- L’exploitation à 2 U.T.H., pivot de la modernisation, remise en question

A peine établi, le modèle de l’exploitation familiale398 à deux unités de travailleur homme correspond de moins en moins à la réalité. Le constat d’une assez grande hétérogénéité des systèmes de production ainsi que la permanence de la pluriactivité aboutissent à une remise en cause du modèle de référence et alimentent de nombreuses réflexions sur le métier d’agriculteur.

Malgré le développement de systèmes de production intensifs et spécialisés et la disparition des exploitations les plus petites et les plus traditionnelles, la diversité de l’agriculture française persiste.399 Bien que longtemps ‘« occultée par ce que l’on pourrait appeler « l’idéologie dominante » du modèle de développement unique »’ 400 , elle se révèle sous de multiples facettes : syndicale, économique, sociale et idéologique.

Les débats et recherches engagées sur le thème de la diversification des systèmes de productions agricoles, ainsi que sur le développement d’activités autres qu’agricoles dans les exploitations traduisent assez nettement la nécessité pour l’agriculture de trouver de nouvelles voies de développement. Surgissent alors des questions sur les structures du développement et les modalités d’action.

‘« Les besoins des agriculteurs seront de plus en plus hétérogènes. Les écarts iront croissant entre les supertechniciens, qui auront besoin d’un conseil de pointe, et les agriculteurs plus traditionnels qui auront de la peine à suivre. Ne faudra-t-il pas aller vers un développement à plusieurs vitesses pour tenir compte des situations particulières ? »401

Les réflexions sur l’agriculture duale ou agriculture à deux vitesses traduisent encore une réalité jusqu’alors niée. Ce sont moins de 15% des exploitations qui occupent la moitié de la S.A.U. totale et 10% d’entre elles qui assurent plus de 40% de la production totale. La moitié des exploitants perçoit un revenu proche du minimum social.402

D’un côté, une agriculture industrielle concurrentielle, qui regroupe les agriculteurs-entrepreneurs ou agri-managers. La création des E.A.R.L. , entreprises unipersonnelles à responsabilité limitée, donne aux exploitations un statut juridique comparable à celui des entreprises artisanales et commerciales et contribue à sortir l’activité agricole de sa situation d’exception403. Leur dynamique est ‘« la modernisation incessante de l’entreprise, parce que celle-ci subordonne la production à la fonction commerciale »’ 404. L’entreprise, écrivait Placide Rambaud, devient l’espace où se définit une identité collective, commune à des agriculteurs, à des ingénieurs ou techniciens, à des experts, à des conseillers, à des consommateurs.

De l’autre, une agriculture destinée à l’entretien du territoire, la production et la transformation de produits de qualité, pratiquée au sein d’exploitations pluriactives, relevant d’aides directes et éloignée des marchés internationaux. L’activité de production n’apparaît plus comme la composante centrale du métier.

Les analyses405 sur la structure du travail agricole (données R.G.A. 1979) montrent que seulement 56% des chefs d’exploitation le sont à temps complet ; 22% déclarent avoir une autre profession et 16% sont à la retraite. Dans les classes d’âge plus jeunes, les femmes sont de plus en plus nombreuses à travailler à l’extérieur de l’exploitation ; le travail agricole est fréquemment à temps partiel. Le revenu agricole n’est plus la seule composante du revenu des familles.

Avec la persistance de la pluriactivité,406 dont la profession agricole attendait la disparition, le modèle de l’exploitation familiale se trouve remis en question. Depuis les années soixante, le syndicalisme agricole a eu une attitude réservée, voire hostile, vis à vis des agriculteurs pluriactifs. Cela s’est traduit, notamment, par le maintien d’un système d’aide à l’installation réservé aux agriculteurs exerçant la profession à temps plein. Au terme de travaux sur le thème «  Projet pour l’agriculture de demain », conduits par les chambres d’agriculture, en 1985, la pluriactivité des exploitants est reconnue comme inéluctable, malgré les réticences du syndicalisme. Cela suscite au sein des chambres des interrogations sur le modèle de l’exploitation à 2 U.T.H.

‘« Une majorité de chambres se prononce pour l’évolution du modèle et une minorité de chambres redoutent une telle évolution. »407

Les chambres les plus attachées à ce modèle étaient probablement, comme le souligne J. Rémy, les plus marquées par la démarche syndicale des années cinquante et soixante.

Un examen plus approfondi de la situation des familles agricoles, du statut et du rôle des femmes en agriculture, des installations concourait à montrer que l’exploitation familiale à 2 U.T.H. ne constitue plus une notion opérationnelle pour penser l’avenir de l’agriculture.

Notes
398.

REMY (J.) : « Les habits neufs de la profession », Pour, 1985, n°102, p. 58.

« L’exploitation à 2 U.T.H. sur une surface limitée répondait à une conception philosophique et à une volonté d’occuper l’espace ». Débat entre Chambres d’Agriculture, n° 720, 1985.

399.

LE GUEN (R.) : « L’évolution des formes d’exercice des métiers d’agriculteur et de conseiller de développement », Chambres d’Agriculture, Paris, 1992, supplément au n°803, pp. 23-38, Analyse typologique issue d’une enquête nationale sur les jeunes agriculteurs, pp. 26-32.

400.

JOLLIVET (M.) : « La recherche face à la diversité et à la diversification de l’agriculture », JOLLIVET (M.) (sous la dir.) : Pour une agriculture diversifiée, Editions L’harmattan, Paris, 1988, p. 301.

401.

KRESSMANN (G.) « L’agriculture du troisième type » Paysans, n°172, 1985, cité par REMY (J.) : « Les habits neufs de la profession », Pour, 1985, n°102, p. 55.

402.

HERVIEU (B.) : « Une impensable politique ? », Revue Pour, n° 130-131, p. 14.

403.

RAMBAUD (P.) : Les fondements de l’Europe agraire, Editions L’Harmattan, Paris, 1995, p. 146.

404.

RAMBAUD (P.) : ibidem, p. 148.

405.

COULOMB (P.) : « L’exploitation familiale en question ? », EIZNER (N.) : Les paradoxes de l’agriculture française, Editions L’Harmattan, Paris, 1985, pp. 9-22.

406.

voir la contribution de l’Association des Ruralistes Français : La pluriactivité dans les familles agricoles, A.R.F. Editions, Paris, 1984, 343 p.

407.

Chambre d’agriculture, n° 720, 1985, REMY (J.) : op. cit., p. 58.