1.3 - L’affaiblissement de la doctrine sociale jaciste dans le champ idéologique

La modernisation du monde agricole a été largement impulsée par le mouvement de la J.A.C. pour lequel l’évangélisation n’est pas séparée de la promotion sociale du milieu. Quelles ont été les conséquences, pour le mouvement, des transformations rapides du monde agricole ? Qu’est-il advenu de l’utopie catholique visant à éclairer l’action par la pensée chrétienne ? Telles sont les questions auxquelles nous nous proposons de réfléchir à partir de recherches conduites par les sociologues des religions. Nous aborderons le déclin de la pratique religieuse observé en France depuis la fin de la première guerre mondiale, puis le devenir de la pensée jaciste confronté à la modernité.

Dans les années cinquante - soixante, le déclin de la pratique religieuse a été mis en évidence par de nombreuses enquêtes statistiques. Toutefois, la vie religieuse qui tenait une place importante dans la vie sociale au XIXe siècle, est, depuis la guerre de 1914-1918, en forte régression.417 Comme dans d’autres domaines, le mouvement s’accélère à partir des années cinquante. Diverses enquêtes sur les pratiques cultuelles ont montré les diversités régionales et les disparités sociales. Cherchant à expliquer ce processus de « décatholicisation », les sociologues l’ont rapproché d’une situation fréquemment analysée ‘« le basculement sans retour d’une France traditionnelle et rurale dans la modernité »’ 418.

Le repli de la pratique religieuse constitue un premier repère visible de ‘« la transformation de l’univers du vraisemblable des sociétés modernes : elle témoigne de la perte de cohérence d’un système religieux de croyances et de valeurs »’ 419, mais il n’est pas le seul. La régression constante du nombre de prêtres, qui se manifeste par le départ d’un certain nombre de prêtres du clergé dans les années soixante-dix et par une crise du recrutement, constitue un autre signe de cette transformation. Analysant cette question, D. Hervieu-Léger précise que ‘« les problèmes d’identité du clergé ne sont pas dus à des défauts d’ajustement du système clérical : ils procèdent de l’effondrement de la structure qui portait ce système »’ 420.

Le rétrécissement du champ religieux traduit la perte d’influence de la religion dans la société. Il peut être mis en correspondance avec la substitution de la pensée scientifique et positive à la pensée mythique, mais aussi avec ‘« l’émergence d’un nouveau type de rationalité économique, sociale, politique et intellectuelle, qui tend à priver la religion de toute pertinence sociale »’ 421.

Le processus de rationalisation et de laïcisation, exigence et caractéristique de la société moderne, heurte les critères de la vie religieuse, ses valeurs et ses symboles, qui perdent de leur pertinence et de leur légitimité. Les contenus religieux ne servent plus à penser le monde et à envisager une construction commune au sein de laquelle la vie sociale et individuelle trouve son sens. Comme l’a montré P. Berger, ‘« les développements religieux qui prennent leur source dans la tradition biblique peuvent être considérés comme des causes dans la formation du monde moderne sécularisé. Une fois formé, cependant, ce monde empêche justement que la religion continue à manifester son efficacité comme cause organisatrice »’ 422.

Le mouvement jaciste est apparu jusque dans les années soixante comme une force structurante du monde agricole mais, lorsque le processus de modernisation de l’agriculture est largement engagé, il se trouve face à un renversement de direction.

La J.A.C. s’est développée à partir d’une éthique qui établissait une correspondance entre des comportements sociaux et des normes évangéliques. Confrontée au problème de manque de qualification du monde agricole, son action s’est portée sur la formation professionnelle du milieu agricole. Elle s’est par ailleurs pleinement engagée dans la modernisation de l’agriculture. Au lendemain de la Libération, le redressement de l’économie et son développement, tel que l’ont envisagé les planificateurs, passe par une intégration de l’agriculture, ce qui implique qu’elle adopte de nouvelles techniques de production, d’autres méthodes de travail, en vue d’augmenter la production et la productivité. Ces changements ont été soutenus par la J.A.C., qui a cherché à faire en sorte que l’agriculture puisse sortir de son autarcie et participer activement à la reconstruction et à la modernisation du pays. Avec espérance et conviction, la J.A.C. s’est attachée à humaniser le progrès pour qu’il ne s’exerce pas au détriment des hommes. Tout d’abord, elle propose que le développement de l’agriculture se fasse à partir de l’exploitation familiale. Pour cela, elle s’inspire de la doctrine sociale de l’Eglise, énoncée avant la guerre, qui rejetait le collectivisme d’Etat, étouffant les initiatives, et le capitalisme libéral, générant la prolétarisation423. Le couple jaciste est la pierre angulaire de l’exploitation, au sein de laquelle hommes et femmes ont des rôles complémentaires. Un travail libre et indépendant, qui permet de vivre près de la famille et d’exercer des responsabilités dans la collectivité rurale, est considérée comme la meilleure voie pour parvenir à l’accomplissement de soi et harmoniser vie professionnelle, vie familiale, vie sociale et vie religieuse. La formation professionnelle et humaine, l’entraide par l’intermédiaire des Coopératives d’Utilisation du Matériel Agricole (C.U.M.A.), l’engagement au niveau local figurent parmi les moyens d’action qui permettent de construire un monde nouveau, au sein duquel l’homme puisse accomplir sa vie de chrétien. Dès la fin des années soixante, le mouvement jaciste s’est éloigné de la doctrine sociale de l’Eglise.

‘« Face aux interrogations de la société : l’homme et l’avenir de l’humanité, la nourriture des hommes, l’angoisse de l’humanité devant la menace atomique (...), l’attitude de l’Eglise hiérarchique nous apparaît encore trop négative. Ses réponses ne sont pas satisfaisantes. »424

La J.A.C. avait dénoncé le capitalisme et fait le choix du progrès technique pour promouvoir l’homme. Certains militants contesteront le progrès car, s’il y a bien croissance économique, il accroît les distorsions entre les riches et les pauvres.

‘« Ces distorsions sont pour nous de terribles interrogations. Mais en rester au constat ne résout pas la question. Il nous faut aller aux causes. »425

Le poids des structures de développement sera souvent considéré comme facteur explicatif. L’humanisme apparaît de plus en plus comme un discours qui ne parvient pas à modifier la logique économique et technicienne. Les valeurs qu’il entend promouvoir se trouvent érodées.

Dans le même temps, l’impact de la J.A.C., sur le terrain, en tant que mouvement d’animation rurale, s’est affaibli. Le rôle de la J.A.C. dans le domaine des loisirs finira par disparaître, en raison notamment de l’évolution globale du mode de vie des ruraux. Ayant précédé et accompagné la révolution silencieuse, et face aux problèmes que rencontre le monde moderne, les cadres de la J.A.C. perçoivent les antagonismes qui traversent le monde agricole. Le mythe de l’unité paysanne auquel était attachée l’Eglise perd de sa crédibilité. Face aux transformations rapides et à la complexité croissante de la réalité socio-économique du monde agricole, il semble de plus en plus difficile de donner à l’action politique et syndicale une dimension chrétienne.

‘« Le mouvement s’engagea, de plus en plus nettement, dans la critique du processus d’intégration capitaliste de l’agriculture française et des modes de vie et de travail imposés aux paysans, petits et moyens. »426

Par la création du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (M.R.J.C.), en 1962, la J.A.C. est amenée à passer de la mission à la protestation.427 Cette trajectoire prend tout son sens lorsqu’elle est mise en parallèle avec les transformations du monde agricole. Comme l’a montré D. Hervieu-Léger, d’autres mouvements missionnaires ont suivi, selon leurs modalités propres, des évolutions comparables.428 Leur devenir est intimement lié au processus de laïcisation de la société et au déclin de la pratique religieuse.

‘« En même temps que les symboles religieux de la communauté, l’idée d’une qualité morale intrinsèque des actions et des comportements disparaît, relayée par une référence pragmatique à l’« intérêt » qui est à la base du contrôle social. »429

Confrontée à la problématique dominante de l’efficacité pratique, poursuit D. Hervieu-Léger, la religion n’est plus ce qui donne sens aux événements de la vie. Elle ne peut plus servir à guider l’action de manière collective, mais devient l’objet d’un choix personnel, d’une morale individuelle.

La crise de l’agriculture n’est pas seulement la crise conjoncturelle d’un secteur de production. Elle apparaît comme l’un des volets de la crise générale qui s’est abattue sur le monde moderne. La crise économique constitue sans doute l’aspect le plus visible et préoccupant mais, plus en profondeur, les concepts qui ont servi à penser la modernisation de l’agriculture ont en grande partie perdu de leur vigueur ; notamment, le paradigme du développement, reliant progrès technique, développement économique et social et épanouissement de l’homme, n’est plus mobilisateur. La profession agricole se trouve bouleversée jusque dans ses éléments de base que sont le métier d’agriculteur et la définition de l’exploitation agricole. Le mythe de l’unité paysanne est détruit et la profession est obligée de se remettre en question. En raison des liens entre l’enseignement et la profession agricole, la crise a conduit à une rénovation de l’enseignement agricole. Les tensions économiques et sociales qui traversent le secteur agricole dans son ensemble ont entraîné une redéfinition du rôle de l’ingénieur et une réorientation de l’appareil de formation. L’interdépendance de plus en plus forte entre théorie et pratique et l’absence de lignes d’action directrices, tel qu’a pu l’être le progrès technique au moment de la modernisation du secteur agricole, effacent les frontières entre savoirs théoriques et savoirs d’action et font perdre une partie de son sens à la distinction entre ingénieur de conception et ingénieur d’application. L’ingénieur, tout comme l’agriculteur et le technicien, agit dans des contextes qui ne peuvent plus être appréhendés de manière fragmentaire. L’action s’inscrit dans une réalité complexe et les problèmes qui se posent à lui nécessitent la mise en oeuvre de savoirs théoriques et de savoirs d’action. Comme le souligne J. Cl. Lehmann, leur complémentarité est essentielle à toute dynamique d’innovation.430 Afin de mieux le préparer à l’action, les réflexions conduites dans le cadre de la rénovation de l’enseignement supérieur agronomique ont incité les écoles à développer la formation par la recherche et à élargir les programmes, de manière à introduire une approche pluridisciplinaire de la réalité. C’est ainsi que les sciences sociales peuvent trouver leur place dans le cursus des ingénieurs. Si un certain consensus s’est établi sur « pourquoi les ingénieurs ne peuvent plus faire l’impasse sur les sciences sociales », le comment faire reste largement à préciser.

Notes
417.

DUBY(G.), WALLON (A.) (sous la dir.) : Histoire de la France rurale, Seuil, Paris, 1977, Tome 4, p. 331.

418.

HERVIEU - LEGER (D.) : Vers un nouveau christianisme ?, Les Editions du Cerf, Paris, 1986, p. 36.

419.

HERVIEU - LEGER (D.) : Idem, p. 55.

420.

HERVIEU - LEGER (D.) : Idem, p. 93.

421.

HERVIEU - LEGER (D.) : Idem, p.204.

422.

BERGER (P.) : La religion dans la conscience moderne, Editons du Centurion, 1973, p. 205.

423.

LEPRIEUR (F.) : « Un cas de dépérissement de la doctrine sociale de l’église, l’évolution du mouvement de la J.A.C.- M.R.J.C. », Lumière et Vie, Lyon, 1984, n° 170, p. 16.

424.

COLIN (M.) : « Document préparatoire à l’étude de l’action de notre mouvement », Archives J.A.C.-M.R.J.C., 1964, cité par LEPRIEUR (F.) : op. cit., p. 20.

425.

COLIN (M.) : « Impasse ou progrès de la jeunesse », Construire 65-66, 1964, cité par LEPRIEUR (F.) : op. cit., p. 22.

426.

HERVIEU - LEGER (D.) : Vers un nouveau christianisme ?, Les Editions du Cerf, Paris, 1986, p. 316.

427.

PIERRARD (P.) : Histoire des curés de campagne de 1789 à nos jours, Terre de France, Plon, 1986, p. 324.

428.

HERVIEU -LEGER (D.) : De la mission à la protestation, Les Editions du CERF, Paris, 1973, 244 p.

Le passage de la J.E.C. à la Mission étudiante, en 1965, ne devient compréhensible qu’au regard des transformations de la société et de l’Université.

429.

MARTIN (D.) : « A general theory of secularization », cité par HERVIEU - LEGER (D.) : De la mission à la protestation, Les Editions du CERF, Paris, 1973, p.205.

430.

LEHMANN (J. Cl.) : « De la gestion de la complexité à un corpus de « sciences de l’action » », BARBIER (J.M.) : Savoirs théoriques et savoirs d’action, P.U.F., 1996, p. 157.