3.3.3 - Un paradigme : le développement

Les résultats de l’observation de terrain vont être utilisés pour situer les groupes sociaux en fonction du changement qui, lui, n’est jamais interrogé, présupposant « qu’il faut que cela change ». De la comparaison entre les qualités à atteindre dans un contexte donné, qui sont définies par le progrès et la modernisation, et la situation actuelle, se placent l’analyse des besoins, aspirations et désirs de la population.

La réflexion peut s’orienter de deux manières différentes : l’une cherche comment une collectivité peut avoir prise sur le changement, non pour le remettre en cause, mais pour mieux le maîtriser, l’autre s’intéresse aux moyens à mettre en oeuvre pour que la collectivité adopte les changements jugés nécessaires par les organisations professionnelles. Cette dernière approche s’intéresse aux écarts entre la situation à atteindre et la situation observée. En s’attachant à montrer les besoins des groupes sociaux pour, ensuite, proposer les moyens d’y répondre en fonction d’objectifs préalablement définis, elle s’inscrit dans une logique adaptative. En revanche, l’analyse qui privilégie la logique des acteurs se tourne vers la recherche de solutions nouvelles pour que la population soit apte à opérer elle-même le changement, en tenant compte de ses spécificités, de ses aspirations et de ses désirs. Ce point de vue est celui des sociologues de l’I.S.A.R.A. Il se rattache aux recherches de Chombart de Lauwe et associe au concept de changement celui de développement.

Le terme « développement » est employé, à l’I.S.A.R.A., à propos des monographies socio-économiques et des mémoires de fin d’étude, qualifiées de réflexions sur le développement agricole et pour désigner un thème d’étude (développement agricole ou développement rural). Il est également utilisé dans le cadre de l’enseignement de sociologie et d’économie. Il désigne un secteur d’activité : l’agriculture, l’évolution nécessaire de cette activité et l’orientation à lui donner. Il guide la recherche et permet de résoudre les problèmes posés par la modernisation de l’agriculture. Se rapportant au domaine où il s’applique : développement agricole, développement rural, puis développement local, il est qualifié de développement intégré, développement autonome, puis, de façon plus prosaïque, il est nommé simplement développement. Le terme semble utilisé par les enseignants comme catalyseur de diverses aspirations, sans qu’il y ait clarification. Nous faisons l’hypothèse qu’il constitue dans le curriculum ‘« un principe relationnel, un concept transcendant aux différents contenus qu’il intègre et qui repose sur des principes généraux d’un haut niveau d’abstraction »’ . 319

Le terme apparaît d’abord dans le langage économique pour devenir, dans les années cinquante, un concept révélé par son opposition avec non-développement.320 Dans la représentation commune, il est synonyme de bien-être et d’accès à un niveau de vie élevé et se trouve associé à la croissance économique. Cependant, ce processus de croissance économique entraînant développement et évolution sociale a fait surgir des incertitudes, de nouveaux problèmes, dès les années soixante, soixante-cinq. Loin d’être dénoncé, le terme prend d’autres sens. Il devient un phénomène global, réconciliant l’économie, la technique et le social. L’Eglise est considérée comme le précurseur de cette acception.

‘« Le développement, est-il dit dans Populorum progressio ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. »321

Cette conception du développement est directement empruntée au P. Lebret, d’Économie et Humanisme. L’I.S.A.R.A. se rattache à cette conception comme en témoigne la déclaration commune du conseil d’administration et de la direction, en 1982.

Concept intégrateur du curriculum, il peut être considéré comme un paradigme, au sens donné par T. Kuhn. ‘« Il représente l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné. »’ 322

Le paradigme s’appuie sur un certain nombre de règles qui donnent une cohérence à un ensemble de recherches, dans un domaine défini, sans que les règles et hypothèses soient entièrement formulées. Elles portent le caractère de règles implicites, pour un groupe donné, qui les utilise sans les interroger. Les questions que pose l’usage du paradigme surviennent dès que le modèle devient moins sûr.

‘« Tandis qu’aussi longtemps que les paradigmes restent sûrs, ils peuvent fonctionner sans qu’il soit besoin de s’entendre sur leur rationalisation, ou même sans qu’on tente de les rationaliser du tout. »323

Les règles explicites, quand elles existent, sont habituellement communes à un groupe scientifique très large, dit encore Kuhn, mais ce n’est pas forcément le cas des paradigmes. Ils ne peuvent toucher que les membres d’une sous-spécialité professionnelle.

Le paradigme du développement est commun à la fraction des agriculteurs et de leurs représentants formés dans la mouvance jaciste. Toutefois, ce terme est ambigu, ce qui permet à des groupes pouvant avoir des stratégies différentes de s’y référer sans qu’il y ait préalablement accord sur le sens à lui donner.

Les relations privilégiées entre Henri Desroche, Maurice Manificat et Pierre Picut vont peser sur les orientations prises au sein de l’école. Les agronomes, les économistes et les sociologues de l’I.S.A.R.A. ont défini les contenus et les méthodes d’enseignement pour former des ingénieurs au service du développement de l’agriculture. L’idée étant de parvenir à un développement socio-économique, fondé sur le progrès de la science et de la technique, qui émancipe l’homme. Dès lors, la notion fait perdre de l’importance aux ambiguïtés qui existent entre les finalités professionnelles et les finalités éducatives. Elle se réfère de manière implicite à la conception de l’humanisme d’Economie et Humanisme et peut être considérée comme le catalyseur du projet I.S.A.R.A.

‘« L’humanisme d’Economie et Humanisme est un humanisme tourné vers toute l’humanité et vers tout l’homme : c’est un personnalisme en même temps qu’un universalisme. Ainsi s’impose à nous le concept de communauté humaine, mais pour s’insérer dans l’humanité totale, l’homme a besoin de s’insérer d’abord dans un certain nombre de communautés intermédiaires. »324

En conclusion, le secteur Formation humaine s’est placé au coeur de la formation scientifique et technique du futur ingénieur en agriculture. En se centrant sur l’étude des conditions du développement socio-économique d’une localité, la sociologie, par l’intermédiaire de la mise en situation, apprend à analyser une situation en tenant compte de toutes les dimensions d’un problème, ce qui constitue une compétence essentielle pour le futur ingénieur de terrain. Elle privilégie l’approche empirique de la réalité et le raisonnement inductif. La formation humaine prendra d’autant plus d’importance que la finalité professionnelle de l’école est la formation d’un ingénieur apte à travailler avec les agriculteurs, en priorité ceux qui adhèrent au projet de modernisation de l’agriculture, et à prendre en charge l’animation du développement.

Le secteur Formation humaine a adopté les principes précédemment mis en évidence par l’analyse du curriculum. La délimitation entre enseignements et mise en situation est peu marquée. La compartimentation avec les autres disciplines, en particulier avec l’économie est faible. L’économie et la sociologie ont une utilité immédiate pour conduire des enquêtes préparatoires à la mise en place de programme de développement. Le degré de découpage est faible : ce qui peut être enseigné se trouve défini par ce qui prépare le futur ingénieur à l’exercice de son métier.

La sociologie bénéficie d’un certain prestige au sein de l’établissement, non pas pour elle-même, mais pour l’ensemble des fonctions qui lui ont été attribuées. Elle fédère le curriculum en raison du rôle que les sociologues ont joué dans l’organisation des relations sociales au sein de l’établissement et de leur conception humaniste de l’éducabilité. En reliant formation humaine et formation scientifique et technique de l’ingénieur I.S.A.R.A., les sociologues ont voulu guider l’ingénieur dans son action, de manière à ce que celui-ci soit en mesure de promouvoir un certain type de développement : un développement autogéré, autocentré, qui laisse place à l’initiative des acteurs. Ils ont également cherché à faire en sorte que ces principes traversent le cursus de l’ingénieur I.S.A.R.A., afin de contribuer à son éducation en tant que personne. La sociologie devient le lieu où s’exprime des tensions créatrices.

Notes
319.

BERNSTEIN (B.) : op. cit., p. 284.

320.

LATOUCHE (S.) : « Contribution à l’histoire du concept de développement », COQUERY - VIDROVITCH (C.), HEMERY(D.), PIEL (J.) : Pour une histoire du développement, Editions L’Harmattan, Paris, 1988, pp. 41-59.

321.

LATOUCHE (S.) : idem, p. 55.

322.

KUHN (T.) : « La structure des révolutions scientifiques », Flammarion, Paris, 1993, p. 238.

323.

KUHN (T.) : ibidem, p. 78.

324.

LEBRET (L.J.), DESROCHE (H.) : op. cit., p. 14.