- La production alimentaire ne peut plus être l’unique finalité de l’activité agricole

Malgré les surproductions chroniques, l’augmentation de la production n’a pas été fondamentalement remise en question, car les politiques de soutien des prix permettaient le maintien de pratiques non justifiées. La mise en place des quotas, en 1984, auquel succède l’obligation de la jachère, en 1992, sonnent le glas d’une telle politique. Cette mesure, qui s’appliquera en premier lieu aux exploitations laitières, aura un impact beaucoup plus fort que la limitation quantitative de la production, car elle porte atteinte à ce qui constituait le fondement séculaire du métier d’agriculteur : la production alimentaire. La finalité de l’activité agricole, produire plus pour nourrir la population, se trouve remise en cause. Le projet de développement économique et social, souhaité par la profession agricole, s’appuyant sur le projet alimentaire, s’avère sérieusement compromis. C’est pourquoi le début des années quatre-vingt-dix verra une grande partie des agriculteurs désemparés.

‘« Pour les agriculteurs, un monde - leur monde s’écroule. Tout ce qui faisait leur fierté, leur légitimité sociale, semble disparaître... L’agriculture était devenue « notre pétrole vert ». Ils étaient les nourriciers du pays et se voyaient déjà - à force de mirages répandus - ceux d’une planète où subsiste la faim. Or maintenant, on leur reproche de trop produire, de coûter cher au pays et, en plus, de polluer ! »393

B. Hervieu, qualifiera les années 1980-90 d’années de toutes les fractures : fracture démographique, fracture entre l’agriculture et la famille, fracture entre agriculture et territoire, fracture entre agriculture et alimentation, fracture entre agriculture et nature.394

Les réflexions, entamées depuis plusieurs années, sur les fonctions de l’agriculture, notamment à l’initiative de la gauche paysanne, n’ont pas déclenché un véritable intérêt de la part des agriculteurs. Pourtant, l’évolution vers « une agriculture multifonctions avec des unités de production multi-modèles », telle que l’avait envisagée le rapport Le Botterf, remis en 1988 au Conseil Economique et Social395, semble incontournable. La loi de 1982 sur la décentralisation, en accordant plus d’importance à la planification régionale et locale, allait dans ce sens. Le développement raisonné au niveau des régions permet une meilleure valorisation de leurs atouts. Les chartes intercommunales (1983) donnent aux communes les moyens de définir les perspectives à moyen terme de leur développement économique, social et culturel. Le développement agricole peut s’inscrire dans le projet de développement rural et local et ne plus se réduire à une approche sectorielle.

Aujourd’hui, de nouvelles fonctions liées à l’activité agricole, apparaissent (productions diverses : alimentaires, énergétiques, ornementales, loisirs ; exploitation touristique, gestion cynégétique, entretien, aménagement) et se développent au sein d’unités de production multi-modèles. L’interrogation sur les fonctions de l’agriculture et des agriculteurs, dans l’économie et la société françaises, n’en demeure pas moins une question centrale.396

Notes
393.

VERCHERAND (J.) : Un siècle de syndicalisme agricole, Centre d’Etudes Foréziennes, 1994, p. 350.

394.

HERVIEU (B.) : « Les fonctions de l’agriculture dans l’économie et la société françaises : conséquences pour la recherche et le développement », Chambres d’Agriculture, Paris, 1992, supplément au n°803, pp. 9-15.

pp. 10-11 : Fracture démographique : avant la fin du siècle, la population active agricole représentera moins de 5% de la population active agricole.

Fracture entre l’agriculture et la famille : Une proportion croissante de la production française mise en marché est issue d’exploitations qui ne sont plus à 2 U.T.H. (modèle 60-62)

Fracture entre agriculture et territoire : à la spécialisation du terroir, s’est substituée une production par bassin (bassins laitiers, bassins céréaliers, bassins porcins). Le phénomène de déterritorialisation et de délocalisation de l’agriculture concerne l’Europe entière. A cela, s’ajoute la logique technique d’une agriculture hors-sol.

Fraction entre agriculture et alimentation : la matière première alimentaire ne représente plus que 5% du budget des ménages. Cette rupture économique entre agriculture et alimentation se double d’une rupture culturelle qui représente un éloignement de plus en plus fort entre la production agricole et l’alimentation.

Fracture entre agriculture et nature : le monde agricole est comme toutes les autres catégories socio-professionnelles. Ayant choisi la modernité, il se trouve entraîné comme les autres dans des problèmes contradictoires de gestion et de rapport à la nature et au vivant.

395.

LE BOTTERF (M.) : « Le secteur agricole et agro-alimentaire et la crise économique : des réponses économiques et sociales nouvelles et diversifiées. », Rapports et avis du Conseil Economique et Social, Journal officiel, 1988, n°8, 96 p.

396.

A.P.C.A. : Journée de réflexion organisée, le 14 avril 1992. « Évolutions de l’agriculture et du monde rural », Chambres d’Agriculture, 1992, Supplément au n° 803, 47 p.