2.1.1 - Des débats révélateurs des tensions

Les questions ayant trait au fonctionnement de l’école et aux enseignements qui y sont dispensés sont débattues au sein du Conseil pour l’enseignement et la recherche (C.E.R.), créé en 1979. Cette instance, dont la responsabilité a été confiée à J. Riauté, enseignant permanent en chimie, rassemble les représentants des secteurs de l’enseignement, des anciens élèves et des élèves-ingénieurs. Elle se réunit environ 8 fois par an.

Parmi les nombreux débats, certains sont révélateurs des principales tensions du curriculum intégré. Examinons certains thèmes abordés au cours de sa première période d’activité, (1979-1983) : la stratification des savoirs, l’introduction d’enseignements liés à l’agro-alimentaire, la place à donner aux activités d’études et de recherche et le rôle de la sociologie dans le cursus. (cf. annexe 5 : thèmes traités par le C.E.R.).

- La stratification des savoirs en question

Régi selon les principes du code intégré, le curriculum a réduit la hiérarchie entre les savoirs, mais ne l’a pas, pour autant, supprimée. La question de la stratification, et donc du prestige des secteurs d’enseignement et de leurs disciplines, émerge à travers les discussions sur le rôle des sciences fondamentales dans le cursus.

Les disciplines fondamentales, dont les contenus ont été définis en fonction des sciences appliquées, ont toute leur importance dans le curriculum tant par les volumes horaires que par les coefficients qui leur sont affectés. Pourtant elles ne bénéficient pas du prestige qui les entoure habituellement dans une formation scientifique et technique. Cela se traduit, notamment, dans les comportements des étudiants, qui se mobilisent plus fortement pour les enseignements jugés directement opérationnels, qui donnent un sens à la formation, c’est-à-dire principalement ceux de troisième et quatrième années.

Pour cet ensemble de disciplines, l’évaluation s’effectue sur un éventail bien défini de connaissances tandis que les autres secteurs, par l’intermédiaire des mises en situation, apprécient des compétences et prennent en compte des aptitudes et attitudes générales qui ne relèvent pas nécessairement de la maîtrise des savoirs. Ce mode d’appréciation, garant des principes du code intégré, occupe une place centrale dans la culture de l’ingénieur I.S.A.R.A. Diverses tensions se cristalliseront autour de cette question, faisant apparaître un clivage ‘« entre la formation et l’éducation, entre les sciences humaines et les sciences fondamentales »’ 431.

Le C.E.R. conclut à la nécessité de parvenir à un consensus entre enseignants des sciences fondamentales et enseignants des sciences appliquées. Le premier règlement intérieur, rédigé en 1981, rappellera les exigences liées à l’orientation choisie.

‘« L’I.S.A.R.A a, à la fois, une mission de formation et d’éducation et son caractère polyvalent exige un équilibre au niveau des enseignements dispensés. »432

Pour améliorer la situation, il est convenu que les enseignants des sciences fondamentales s’efforceront de montrer les applications de la science enseignée et de privilégier la démarche de raisonnement. Par ailleurs, l’institut placera, dès la deuxième année, des enseignements liées à l’agriculture, tels que la zootechnie, de manière à réduire l’opposition entre premier cycle et second cycle. Néanmoins, cette question de la place et du rôle des sciences fondamentales dans le cursus en quatre ans, avec un recrutement effectué au niveau du baccalauréat, ne trouvera pas de solution entièrement satisfaisante. Pour la période considérée, les membres du secteur des sciences fondamentales auront parfois le sentiment de se trouver ‘« cantonnés dans un simple rôle d’enseignant »’ 433, position d’autant plus difficile à accepter que, dans les cursus de formation des ingénieurs, les sciences fondamentales ont un rôle plus sélectif.

Lors de la quatrième rencontre des écoles d’agriculture, au sein du collège agricole de la F.E.S.I.C.434, l’un des thèmes de travail a été consacré au choix des matières enseignées en cycle préparatoire. Les enseignants ont insisté sur la nécessité de l’enseignement des sciences fondamentales dans la formation de l’ingénieur, tout en faisant remarquer que celle-ci doit viser l’acquisition d’une démarche de raisonnement, donner des outils d’analyse et éviter les cloisonnements entre les disciplines fondamentales et techniques.

A l’I.S.A.R.A., la hiérarchie instaurée entre les disciplines dans le cursus en quatre ans, au détriment du secteur sciences fondamentales, restera une question sensible.

- L’orientation de la formation

Au début des années quatre-vingts, en évoquant la possibilité d’introduire des cours dans le domaine de l’agro-alimentaire, les enseignants posaient la question de l’orientation de l’école pour les années à venir.

L’augmentation du nombre de sujets de mémoires de fin d’études en marketing, le succès des unités de valeur pour les technologies agro-alimentaires et la commercialisation avec, pour corollaire, le désintérêt croissant des étudiants pour celles directement liées à l’agriculture, ont fait naître un sentiment d’inquiétude au sein de l’école. Voulant peut-être se rassurer, les enseignants ont jugé utile de transmettre leur point de vue, par l’intermédiaire du C.E.R., aux diverses instances chargées du fonctionnement de l’école.

‘« L’I.S.A.R.A comme ses étudiants ont pris fait et cause pour l’agriculture et son développement : c’est essentiellement cela la vocation de l’école et il faudrait de bonnes raisons pour la remettre en cause... En conclusion, il ne s’agit pas de nier la réalité de l’agro-alimentaire et son importance ; il paraît normal d’aborder ce domaine à l’I.S.A.R.A. mais cette démarche a essentiellement pour but de cerner le poids de ce secteur et de déterminer son rôle comme facteur et outil de développement agricole, ses atouts et ses handicaps. »435

Au moment où le thème a été abordé, la plupart des enseignants n’étaient pas prêts à envisager l’introduction de nouvelles matières, percevant probablement que cela ne pourrait se faire sans entraîner de transformations radicales du curriculum et mettre en cause ‘les intérêts sociaux et les intérêts symboliques’ 436 de certains secteurs. L’introduction d’un enseignement agro-alimentaire s’est heurtée à diverses résistances et a longtemps été perçu comme une menace pour les enseignements qui bénéficiaient du plus grand prestige.

- Le développement des activités d’études et de recherche

Le développement des activités d’études et recherche des enseignants apparaît à tous comme une condition indispensable à la reconnaissance d’un établissement d’enseignement supérieur. Cependant, il se heurte à plusieurs obstacles dans sa mise en application.

Le premier résulte de la conception de la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. : une formation à partir des problèmes du terrain, qui n’est pas sur le tas, nécessite un encadrement important des étudiants. Le dispositif partenarial « monographies et mémoires de fin d’études » a favorisé une reconnaissance rapide de l’école auprès des organisations professionnelles, mais il restreint les possibilités de travaux extérieurs. Initialement, les enseignants liaient leur activité extérieure à celle des mémoires de fin d’études. Cette situation montra rapidement ses limites, car elle ne permettait pas de travail d'approfondissement et de recherche. Pour y remédier, certains ont travaillé, pendant plusieurs années, sur un même thème. Cependant, la difficulté d’associer un ou plusieurs étudiants intéressés par une recherche déjà engagée fut telle qu’ils ont dû renoncer au projet.

Par ses déclarations, le C.E.R. a, là encore, tenté de maintenir le consensus entre les enseignants.

‘« A cette préoccupation des enseignants et de l’institut (le développement d’activités extérieures) doivent être liées des exigences de formation et d’éducation tout particulièrement en ce qui concerne les mémoires de fin d’études et les monographies »’ 437 , mais ces exigences resteront difficiles à concilier.

Le second réside dans la finalité des activités extérieures. En préalable à la création du Centre d’études, recherche et formation (C.E.R.E.F.), en 1980, les discussions se sont largement focalisées sur les possibilités de recherche au sein de l’I.S.A.R.A. Deux conceptions se sont opposées, sans qu’il ait été possible de parvenir à un réel accord : l’activité extérieure est-elle plutôt une activité d’étude ou bien une activité de recherche ? Dans le premier cas, les sujets traités seraient surtout déterminés par la demande professionnelle, ce qui rapprocherait le C.E.R.E.F. d’un bureau d’études. L’importance des mises en situation dans le cursus pouvait faciliter cette orientation. Cependant, elle va à l’encontre d’un programme centré autour de l’exploitation agricole et risque d’entraîner, à terme, l’éloignement voire la séparation entre les activités d’études et d’enseignement. L’activité de recherche correspond sans doute davantage à la logique d’un programme centré, dans la mesure où celle-ci prend pour objet l’exploitation agricole et son développement. Cependant, elle répond plus difficilement aux besoins de mises en situation professionnelles, à la fois pour l’encadrement des étudiants et la démarche à mettre en oeuvre. En raison de cette tension inévitable entre études et recherche, il n’a pas été possible de parvenir à un réel accord. La faiblesse des moyens de l’école limiteront les perspectives. C’est pourquoi, par l’intermédiaire du C.E.R.E.F., l’I.S.A.R.A. a cherché à se placer au service du monde agricole et rural par des interventions d’étude et de formation.

‘« Notre démarche ne peut être celle d’une université. La notion de recherche, au moins au départ, sera très marginale, surtout la recherche fondamentale. »438

L’intérêt de ce débat est de mettre en évidence la difficulté pratique du tutorat dans l’enseignement supérieur. A l’I.S.A.R.A., la pratique de la pluridisciplinarité basée sur un travail d’équipe, corollaire du faible degré de compartimentation des secteurs d’enseignement, exige un temps d’encadrement élevé de la part des enseignants. Ses avantages pour la formation d’ingénieurs de terrain ne sont pas contestés, mais il se pose un problème de disponibilité et, à plus long terme, de reconnaissance des enseignants. Ils se trouvent confrontés, d’une part, à la logique des champs académiques au sein desquels l’identification se fait à partir d’une discipline et, d’autre part, à la logique du monde professionnel, qui reconnaît en priorité les capacités d’action. Cette tension sera plus ou moins bien vécue et entraînera une certaine distanciation par rapport à l’un des principes fondateurs et implicites, qui fixait à l’enseignant permanent un rôle de maïeuticien.

- La place ambiguë de la sociologie

Enfin, les échanges sur la composition des secteurs, notamment celle du secteur « Sciences humaines et techniques de relations humaines » regroupant les enseignants chargés de la sociologie, des langues et de la communication, ont soulevé des questions sur la diversité des fonctions de la sociologie au sein de l'institution.

Les exigences de formation et d’éducation font l’objet d’un consensus entre les enseignants, mais un certain flou subsiste quant à la prise en charge effective de la formation humaine. Après avoir précisé que ce terme recouvre la formation à l’expression et à la communication, la question est posée de savoir si celle-ci doit être prise en compte quelle que soit la discipline étudiée, ou plus particulièrement confiée à certaines disciplines.

Les discussions évoquant la composition du secteur « Sciences humaines et techniques de relations humaines », soulignent la multiplicité des rôles de la sociologie et sa place ambiguë dans le cursus.

‘« La sociologie rurale est bien distincte des problèmes de formation humaine, il conviendrait de la rattacher au secteur économie. Ces problèmes ont été trop négligés et la sociologie a joué un simple rôle de suppléance à défaut d’un secteur « Animation, travail de groupe, expression », chargé de la formation humaine. Cette situation a contribué à l’impression d’un développement très important de la sociologie à l’I.S.A.R.A. » 439

Compte tenu des nombreuses occasions de travail en commun entre les enseignants de sociologie et d’économie, il fut convenu une participation des uns et des autres aux réunions de chacun des secteurs. Quelques mois plus tard, le C.E.R. propose la mise en place d’une « formation concertée » sur quatre ans, à l’expression et à la communication, afin que les apprentissages se fassent à l’occasion des mises en situation et en relation avec le responsable du secteur « Communication »440.

En 1982, Joseph Nicolas est chargé des enseignements de communication, ainsi que d'une partie du suivi des études socio-économiques. Responsable départemental du M.R.J.C., puis délégué national, il fut ensuite chargé de la communication à l'Institut d’études sociales (I.E.S.), au sein des Facultés Catholiques. Son recrutement au sein de l'I.S.A.R.A. permet une certaine continuité. Il donne la possibilité à la sociologie de légitimer sa place, en prenant en charge diverses fonctions et en maintenant des relations ouvertes avec un plus grand nombre de disciplines.

Tout au long de cette période, les débats révèlent les tensions qui traversent le curriculum intégré de l’I.S.A.R.A. : le choix des contenus, le mode de transmission des savoirs et la question de la stratification des savoirs qui apparaît comme l’une des plus sensibles. Les discussions ne déboucheront pas, car les acteurs ne souhaitent pas s’engager dans des négociations qui pourraient remettre en cause leur rôle au sein de l’institution. Par ses prises de position, le C.E.R. vise à maintenir un consensus entre les enseignants permanents. Conséquence visible du code intégré dans l’organisation, il a fonctionné jusqu’en 1983 comme instance de régulation afin de préserver la cohérence du cursus. Sa composition favorise les relations de travail entre les secteurs et réduit les distances entre les enseignants et les étudiants. Il donne une certaine transparence au fonctionnement de l’institution, constitue le lieu où s’exprime les enjeux de pouvoir et où sont discutés les principes qui sous-tendent le curriculum. Il apparaît comme ‘« un lieu de socialisation pour l'apprentissage du code »441.’ En 1982, le document intitulé « Projet I.S.A.R.A. » expose les finalités et les orientations données à l’école, telles qu’elles ont été définies lors de la phase de création. La substance du cursus, les modes de transmission des savoirs, la compartimentation entre les secteurs, le degré de professionnalisation et la stratification des savoirs n'ont pas varié. La crise agricole n’a pas encore de retentissement visible au sein de l’établissement, encore porté par la dynamique de sa création.

Notes
431.

« C.E.R. : Réflexion pour une amélioration de la vie de l’école et de la formation », I.S.A.R.A., Octobre 1981.

432.

ibidem, C.E.R. 1981.

433.

« Compte-rendu du C.E.R. », I.S.A.R.A., Mai 1982.

434.

« Compte-rendu de la réunion du collège agriculture de la F.E.S.I.C. : Les matières enseignées dans le cycle préparatoire », Purpan, 1981, 4 p.

435.

RIAUTE (J.) : « Note concernant l’orientation de l’I.S.A.R.A », I.S.A.R.A., 1981, p.4.

436.

YOUNG (M.) : cité par Forquin, "Ecole et culture, le point de vue des sociologues britanniques", Éditions Universitaires, Paris, 1989, p. 103.

437.

« Compte-rendu du C.E.R. », I.S.A.R.A, Mai 1981.

438.

« Compte-rendu du C.E.R. », I.S.A.R.A., Février 1980.

439.

« Compte-rendu du Conseil pour l’enseignement et la recherche », I.S.A.R.A., Novembre 1979.

440.

« Réflexion pour la mise en place d’une formation concertée à « l’expression et la communication »., C.E.R., 1981, 4 p.

441.

BERNSTEIN (B.) : op. cit., p. 293.