Dès 1965, René Dumont, conseiller de Jean Monnet pour la modernisation agricole, avait attiré l’attention sur la nécessité de tempérer la politique productiviste 384. Si celle-ci était nécessaire aux lendemains de la guerre pour que la France parvienne à l’autosuffisance alimentaire et à exporter ses produits, en revanche il fallait freiner l’exode agricole et rural et adopter une politique plus respectueuse de l’environnement. Ces idées ont été plusieurs fois reprises, notamment par le rapport Poly en 1977, intitulé « Pour une agriculture plus économe et plus autonome ».
La concertation engagée au niveau national, lors des États Généraux du Développement Agricole (1982), incite tous les acteurs, agriculteurs, agents de développement, organisations syndicales, organisations professionnelles, etc., à proposer les bases d’une nouvelle politique de développement. Chaque petite région agricole aura à se prononcer sur les types d’exploitations qui maintiendront le maximum d’actifs tout en valorisant les ressources naturelles, ainsi que sur les méthodes de développement à promouvoir.385 Ces diverses remises en cause du modèle productiviste ne furent pas entendues par les organisations agricoles, car les militants, qui avaient été porteurs du projet de modernisation, ont pendant longtemps cru qu’il fallait poursuivre dans la voie où ils s’étaient engagés.
Pourtant, dès le début des années soixante-dix, la critique à l’égard de la politique de modernisation s’est assez fortement développée au sein de certaines fractions du monde agricole. Les mesures liées à la politique des structures et les aides à l’investissement sont apparues comme un moyen pour sélectionner les « bons agriculteurs ». De surcroît, elles accentuaient certains effets pervers, tel que l’encouragement continu à l’intensification de la production laitière, production largement excédentaire386. En réaction contre la politique agricole des « quatre grands »387, de nouveaux syndicats agricoles388 se sont créés. Ils constituent dès lors la manifestation la plus visible de la crise du monde professionnel, ‘« l’interrogation généralisée sur l’unité syndicale, jugée de moins en moins adéquate à la défense d’agriculteurs dont les situations et les avenirs évoluent inégalement »’ 389 . Toutefois, ils ne pourront participer aux conférences annuelles où, depuis 1971, le gouvernement et la profession fixent les orientations de la politique agricole.
Les difficultés sérieuses rencontrées par le monde agricole feront perdre au syndicalisme majoritaire une partie de sa crédibilité auprès des agriculteurs. Les tensions, qui le traversent s’expriment, d’une part, à travers le succès de la manifestation390 organisée à Paris par la F.N.S.E.A. et le C.N.J.A. à l’automne 1982 et, d’autre part, par les résultats des élections aux chambres d’agriculture de 1983, qui ont vu le succès de la F.N.S.E.A., mais aussi l’émergence d’une gauche paysanne socialiste 391. En 1982, le malaise professionnel et les dissensions avec les pouvoirs publics conduiront la F.N.S.E.A. à renoncer aux conférences annuelles. Les syndicats minoritaires seront pour la première fois reçus par le ministre de l’Agriculture. En 1986, lors du changement de majorité à l’Assemblée nationale, le principe des conférences annuelles sera rétabli, mais les négociations entre l’Etat et la profession s’appuieront davantage sur les associations spécialisées par produit, ce qui a pour conséquence la verticalisation du dialogue avec l’Etat 392.
MENDRAS (H.) « Plaidoyer pour une politique de développement rural », MENDRAS (H.) (sous la dir.) : « L’agriculture dans le monde rural de demain : à nouveaux enjeux, droit nouveau », Documentation Française, Paris, 1986, p. 136.
Ministère de l’Agriculture : « Le déroulement des États Généraux du Développement Agricole », B.T.I., 1983, n°384-385, pp. 779-780.
ALPHANDERY (P.), BITOUN (P.), DUPONT (Y.) : Les champs du départ, Editions La Découverte, Paris, 1989, p. 199.
Le groupe dit des « quatre grands » comprend la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, le Centre national des jeunes agriculteurs, la Confédération nationale de la mutualité, du crédit et de la coopération agricoles et l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture.
HERVIEU (B.): Les agriculteurs, P.U.F., Que sais-je ?, n°3048, 1996, pp. 84-86.
Les syndicats agricoles situés à gauche : le Mouvement de coordination et de défense des exploitations agricoles familiales (M.O.D.E.F.) vit le jour en 1959. Dans un premier temps, il sert à développer l’influence du Parti communiste. En 1975, il se transforme en syndicat à part entière. La Confédération nationale des syndicats travailleurs-paysans, (C.N.S.T.P.) créée en 1981, est situé dans la mouvance du courant « paysan-travailleur » des années soixante-dix. En 1982, naît la Fédération nationale des syndicats paysans (F.N.S.P.), proche du Parti Socialiste. A droite, la Fédération française de l’agriculture (F.F.A.), créé en 1969, s’oppose à l’industrialisation de l’agriculture. Née d’un front de refus de la Politique agricole commune et contre le GATT, la Coordination rurale - Union nationale s’est constituée en syndicat, depuis 1993. En 1994, la F.F.A. a disparu, absorbée par la Coordination rurale.
COULOMB (P.), DELORME (H.) : op. cit. p. 21.
CHAMPAGNE (P.) : « La manifestation, La production de l’événement politique » Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Les Editions de Minuit, Paris, 1984, n°52/53, pp. 19-41.
HERVIEU (B.) : Les agriculteurs, P.U.F., Que sais-je ?, n°3048, 1996, p. 87.
COULOMB (P.), DELORME (H.) : op. cit., p. 24.