Conclusion première partie

Dernière née des écoles d’ingénieur en agriculture, l’I.S.A.R.A. a cherché à former des ingénieurs praticiens, aptes à l’action. Le curriculum de l’ingénieur I.S.A.R.A. est représentatif d’une formation scientifique et technique à finalité professionnelle. Les moyens pour professionnaliser le curriculum ne diffèrent pas de ceux mis en oeuvre par d’autres écoles, cependant les relations que l’école établit avec son environnement proche vont être décisives. Elles contribuent à forger l’identité professionnelle des ingénieurs I.S.A.R.A. L’intérêt porté à une agriculture de polyculture-élevage pratiquée sur des exploitations de taille petite ou moyenne constitue une spécificité de l’école qui relève avant tout du choix des acteurs. La diversité de l’agriculture de Rhône-Alpes permettait d’autres options (arboriculture, viticulture).

Cependant, l’ingénieur I.S.A.R.A. n’est pas qu’un simple praticien, car il doit être en mesure de situer son action par rapport à des finalités. L’homme de réflexion et l’homme d’action, ne sont pas séparés l’un de l’autre, mais dans un rapport dialectique grâce, en partie, à un mode de transmission des connaissances en sociologie qui prend en charge cet aspect.

‘« L’I.S.A.R.A. n’est pas une simple école d’application, mais c’est une école qui, dès le départ, s’est posé tous les problèmes que nous nous posons aujourd’hui. Elle a vu les problèmes qui se posaient en relation directe ou indirecte avec ce que pouvaient être à l’époque, les valeurs, l’échelle des valeurs, l’éthique et d’une université catholique et d’une école d’ingénieurs. Elle a vu les enjeux auxquels devaient être formés les futurs ingénieurs de telle manière qu’ils puissent devenir véritablement des ingénieurs citoyens, si je puis dire. Non pas des ingénieurs déconnectés des réalités sociales, mais au contraire des ingénieurs investis, impliqués dans la réalité sociale de leur époque. Je pense sans du tout exagérer que cela a été le concept fondamental de l’I.S.A.R.A., concept sur lequel elle continue de fonctionner, elle continue de vivre....
Que serait aujourd’hui un ingénieur qui ne serait qu’ingénieur, qu’est-ce que cela voudrait dire ? L’ingénieur est d’autant mieux ingénieur, et dans toutes les sortes d’ingénierie, qu’il a parfaitement pris conscience et qu’il s’est impliqué dans la vie de son environnement. Mais il faut que les écoles le préparent. »325

Le rôle de la sociologie dans la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. a été amplifiée par l’action des sociologues, tant au sein de l’Ecole qu’à l’extérieur. Par leur intermédiaire, les enseignants permanents ont eu une même logique d’action. La formation d’ingénieurs qui soient des promoteurs des initiatives collectives, expression donnée par les sociologues aux finalités éducatives, correspond aux attentes d’une partie des agriculteurs de la région Rhône-Alpes et constitue une manière opérationnelle de prendre en charge la formation humaine des ingénieurs. En prenant en compte la triple exigence de l’acte éducatif : éduquer, former et enseigner, la sociologie occupe une place particulière dans la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. La référence au paradigme du développement lui permet d’étendre son rôle en s’impliquant dans l’action et en donnant un sens à la formation professionnelle de l’ingénieur I.S.A.R.A. Pourtant, cette orientation n’a pas toujours été bien perçue par les enseignants chargés de la formation scientifique, qui se faisaient une autre idée de la formation d’un ingénieur. L’existence de l’Institut de chimie et physique industrielles, au sein de la Faculté Catholique, constituait un modèle de référence centré sur les sciences et les techniques. L’évolution de l’I.S.A.R.A. provoqua une sorte d’incompréhension entre les professeurs de sciences et le groupe de permanents‘. « Les uns disant : une école d’ingénieurs, c’est d’abord les sciences, les autres disant : attention, on forme des gens pour l’agriculture, alors il faut qu’il y ait une approche du milieu. ...La monographie, je pense que c’était très descriptif, mais c’était quand même approcher un milieu social et essayer de décortiquer les questions qui se posent. »’ 326

Ultérieurement, les débats au sein de l’école, se cristallisèrent autour de la sociologie.

‘« Dans le projet pédagogique de 1973, cette dimension de l’ingénieur de sciences autres que sciences dures a été fortement pris en compte. On a alors tout entendu, l’I.S.A.R.A., c’est une fausse école d’ingénieurs, c’est une école de sociologie... la sociologie a créé des débats de fond sur ce qu’est une école d’ingénieurs, sur l’orientation développement. »327

Né dans la mouvance des lois de modernisation de 1960, l’I.S.A.R.A. forme des ingénieurs en agriculture, selon un schéma dont les caractéristiques trouvent leur sens dans des configurations plus vastes.

Résultant d’une initiative privée, à une époque où l’appareil de formation des ingénieurs qui se destinent au secteur agricole est bien en place, l’I.S.A.R.A. peut s’insérer dans ce dispositif en optant pour la formation d’ingénieurs d’application. Le curriculum hérite d’un ensemble de savoirs et de pratiques fidèle aux particularités du système français de formation des ingénieurs, construit selon l’opposition conception-application. Il découle de l’intégration de l’agriculture au système industriel qui se traduit par le passage de l’état de paysan au métier d’agriculteur et des orientations des écoles privées pour la formation d’ingénieurs en agriculture. Le projet est de former des cadres ruraux en combinant la formation scientifique et technique, l’ouverture des esprits à une culture humaniste et chrétienne et la formation d’un jugement pratique agricole. Cela explique certaines caractéristiques de la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A.

L’établissement dispense un enseignement appliqué dans lequel le raisonnement inductif et l’approche empirique de la réalité occupent une place centrale. Ingénieur d’application, il est destiné à travailler de manière étroite avec les représentants de la profession agricole engagés dans la modernisation de l’agriculture. Sa fonction peut être rapprochée de celle des ingénieurs de production intervenant dans le secteur industriel. De la même manière, sa mission est d’appliquer à la production agricole savoirs théoriques et connaissances pratiques.

Toutefois, le modèle de formation présente plusieurs originalités au regard des orientations prises par les écoles d’ingénieurs.

En avance sur son temps, l’école a voulu former des ingénieurs généralistes, ouverts aux dimensions sociale, économique, juridique des problèmes. C’est pourquoi des disciplines, ne relevant pas d’un enseignement technique, contribuent à la formation de l’ingénieur. Elles trouvent d’autant mieux leur place qu’elles abordent le même objet que les disciplines techniques : l’exploitation agricole et son environnement.

L’enseignement de la sociologie figure incontestablement parmi les spécificités du curriculum I.S.A.R.A. Proche d’une sociographie, elle est sollicitée pour apprendre aux futurs ingénieurs à observer les groupes sociaux auprès desquels ils seront amenés à travailler et à communiquer. Sa démarche est celle de la monographie communale, se référant ainsi aux travaux conduits par les sociologues ruraux dans les années soixante-dix. Au moment de la création de l’institut, à l’exception de l’Institut national agronomique et de l’Ecole supérieure d’agriculture d’Angers, elle n’a pas encore de place acquise dans les curricula agronomiques. Par ailleurs, en tant que discipline pouvant contribuer à la formation d’ingénieurs d’application, sa reconnaissance reste à conquérir.

Avec la référence à la démarche de recherche-action, telle que l’avait envisagée H. Desroche, est introduit un mode de transmission du savoir original. Les collaborations avec les responsables professionnels des organismes agricoles sont ainsi facilitées mais surtout, elle permet une approche dialectique des rapports théorie-pratique. Cette orientation, spécifique dans le champ des sciences sociales, accentue les particularités du modèle de formation de l’ingénieur I.S.A.R.A.

Par sa substance, son mode de transmission des savoirs et la faible délimitation entre enseignements et mises en situation, le curriculum de l’ingénieur I.S.A.R.A. a été mis en place en vue de dépasser l’opposition théorie-pratique. Il n’a pas été construit uniquement sur la logique des sciences appliquées, car la pratique n’est pas envisagée comme simple application de la théorie. Le curriculum se réfère à plusieurs paradigmes. En faisant appel aux sciences de la nature, à l’analyse systémique et au concept du développement, la formation théorique de l’ingénieur I.S.A.R.A. vise ‘« une élucidation de la pratique, aboutissant à terme à une théorisation de cette pratique »’.328

A cela, il convient d’ajouter que la sociologie à l’I.S.A.R.A., en lien avec une philosophie sociale, a été placée au service d’une conception humaniste de l’action. Les sociologues sont parvenus à entrelacer finalités professionnelles et finalités humanistes et à construire un curriculum où les sciences sociales et les sciences appliquées se trouvent reliées par l’intermédiaire du paradigme du développement. La finalité de la sociologie n’est pas la discipline elle-même, mais la formation d’ingénieurs qui sachent appréhender la réalité de manière globale sans négliger la dimension humaine. C’est ainsi que la sociologie, faisant la preuve de son utilité, a eu un rôle fédérateur dans le cursus de l’ingénieur I.S.A.R.A.

Notes
325.

Entretien n°3, 1995.

326.

Entretien n°6, 1995.

327.

Entretien n°6, 1995.

328.

BOUTINET (J.P.) : « Entre théorie et pratique, le travail de l’art », BOUTINET (J.P.) (sous la dir.) : Du discours à l’action - Les sciences sociales s’interrogent sur elles-mêmes, Editons L’Harmattan, Paris, 1985, p. 23.