Quelles sont les répercussions des crises successives de l’agriculture et du métier d’agriculteur sur les fonctions des organismes de développement et celles des ingénieurs et techniciens ?
Le développement agricole avait été conçu pour que les agriculteurs acquièrent la parité économique et sociale avec les autres catégories professionnelles. De nombreuses analyses ont montré que les résultats n’ont pas été à la hauteur des espoirs des militants jacistes, ce qui ne signifie pas pour autant que le bilan des actions de développement soit négatif.
Les difficultés des structures à poursuivre leur mission ont également été exprimées par les agents de développement, lors des Etats Généraux du Développement, en 1982.
‘« La réalité d’une crise du développement agricole ne fait pas de doute pour 64% des agents... ils sont partagés ou perplexes sur ses causes et remettent plus en cause le fonctionnement que ses principes. »408 ’Malgré la diversité des réflexions recueillies à cette occasion, la question de la fonction du développement agricole n’a pas été redéfinie, en raison probablement, comme l’ont souligné Marianne Cerf et Daniel Lenoir, ‘« de l’ampleur des divergences existant quant aux fonctions que devra remplir l’agriculture dans les années à venir »’ 409.
En tout cas, face aux réalités économiques, les convictions, qui ont permis la modernisation rapide du secteur agricole, ont laissé place au doute.
‘« Cette période de certitudes est aujourd’hui terminée, elle est si bien terminée qu’à une impression de maîtrise volontaire de la dynamique du développement succède un sentiment d’incertitude, de dépendance à l’égard des prix, des débouchés, de l’élargissement international de la concurrence, des transformations techniques, ainsi qu’à l’égard de l’évolution du marché de l’emploi. »410 ’Les réflexions conduites au sein des chambres d’agriculture, en 1985, pour élaborer un « Projet pour l’agriculture de demain » se sont prolongées par un travail sur le contenu du développement agricole411. Une vaste consultation auprès des chambres départementales et régionales, suivie par des débats avec des partenaires publics ou privés intervenant en recherche-développement, des responsables du développement agricole et des représentants des partenaires professionnels nationaux, a débouché sur un ensemble de propositions concernant les domaines d’actions prioritaires du développement, la définition des prestations, leur mode de mise en oeuvre et de financement, ainsi que sur une définition des profils de conseillers et d’ingénieurs recherchés.
Désormais, les orientations des actions de développement peuvent être déterminées par des objectifs très divers : la qualité de l’environnement, l’amélioration des conditions de travail, la rentabilité d’une production, etc. Il ne peut y avoir de modèle technique standard à diffuser auprès des agriculteurs, ce qui remet en question la division du travail précédemment établie. Le progrès technique ne constitue plus une donnée qui s’impose d’elle-même à laquelle on doit s’adapter et dont on doit suivre les normes.
‘« Nous sommes en train de passer d’une vision du progrès technique, produit naturel auquel on s’adapte nécessairement, à une vision du progrès technique, produit social, donc susceptible de gestion, au moins d’orientation. »412 ’Dans cette optique, il est nécessaire que des relations étroites se créent entre les agriculteurs, les organismes de recherche et les organismes professionnels agricoles. Une nouvelle fonction se dessine, celle qui serait ‘« d’apprendre à formuler des questions en vue de les présenter à l’environnement technique, scientifique, commercial,(...) de manière à étudier les réponses ensemble et à les utiliser. On sort du domaine de la prescription pour entrer dans le domaine de l’analyse de situations en vue de sélectionner et formuler les questions qui s’y posent. »’ 413
Parmi les domaines d’action, l’accent est mis sur la commercialisation et l’organisation économique, et non plus sur la production et l’aide technique. L’action collective auprès des agriculteurs est toujours considérée comme support essentiel de l’action, mais elle s’appuie sur des groupes spécialisés, rattachés à un syndicat de producteurs ou à un organisme économique et non plus sur des groupes constitués sur une base géographique. Un autre point concerne le développement de prestations plus diversifiées, répondant mieux aux demandes des agriculteurs que des prestations collectives. Par ailleurs, la priorité est donnée à l’élaboration de références technico-économiques, de manière à faciliter le diagnostic et la recherche de solutions à proposer aux exploitants, notamment dans le cadre de la diversification.
Enfin, l’attention est portée sur l’innovation, qui concerne non seulement les techniques de production mais aussi les méthodes de transformation et de commercialisation ou encore les activités complémentaires. Pour cela, les chambres d’agriculture doivent travailler en concertation avec les centres de recherche, les universités, les instituts techniques, les organismes d’amont et d’aval et mettre en place des programmes de travail concerté.
Ces lignes directrices demandent à être précisées, notamment en fonction des moyens dont dispose chaque chambre d’agriculture mais, d’ores et déjà, elles permettent de fixer le profil des conseillers et ingénieurs. Sont ainsi définis les profils de conseiller spécialisé et de conseiller de synthèse, appelé aussi conseiller - chargé de mission414.
Ces orientations vont dans le sens de la diversification des profils. La pluridisciplinarité et la polyvalence ne sont plus exigées pour une personne, mais se trouvent prises en compte par des équipes de conseillers, constituées à l’échelon des petites régions. Par ailleurs, ces réflexions remettent en cause le fonctionnement vertical de l’appareil d’encadrement de l’agriculture. Les fonctions entre organisme de recherche, instituts techniques et chambres d’agriculture ne sont plus aussi nettement séparées.
La redéfinition des profils des agents du développement peut être mise en perspective avec les mesures prises dans le cadre de la rénovation du dispositif d’enseignement agricole, qui ont conduit à distinguer l’ingénieur généraliste et l’ingénieur chef de projet. Le premier bénéficie d’une formation par la recherche, telle que l’a précisée le ministère de l’agriculture. Ses fonctions pourraient être rattachées à la recherche-développement, nécessaire pour renouveler et développer les connaissances et les compétences permettant de faire face aux mutations technologiques et scientifiques415. Le profil du second ne figure pas de manière explicite dans les dispositifs de formation initiale. Sa fonction est plutôt celle d’un ingénieur de terrain. Conseiller polyvalent, spécialisé en animation ou de synthèse, il sait mobiliser diverses compétences, qui ne sont pas nécessairement les siennes, pour analyser une situation, identifier et objectiver un problème et rechercher des solutions.
L’ensemble des lois et décrets de 1960 avait permis de trouver un accord entre les valeurs de la société paysanne et les exigences de la modernisation de l’activité agricole. Les transformations socio-économiques, qui ont touché l’agriculture française depuis le milieu des années soixante-dix, ont remis en cause l’exploitation familiale à deux unités de travailleur homme et le dispositif d’encadrement, pivots de la politique agricole. La situation actuelle, où la compétence agricole peut être définie comme ‘«l’art d’intégrer, dans la situation toujours particulière d’une région et de ses terroirs, les éléments techniques dispersés permettant d’obtenir un optimum conçu comme équilibre entre les déterminations externes et internes de l’exploitation ’ », 416 nous éloigne d’une conception réductrice et uniformisante tendant à opposer les connaissances théoriques des uns, les techniciens et ingénieurs, aux savoir-faire des autres, les paysans. La frontière entre les compétences des techniciens et celles des agriculteurs apparaît difficile à établir. L’écart entre le niveau de formation des ingénieurs et techniciens et celui des agriculteurs s’est globalement réduit. Par ailleurs, les fonctions des premiers ne peuvent être définies une fois pour toutes. Les représentations du savoir et de sa diffusion, à partir desquelles s’est créée la fonction de l’ingénieur d’application, semblent dépassées.
Etats Généraux du Développement : « L’enquête « IPSOS » sur les agents de développement agricole », Ministère de l’Agriculture, Paris, 1983, p. 9.
CERF (M.), LENOIR (R.) : Le développement agricole en France, P.U.F., Que sais-je ?, n° 2371, Paris, 1987, p. 65.
LACOMBE (Ph.) : « Le développement agricole : permanence ou renouvellement », Revue « Chambres d’agriculture », 1987, supplément au n° 744, p. 17.
« Un développement agricole adapté à l’agriculture de demain », Revue « Chambres d’agriculture », 1987, supplément au n° 746-747, 44 p.
LACOMBE (Ph.) : « Le développement agricole : permanence ou renouvellement », Revue « Chambres d’agriculture », 1987, supplément au n° 744, p. 18.
LACOMBE (Ph.) : « Le développement agricole : permanence ou renouvellement », Revue « Chambres d’agriculture », 1987, supplément au n° 744, p. 22.
Le profil du conseiller polyvalent apparaît réservé aux zones difficiles, tandis que celui du conseiller spécialisé d’une production ou d’un domaine plus horizontal, tels que l’agronomie et le machinisme, est le plus couramment cité au niveau départemental.
Le conseiller de synthèse est chargé d’assurer les conseils d’orientation et les suivis globaux d’exploitation. Cette fonction étant plutôt attribuée à des personnes disposant d’une certaine expérience.
Le conseiller spécialisé en animation intervient auprès des groupes ou réseaux d’agriculteurs ou salariés, pour les aider à élaborer des projets d’actions de développement. Il sait prendre en compte les nouveaux moyens de communication, d’analyse de public et d’animation de groupes.
POLY (J.) : « La recherche-développement en agriculture », Revue « Chambres d’agriculture », 1987, supplément au n° 742, pp. 14-22.
BERTHELOT (J.M.) : « Compétences et savoirs : l’intérêt des études sur l’agriculture », Formation et emploi; La Documentation Française, 1985, n°12, p. 5.