intervenant dans l’espace rural. Les représentants de ces organismes sont partie prenante de la recherche, car celle-ci leur servira à prendre des décisions. Ils participent à l’élaboration de la méthodologie de l’étude. L’implication des demandeurs, la présentation par les étudiants de propositions applicables et la restitution des résultats sur le terrain placent chaque groupe d’étudiants dans une situation proche d’un travail professionnel.

La recherche d’une étude, c’est-à-dire la recherche d’une demande, suppose que l’étudiant s’interroge sur ce qui le motive et l’intéresse. Le plus souvent, c’est la première occasion qui se présente à lui d’avoir une prise directe sur sa formation.

‘« Tu es une offre, il suffit de trouver la demande. Tu es une demande, il s’agit de trouver l’offre. »298

Démarche inhabituelle et déconcertante pour des étudiants familiers de la consommation didactique, elle génère une attitude positive vis à vis de la formation, car elle place chacun en position d’acteur.

Le dispositif d’assistance concrétise le second objectif, la participation de l’individu à sa propre formation.

‘« La plus grande marge de manoeuvre est laissée à l’étudiant, au point de devoir parler d’auto-formation assistée. »299

Cette option change radicalement le rôle habituel de l’enseignant. Il prend la forme d’une relation d’assistance technique, d’assistance pédagogique, d’assistance au niveau des attitudes ou d’assistance par équipe de professeurs. Il se trouve placé du même côté du savoir que l’étudiant. Cela ne peut fonctionner que s’il y a reconnaissance des compétences de chaque partenaire, et cela pour chaque étape de l’étude. Par exemple, lors de la phase de recherche des sujets, une négociation conduite directement avec les représentants d’un organisme professionnel, sans intervention de l’enseignant responsable de l’ensemble des études, risque d’aboutir à une étude à caractère technique, centrée avant tout sur l’application.

‘« Souvent au premier niveau, c’était une commande technique, basique, de la part d’ingénieurs. » 300

De la même manière, des demandes formulées par les enseignants auront tendance à privilégier la recherche sans se préoccuper de l’action. Ce second risque est faible, car les étudiants, séduits par le caractère utilitaire de la mise en situation, ne sont pas prêts à accepter un sujet en dehors de l’action.

A partir du moment où l’étude est engagée jusqu’à sa restitution, un enseignant joue le rôle de tuteur. Il assure l’assistance technique et pédagogique auprès d’un ou plusieurs groupes d’étudiants. Par ailleurs, ceux-ci peuvent faire appel à d’autres enseignants, ce qui permet une plus grande variété de compétences dans la guidance. Pendant l’enquête, l’enseignant rencontre les professionnels et les étudiants sur le lieu de l’étude. Il s’agit principalement d’une assistance technique, centrée sur la méthodologie de l’enquête. La rencontre entre enseignants et étudiants, hors du cadre institutionnel, a également pour but d’amener les seconds à réfléchir sur leurs propres attitudes vis à vis de la formation.

‘« Ce modèle se fonde sur la pertinence de l’assistance technique. Elle provient autant des savoir-faire des professionnels que des savoirs des enseignants. Les étudiants ont appris sur le terrain des professionnels autant que des enseignants. C’est un enrichissement permanent. »301

Le troisième principe consiste à favoriser l’égalité des chances. La monographie socio-économique permet l’expression de qualités intellectuelles et humaines, rarement prises en compte par la logique scolaire. Les groupes ne se constituent pas en fonction des performances scolaires des uns ou des autres, mais plutôt en fonction de l’origine sociale ou géographique, de la formation antérieure, du degré d’intérêt pour l’agriculture et des appartenances politiques, entendues plutôt comme une manière de voir le monde et l’avenir. Formés sur la base du volontariat, leur fonctionnement présuppose l’égalité des membres.

Les capacités à prendre des initiatives, à établir des relations avec des personnes d’horizons divers, à travailler en groupe pendant une longue période, à rédiger un document, à exposer les résultats de son travail à un large public trouvent, à cette occasion, un contexte favorable à leur expression.

‘« L’étude socio-économique est ce lieu privilégié de l’apprentissage où l’on se coltine, les concepts, les intuitions, la réalité et l’on donne forme à une écriture collective. C’est une manière d’apprendre entre eux, extraordinaire, ils s’apprennent. »302

Par ailleurs, cette opération implique la mobilisation de connaissances disciplinaires et méthodologiques. L’identification des problèmes d’une situation complexe, la formulation d’hypothèses, l’approche conceptuelle, la construction d’un outil d’analyse constituent une manière de sensibiliser les étudiants à une démarche de recherche.

‘« Les présupposés de ce modèle culturel sont : ouverture d’esprit, prise en compte de l’extraordinaire dynamisme que l’on a entre dix-huit et vingt-deux ans. C’était toute la sensibilité de Maurice Manificat à la force de la jeunesse. Arriver à faire partager des biens symboliques communs, c’est-à-dire revenir sur éduquer et former : être libre, être solidaire, être volontaire, être dans l’économie du don et du contre-don, être créatif, réussir même après des échecs. Maurice Manificat pensait que les moins forts en thème, s’ils se mobilisaient pouvaient être très forts sur le terrain. C’est une conception humaniste de l’éducabilité. »303

Ce dispositif s’inscrit donc dans la pensée d’Henri Desroche, pensée utopique pour générer un processus éducatif. Son originalité réside dans l’absence de délimitation entre la formation humaine et la formation professionnelle de l’ingénieur. Cette utopie éducative, cherchant à réconcilier logique scientifique et logique d’action, rigueur et créativité, théorie et pratique, peut se traduire par un modèle d’apprentissage dialectique, modèle combinant le programme et le projet, projet traité ‘« comme un germe personnel et subjectif de curiosités, d’appétits, de centre d’intérêts »’ 304. Situé entre le modèle didactique, préprogrammé et le modèle maïeutique, qui part du vécu des sujets, le modèle dialectique, ou pédagogie du trajet305, a pu trouver sa place pour former des élèves-ingénieurs. Ainsi la référence à la recherche-action a conduit le secteur Formation humaine à opter pour un mode de transmission des savoirs qui correspond à une approche dialectique des rapports théorie pratique.

Notes
289.

DAILLE (R.) : « L’institut de Sociologie, un quart de siècle », Bulletin des Facultés Catholiques, Lyon, 1979, n°56, pp. 39-40.

En 1952, Jean Labbens fonda l’Institut de Sociologie, lieu d’enseignement, centre de recherche et service d’Eglise. A cette époque, la sociologie religieuse a le vent en poupe. Gabriel Lebras, le Père Lebret, le Chanoine Boulard ont fait école, formé des disciples. Jean Labbens succéda à Gabriel Lebras, à la présidence de la Conférence Internationale de la Sociologie Religieuse.

L’institut conduit de nombreuses enquêtes. Tout d’abord, des enquêtes religieuses, puis pour des ministères, des entreprises, des mairies. Dans le domaine de l’enseignement, Roger Daille et André Monnier initient à l’enquête, notamment à l’I.S.A.R.A.

290.

DESROCHE (H.) : « Apprentissage en Sciences Sociales et Education permanente », Les Éditions Ouvrières, Paris, 1971.

291.

I.S.A.R.A. : Programme de l’enseignement, 1976, p.78

292.

LEBRET (L. J.), DESROCHE (H.) : « Méthode d'enquête, Introduction et généralités - Guide de l'enquêteur », Economie et Humanisme, n°6, Lyon, 1944, 87 p.

293.

DESROCHE (H.) : « Entreprendre d’apprendre - D’une autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche -action », Les Éditions Ouvrières, Paris, 1990, pp. 98-99.

294.

DESROCHE (H.) : Idem, p.107.

295.

RHEAUME (J.) : « La recherche-action : un nouveau mode de savoir ? », Sociologie et Sociétés, Les Presses de l’Université de Montréal, vol. XIV, 1982, n°1, p. 50.

296.

LECLERC (G.) : « Education permanente et Education coopérative », ASSCOD, n° 46, 1978, p. 48.

297.

LECLERC (G.) : op. cit., p. 48.

298.

DESROCHE (H.) : « Apprentissage en sciences sociales et éducation permanente », Les Éditions ouvrières, Paris, 1971, p. 26.

299.

Entretien n°5, 1995.

300.

Entretien n°5, 1995.

301.

Entretien n°5, 1995.

302.

Entretien n°5, 1995.

303.

Entretien n°5, 1995.

304.

DESROCHE (H.) : « Entreprendre d’apprendre », Les Éditions Ouvrières, Paris, 1991, p. 34.

305.

DESROCHE (H.) : ibidem, p. 33.