2.3.2 - Les finalités de la formation des ingénieurs ne sont plus prises en charge par la sociologie

Lors des débats engagés au sein de l’école, en 1984-85, le secteur « sciences sociales et communication », à l’instar des autres secteurs, n’envisage pas de modifier le dispositif en place.484 Toutefois, la mise à l’écart des domaines d’approfondissement, puis la vague de critiques sur l’étude socio-économique, génèrent les premières turbulences au sein du secteur « sciences sociales et communication ». Cela incite ses membres à préciser, au cours de l’année 1988, les fonctions de la discipline dans la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A.

Les sociologues ont du mal à envisager que l’adaptation de l’ingénieur I.S.A.R.A. aux exigences du marché de l’emploi soit envisagée en dehors d’une réflexion critique sur les finalités de l’action. C’est en reprenant les propos de Guy Belloncle qu’ils font part de leur point de vue.

‘«La première chose que l’on doit souligner, c’est que l’introduction d’une fonction en Sciences Sociales ne peut être séparée du projet pédagogique global de chaque institution de formation. Et pour nous, il paraît évident que la démarche pédagogique que l’on devrait retrouver sous-jacente à tout projet de formation d’ingénieurs agronomes est celle qui devrait conduire à l’observation du milieu rural, à la compréhension de ce milieu, avant d’arriver à s’interroger sur les possibilités de son développement. »485

Puis, le texte met en relief l’intérêt de la formation sociologique pour préparer l’élève-ingénieur à l’exercice de son métier.

‘« Tout ingénieur doit être préparé à comprendre les groupes sociaux auprès desquels il sera amené à travailler, à communiquer avec eux et à les aider à s’organiser afin de relever les défis auxquels ils sont confrontés... L’ingénieur qui a découvert la rationalité et la logique interne du milieu dans lequel il est inséré peut repérer plus justement la nature et l’importance des problèmes posés et concevoir des moyens appropriés pour les résoudre... »486

L’ingénieur se trouve continuellement confronté à des problèmes économiques, humains et sociaux qu’il doit être capable de comprendre et, souvent, de résoudre. Qu’il occupe une fonction dans le domaine agricole, rural ou agro-alimentaire, les sciences sociales, au même titre que la formation scientifique, sont jugées indispensables.

Les sociologues envisagent de former les étudiants à l’approche et à la compréhension des questions sociales du monde agricole et rural. Se pose alors la question de la méthode. La voie retenue précédemment, d’une formation sociologique entre théorie et pratique, en lien avec un travail de terrain effectué à la demande d’organismes professionnels, constitue une démarche pour apprendre, jugées positivement par les membres du secteur « sciences sociales et communication ». Il leur paraît difficile, sinon impossible, de proposer une formation en sociologie à des élèves-ingénieurs sans une mise en situation pour apprendre, et cela pour deux raisons principales. La première découle des principes auxquels l’école se réfère pour former ses ingénieurs. Dès la fin de la deuxième année, l’approche concrète des problèmes étudiés constitue une exigence pour la très grande majorité des enseignements. La seconde est déterminée par les représentations que les étudiants se font de la discipline. Les enseignants ont, à plusieurs reprises, rencontré le faible intérêt, voire les réticences, d’une fraction importante d’entre eux pour un cours « théorique » de sociologie. Les perceptions négatives dont elle est entourée prennent racine dans des représentations courantes, où le monde technique et le monde social se trouvent dissociés. Les sciences et les techniques sont du domaine de l’ingénieur et son action contribue à leur progrès, qui entraîne le progrès social. A partir de là, les résistances au changement relèvent de la psychologie individuelle, d’un problème de mentalité ou de communication. A priori, la discipline n’a pas de légitimité auprès des élèves-ingénieurs. Par ailleurs, au regard de disciplines « scientifiques », elle apparaît comme peu fiable et imprécise. Son prestige est faible.

En proposant un dispositif de recherche-action, les sociologues de l’I.S.A.R.A. avaient innové. L’opération « Étude socio-économique » avait ouvert un espace intermédiaire entre la formation à l’école et l’activité professionnelle. Les étudiants ont investi ce lieu, jugé comme un temps privilégié de la formation. L’investigation sur un sujet précis, le travail de groupe, la rencontre directe avec un groupe professionnel et le montage d’une enquête permettaient d’acquérir un ensemble de savoir-faire, d’apprendre l’autonomie et de commencer à se forger une identité professionnelle. Au terme de la formation en sociologie, les étudiants disposent, pour la plupart, d’un savoir-faire dans ce domaine et ont découvert une approche qu’ils jugent, le plus souvent, essentielle pour un ingénieur.

Les conditions étaient réunies pour que le dispositif soit conservé. L’apprentissage d’une démarche de recherche en sciences sociales, l’acquisition de connaissances et la mise en situation de recherche par une étude de terrain, l’étude socio-économique, en définissent les objectifs. Toutefois, si la mise en situation parvient à susciter l’intérêt des étudiants pour la discipline, elle n’est pas garante des apprentissages. L’encadrement est, aux yeux des membres du secteur, une composante indispensable pour qu’ils entament une analyse sociologique de la réalité et ne se limitent pas aux analyses techniques et économiques. Les sociologues en rappellent l’importance en s’appuyant sur les réflexions conduites par Amiot.

‘« La sociologie est une discipline à vocation scientifique comportant indissolublement le caractère d’être :’
  1. un mode d’approche théorique, critique de la réalité sociale entendue comme réalité spécifique et irréductible au psychique, à l’économique...

  2. une instrumentation productrice de connaissances élaborées grâce à l’usage aussi rigoureusement que possible de méthodes diverses d’observation et de traitement des données.

‘La sociologie ne peut exister et ne peut être enseignée dans toute la diversité de ses acceptations théoriques si elle ne recourt pas à des exercices pratiques, à la mise en oeuvre de l’éventail diversifié de ses méthodes et au contact du terrain. La pédagogie que supposent ces exigences, situe la Sociologie non pas du côté des disciplines littéraires, mais du côté des sciences, et implique un encadrement et des moyens atteignant un seuil en dessous duquel la visibilité scientifique est impossible. »487

A l’issue de cette réflexion, les enseignants du secteur « sciences sociales et communication » optent pour une formation en sociologie qui s’inscrit dans le projet de l’école :

- dans son principe : former des ingénieurs ‘« répondant aux besoins des professions agricoles, à la fois en terme d’emploi, de connaissances, de savoir-être et de capacités d’adaptation »’ ,

- en vue de ‘« développer des capacités liées à l’acquisition de connaissances, de capacités de savoir-faire, de savoir-être »’.488

Cependant, ils n’abordent pas la question des finalités de la discipline de la même manière que précédemment. La sociologie, telle qu’elle avait été envisagée, avait un rôle d’antidote à l’approche scientifique et technique, ce qui devait préserver l’ingénieur de l’attitude scientiste. Pour les enseignants du secteur « formation humaine », cette finalité donnait un sens à la discipline et au curriculum. Le changement réside dans la manière de lier réflexion et action. Les enseignants du secteur, désormais appelé « sciences sociales », partagent l’idée que la discipline doit alimenter la réflexion sur les finalités de l’action, mais ils n’envisagent pas d’intervenir sur le sens à donner à l’action.

Notes
484.

I.S.A.R.A. : Document remis à la Commission des Titres, 1985.

485.

BELLONCLE (G.) : A.R.S.S., « Secteur Sciences sociales », I.S.A.R.A., Juin 1988, 7 p.

486.

« Secteur Sciences Sociales », I.S.A.R.A., 1988, p. 1.

487.

AMIOT : « L’enseignement de la sociologie en France », Revue Française de Sociologie, 1984, p.281-291, « Secteur Sciences sociales », I.S.A.R.A., Juin 1988, 7 p.

488.

« La formation I.S.A.R.A., Finalités », Plaquette de présentation, 1990, pp. 9-10.