2.3.3 - Un dispositif déstabilisé

Ayant précisé leur point de vue sur la fonction de la sociologie dans la formation des ingénieurs I.S.A.R.A., le secteur envisage de revoir les contenus de son enseignement.

Le but n’était pas de former des spécialistes de la sociologie, mais de leur donner théories, méthodes et exemples et de faire de la discipline une discipline pratique.

En 1987, un cours d’initiation à la sociologie, (25 heures), se substitue au cours intitulé « Groupes, groupements et classes en milieu rural », de troisième année. Son objectif est de faire comprendre aux étudiants le raisonnement sociologique, puis de les initier aux courants actuels (Bourdieu, Crozier, Boudon), afin d’éclairer quelques problèmes de la société contemporaine. L’intention est aussi de montrer que la discipline ne s’intéresse pas seulement à des questions agricoles.

L’enseignement se poursuit par un cours de sociologie rurale, dont l’objectif est ‘« l’acquisition de connaissances nécessaires à la compréhension des évolutions sociologiques des agriculteurs et du milieu rural et de préparer les élèves à une analyse des changements contemporains du monde agricole et rural ».’ 489

Vingt heures de cours magistraux traitent principalement de l’histoire et de la sociologie des modes d’organisation des agriculteurs. Sont également présentées les institutions et les procédures liées au développement local et au développement rural. Douze heures de travaux dirigés (un enseignement magistral a été dispensé une ou deux années, puis abandonné) permettent aux étudiants d’approfondir un thème de leur choix, à partir de la lecture d’articles et d’ouvrages. Les sociétés villageoises, la diffusion des innovations, le changement social et les identités collectives, sociétés rurales et sociétés globales, l’émergence du local et la sociologie rurale aujourd’hui sont les thèmes retenus. Les étudiants exposent par petits groupes une synthèse des articles et ouvrages lus, puis engagent un débat. En sollicitant leur participation active, par l’introduction d’un travail personnel de lecture, l’exposé et le débat, le dispositif tente de surmonter les difficultés rencontrés par l’enseignement de sociologie rurale. En effet, dès la fin des années quatre-vingts, les questions agricoles ne déclenchent pas les passions des étudiants de l’I.S.A.R.A. et, pour une fraction importante, l’objectif du cours de sociologie rurale ne présente d’emblée aucun intérêt.

Les enseignements méthodologiques ainsi que l’étude socio-économique sont maintenus. Se laissant guider par les propos de G. Belloncle, les sociologues ont souhaité que l’étude de terrain ne soit pas uniquement destinée à répondre à une demande professionnelle, mais alimente une réflexion critique sur la notion de développement, celle-ci faisant suite à la présentation des résultats sur le terrain. La démarche consiste, à partir d’un regroupement des sujets d’études par thème, à placer les étudiants de telle sorte qu’ils puissent prendre du recul par rapport à leur travail de terrain. La synthèse sur la sociologie du changement, présentée par Durand et Weil490, a été utilisée pour guider leur réflexion. Un travail préparatoire par groupes (une vingtaine d’étudiants), puis la rencontre avec un sociologue extérieur à l’école, permet la confrontation des points de vue. Ce module, d’une dizaine d’heures, est intitulé « sociologie du développement ».

Les sociologues ont envisagé l’ouverture de la discipline, afin qu’elle ne soit pas entièrement tournée vers le secteur agricole et rural. Un enseignement de sociologie des organisations (10 heures) est dispensé en quatrième année, avant le stage en entreprise. Ces deux modules « Sociologie du développement » et « Sociologie des organisations » remplacent le cours intitulé « Conflit, changement et développement » de quatrième année.

Ce dispositif a fonctionné durant deux années (1988 et 1989). Mais en 1990, la Commission des Titres jugea trop élevé le temps accordé aux sciences sociales et aux disciplines connexes (rassemblant l’économie, la gestion, le marketing et la sociologie) et suggéra, en particulier, de réduire les cours de sociologie. En revanche, l’étude socio-économique, « une belle opération », n’a pas été remise en cause.

La fonction fédératrice de la sociologie a été contestée lors des premières discussions sur le passage à cinq ans. C’est la raison pour laquelle elle ne participe plus directement à la formation professionnelle de l’ingénieur en dernière année. Elle intervient dans la formation pluridisciplinaire de l’ingénieur I.S.A.R.A. au même titre que d’autres disciplines, la contribution attendue étant de former des ingénieurs qui sachent prendre en compte la dimension sociale d’un problème. Toutefois, l’intérêt de la discipline et son efficacité ne sont que partiellement reconnus. Le maintien du dispositif hérité des fondateurs nous paraît révélateur des tensions entre finalités économiques et finalités philosophiques, les premières étant désormais plus influentes.

Ainsi au début des années quatre-vingts, les transformations du contexte agricole et la volonté d’harmonisation avec les autres écoles de la F.E.S.I.A. se sont manifestées par l’allongement de la durée des études et l’augmentation des effectifs. Le travail intense des multiples commissions, qui ont étudié comment l’école pourrait passer à cinq années d’études, a donné l’occasion aux acteurs d’entamer des négociations visant le maintien ou le changement de leurs positions respectives. On peut être tenté de souligner les continuités. Les enseignants ont exprimé leur attachement à la formation généraliste de l’ingénieur I.S.A.R.A. ainsi qu’à plusieurs principes du curriculum initial : la pluridisciplinarité, la polyvalence, les mises en situation pour apprendre. Les formes de socialisation que sont les diverses opérations pluridisciplinaires : cas concret, étude socio-économique et mémoire de fin d’études, sont maintenues. C’est pourquoi le curriculum conserve son faible degré de compartimentation, une faible stratification des savoirs et un degré de professionnalisation élevé. Cependant, il ne s’agit plus d’un curriculum intégré, car le paradigme du développement ne sert plus de référence commune. Avec l’introduction d’enseignements optionnels, acceptés en raison de l’évolution du marché de l’emploi, débute la phase d’éclatement du curriculum. En prenant en charge l’une des options, l’économie a un rôle plus important dans la formation professionnelle des ingénieurs. Le degré de compartimentation entre sociologie et économie s'accroît. Toutefois, il n’y a plus de discipline fédératrice du curriculum.

Dans le curriculum initial, la sociologie avait un double rôle : en donnant un sens à l’action, elle intervenait comme discipline fédératrice et contribuait à la formation professionnelle des ingénieurs. La réorganisation du cursus sur cinq ans a fourni l’occasion de remettre en question le paradigme du développement et de prendre pour référence le pragmatisme. La sociologie tente de trouver sa place dans la partie tronc commun du curriculum, mais elle se trouve en état de tension dans la mesure où, pour le volet agricole et rural, sa base théorique est mal définie, et pour le volet entreprise, elle n’a pas la possibilité d’envisager de mise en situation spécifique.

Le nouveau curriculum hérite des formes de classification et de découpage des savoirs mis en oeuvre lors de la création de l’école. Toutefois, les permanences ne doivent pas être surestimées. L’introduction d’un enseignement optionnel et l’abandon du paradigme du développement constituent les préalables à des modifications plus importantes.

Notes
489.

« Sociologie rurale », I.S.A.R.A. 1988.

490.

DURAND (J.P.), WEIL (R.) : « Le changement social et Sociologie du développement », Sociologie contemporaine, Editions VIGOT, Paris, 1989, pp. 275-288, pp. 395-414.