- La crise s’installe

Des rapports Mansholt et Vedel naîtront les plans de développement mis en place en 1974. Ils doivent permettre aux exploitations de se moderniser dans des conditions rationnelles, de manière à atteindre un revenu comparable à celui des autres activités. Pour cela, des aides spécifiques sont apportés aux agriculteurs s’engageant à moderniser leur outil de production, sous certaines conditions. Cependant, la mise en oeuvre d’un plan de développement n’aura pas les effets attendus pour tous les agriculteurs367. Les investissements élevés, destinés à rendre les exploitations plus performantes, entraîneront certains agriculteurs dans la faillite, situation inconnue jusque-là en agriculture.

En bouleversant leur système technico-économique, la modernisation rend les exploitations beaucoup plus dépendantes des conditions économiques de l’amont et de l’aval. Comme suite au choc pétrolier de 1973, la hausse du prix de l’énergie et des produits industriels nécessaires à l’activité agricole (machinisme), ainsi que l’augmentation des taux d’intérêt entraîneront la détérioration des revenus agricoles 368 : de 1974 à 1980, le revenu agricole se dégrade et prend un retard en pouvoir d’achat d’environ 25% par rapport à la rémunération moyenne des salariés et de 12% par rapport au revenu des entrepreneurs individuels non agricoles. La décennie 80 a vu un certain redressement, malgré d’importantes variations annuelles et une forte baisse en 1989 et 1990369.

Ces résultats globaux masquent de fortes disparités entre les exploitations qui se sont modernisées et celles qui sont restées à un faible niveau d’intensification. La concurrence entre les exploitations s’instaure et les écarts se maintiennent. L’endettement, inconnu jusque dans les années 50, s’accroît de manière considérable.370 Il pèsera plus lourdement sur les exploitations en phase d’installation ou en cours de modernisation. Les situations difficiles, proches de la faillite, se multiplieront. La parité économique et sociale recherchée avec les autres groupes sociaux ne peut être atteinte par tous les agriculteurs. Pour certains, les conditions de travail sont pénibles, le niveau de vie peu élevé, les vacances inconnues. De nombreux travaux, effectués dans les années 70, perçoivent trois types d’agriculture :

‘« Durant les années 60-70, on distingue le plus souvent trois types d’agriculture :
une agriculture composée d’exploitations ayant atteint le niveau de parité, d’égalité avec les autres catégories socio-professionnelles soit par leur surface importante, soit par leur produit brut élevé à l’hectare. Elles permettent à certains agriculteurs d’avoir un niveau et un genre de vie comparables à ceux de nombreux citadins.
A l’extrême, on trouve des exploitations de subsistance, mises en valeur par des exploitants âgés n’ayant le plus souvent aucun successeur. De telles exploitations existent également dans les zones dites défavorisées : zones de montagne par exemple. Ce type d’exploitation est appelé à disparaître et va ordinairement grossir les exploitations viables voisines.
Enfin la troisième catégorie, la plus importante en nombre, comprend toutes les exploitations qui se trouvent en dessous du niveau de parité et qui essaient progressivement de l’atteindre par leur travail, avec l’aide de leurs organisations professionnelles, par un organisation et des actions convergentes sur les structures, les prix, les marchés, etc. »371

Ce phénomène n’est pas nouveau car cette analyse, élaborée au sein de la J.A.C.372, a servi à orienter la politique agricole. Processus continu permettant le passage de la tradition à la modernité, le concept de développement a fonctionné comme ‘« un mythe, qui pour se pérenniser s’est appuyé sur la thèse du retard »’ 373. Selon Jacques Rémy, la thèse du retard ‘« s’inscrit dans toute une théorie (et une pratique sociale) qui préconise, sous le nom de « développement agricole », la « modernisation » des exploitations et considère l’intensification des productions, voire leur spécialisation, comme le moyen nécessaire pour obtenir la « parité » avec les autres couches sociales »’ 374.

Néanmoins, les responsables politiques et les institutions chargées du développement sont surpris par la permanence des exploitations de subsistance. De surcroît, avec la crise économique, les exploitations ayant déjà atteint la parité ou en voie de l’atteindre, cibles privilégiées des organismes de développement, ne s’avèrent pas toujours les plus rentables. Dans une situation économique globale difficile, le secteur agricole et agro-alimentaire connaît des problèmes spécifiques. Au total, les agriculteurs vont devoir affronter une mutation, mutation qui a pour cadre la C.E.E.

Notes
367.

GOUZES (G.) : Tradition et modernité de l’agriculture française, Ministère de l’Agriculture, Paris, 1985, pp. 30-31.

Une étude du Ministère de l’Agriculture et du C.N.A.S.E.A., réalisée sur près du quart des exploitations ayant fait agréer un plan de développement entre 1975 et 1976, indique que seulement 18% des plans assurent les deux objectifs, de revenu et de renouvellement de l’outil de travail, 20% des plans n’ont pas atteint l’objectif de revenu et n’assurent pas le renouvellement du capital d’exploitation à plus de 5%.

368.

COULOMB (P.), DELORME (H.) : « L’agriculture, les agriculteurs et la crise », Revue Pour, Privat, 1985, n° 102, p. 14.

369.

HERVIEU (B.) : Les agriculteurs, P.U.F., Que sais-je ?, n°3048, 1996, p. 54.

370.

CHOMBART de LAUWE (J.) : op. cit., p. 26.

« En 1960, l’endettement de l’agriculture représentait 34% de la valeur ajoutée pour grimper à 140% en 1976. »

371.

MIGNEN (P.) : Au delà du bricoleur, du technicien ou de l’ingénieur, que sont les paysans ?, Éditions universitaires UNMFREO, 1988, p. 23.

372.

REMY (J.) : « Profession : agriculteur », I.N.R.A., Paris, 1986, p. 16.

373.

VALCHESCINI (E.) : Stratégies coopératives et diversification des modèles de développement agricole, I.N.R.A., I.R.E.P., Grenoble, 1984, p. 20.

374.

REMY (J.) cité par VALCHESCINI (E.) : op. cit., pp. 21-22.