3.3.2 - La marginalisation de la discipline

Quelle place pour l’enseignement de sociologie dans le cursus ? Un premier cours d'initiation à la sociologie, en troisième année, constitue une ouverture pour les étudiants et participe à l'acquisition d'une culture générale.

Le module de sociologie rurale s'adresse aux étudiants de troisième année. Il leur donne l'occasion de comprendre les transformations du monde agricole et rural534 (organisations professionnelles agricoles, syndicalisme, coopération, structures du développement local), mais ne permet pas l'acquisition de connaissances approfondies. Sa conception, sous forme de travaux dirigés, sollicitant leur participation active, ne l'inscrit pas dans une logique disciplinaire.

Un enseignement de sociologie des organisations est proposé à ceux de quatrième année, mais le lien théorie-pratique reste faible. Lors de la négociation des stages en entreprise, la partie sociologie n’est pas présentée. Les étudiants en informent leur responsable de stage à leur arrivée dans l’entreprise. Seule la contribution technique est présentée aux partenaires extérieurs.

L’intérêt de la sociologie est admis ; paradoxalement son poids relatif a peu varié (cf. annexe 6 - matières et coefficients du secteur sciences humaines.). Néanmoins, parce qu’elle n’a plus de liens avec les autres disciplines, ni de référence paradigmatique commune, son rôle est marginal. Les acquis des enseignements théoriques ne sont que faiblement mobilisés lors des diverses mises en situation. Sa contribution à la formation professionnelle est limitée, en raison d’un lien ténu entre théorie sociologique et pratique.

Tandis que les variations précédentes avaient produit un certain nombre de glissements et d’ajustements par rapport au curriculum antérieur, les modifications opérées à partir de 1989, suite à un réexamen du cursus, ont conduit à une rupture avec le modèle initial. Renouvelant la hiérarchie et le degré de compartimentation entre les disciplines, le curriculum se recompose. La sociologie, discipline fédératrice du curriculum intégré, se trouve désormais parcellisée. Malgré sa présence dans le cursus, son rôle dans la formation de l’ingénieur en agriculture est marginal.

A la question que nous posions au départ sur la portée des réajustements dans le curriculum, nous pouvons maintenant répondre que, au cours de ces dix dernières années, s’est engagée une mutation du modèle de formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. Les débats les plus fréquents et les plus difficiles ont porté sur les enseignements d’agronomie et de sociologie, c’est-à-dire les disciplines dont les orientations permettaient de comprendre le type d’ingénieur que l’I.S.A.R.A. avait cherché à former.

Initialement, la sociologie avait pour mission de donner un sens à cette formation. Inspirée par l’humanisme chrétien, elle souhaitait un développement agricole qui trouve sa dynamique dans des initiatives collectives, tout en favorisant le développement de la personne. En s’inscrivant dans la tradition des études monographiques, elle se définissait un cadre opératoire qui répondait aux exigences pratiques de l’enquête. Le choix de l’objet, le village ou la petite région, constituait un ensemble social cohérent et correspondait aux préceptes rapportés dans le Tome I des Collectivités rurales françaises535. Une démarche descriptive, basée sur l’enquête qualitative par entretien de type semi-directif, permettait aux futurs ingénieurs d’acquérir une connaissance du milieu agricole et rural. Cette connaissance, avant d’être mise au service de l’action, donnait matière à une réflexion inspirée par une philosophie sociale qui cherchait à promouvoir une certaine conception de la modernisation de l’agriculture.

La discipline n’a pu conserver ce positionnement dans la mesure où, dès le milieu des années soixante-dix, l’optimisme lié à l’idéologie du développement536 était sérieusement entamé. L’idée du progrès technique, maîtrisé par l’homme, source de progrès social, est remise en cause par le processus de modernisation de l’agriculture. Au sein de l’école comme sur le terrain, les exigences à l’égard de la sociologie changent. Elle n’est plus sollicitée pour penser le développement de l’agriculture. Elle doit plutôt se positionner en fonction de la demande sociale. Les problèmes concrets particuliers pour lesquels elle est mise à contribution s’inscrivent dans des plans ou projets dont les finalités sont définies au départ. La discipline n’a plus à se prononcer sur les finalités de l’action, elle doit servir l’action. Les pratiques techniques et économiques des agriculteurs constituent son objet, mais en tant que dimension à intégrer pour accroître l’efficacité des actions technique et économique. Efficace pour les élèves-ingénieurs, elle permet l’acquisition d’outils opérationnels pour analyser une situation concrète. Utile pour les représentants des organismes professionnels agricoles, elle porte un diagnostic sur une situation. Celui-ci servira à envisager les actions nécessaires à la réalisation des plans ou projets préétablis. Sa contribution à la formation des ingénieurs est d’ordre professionnel et pragmatique. Au sein de l’école, le pragmatisme est jugé positivement, dans la mesure où la discipline réduit ses ambitions pour les placer sur le terrain de l’efficacité. N’augmente-t-elle pas ainsi la crédibilité de la formation sur le marché du travail, en contribuant à former des ingénieurs opérationnels à l’embauche et pourvus de bonnes capacités d’adaptation ?

L’évolution des débouchés a entraîné des modifications dans le choix des disciplines enseignées. Le marketing et les technologies agro-alimentaires ont pris une place conséquente dans la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. Sur le terrain de l’efficacité, la sociologie se voit concurrencée par le marketing. Essentiellement jugée sur sa capacité à former les étudiants à l’usage de méthodes d’enquêtes, la sociologie est au service des disciplines dont la mission est de former des ingénieurs opérationnels. En raison de la crise que traverse l’agriculture et du moindre intérêt porté par les étudiants aux disciplines en lien avec l’agriculture, une nouvelle question se pose : la sociologie doit-elle ne s’intéresser qu’au milieu agricole ou rural ? Dans ce contexte, l’objet qu’elle avait précédemment retenu ne présente plus le même intérêt. La reconnaissance de l’école par la profession agricole n’est plus jugée vitale. D’autres disciplines peuvent traiter de problèmes concrets. Le marketing social s’intéresse au conseil en agriculture. L’ingénierie du développement se rapproche d’une ingénierie du social, pour analyser les prises de décision des acteurs locaux.

Le changement du curriculum formel ne peut être dissocié du contexte de crise que traverse l’agriculture. En raison des mutations de ce secteur d’activité, les ingénieurs agricoles se sont trouvés dépourvus de leurs fonctions, telles qu’elles avaient été indiquées par les lois d’orientation. L’adaptation de l’école à un nouvel environnement ne s’est donc pas effectuée sans qu’un certain malaise s’installe. L’abandon des principes du curriculum intégré était difficile à envisager, car il faisait peser sur l’identité professionnelle des ingénieurs I.S.A.R.A. et sur celles de ses enseignants, une menace d’autant plus forte qu’aucune définition précise de leur rôle n’a été substituée à la précédente. La structure du curriculum s’est déformée continûment sans recomposition en profondeur.

Notes
534.

« Sociologie rurale », I.S.A.R.A, troisième année, 1989 et suiv., 1 p.

535.

JOLLIVET (M.), MENDRAS (H.) : Les collectivités rurales françaises, A. Colin, Paris, 1971, 222 p.

536.

Le terme de développement est entendu au sens que lui a donné la J.A.C., puis le C.N.J.A.