La construction de l’objet est analysée à partir du mode d’approche des logiques d’acteurs, décrit par l’étude qualitative des documents et les résultats statistiques.
Les études effectuées à partir de 1973-74 décrivent les situations sociales locales et cherchent à repérer les groupes d’appartenance pour mieux comprendre comment les agriculteurs peuvent, dans un contexte donné, être acteurs de leur développement. L’observation de la réalité sociale est guidée par une analyse sociologique se référant au courant fonctionnaliste. Les logiques d’action des acteurs (cf. annexe 10, thème : développement d’une petite région, études n°3, 4 et 8) sont appréhendées en lien avec les groupes d’appartenance dans lesquels ils se trouvent insérés. L’analyse des groupes révèle les clivages, les représentations et les stéréotypes, qui induisent des attitudes et comportements collectifs. L’observation est effectuée à l’échelon du village, voire du hameau.
‘« Les groupes primaires sont limités géographiquement par la structure en hameau de l’habitat. Les membres sont dénommés en fonction de leur appartenance au hameau « Ceux de la Marche », « Ceux de Lucé »...L’espace d’interconnaissances et l’activité professionnelle sont envisagés comme des entités en interrelations. La logique de chaque groupe est analysée à partir des caractéristiques objectives des unités de production (principalement des données techniques) et de la représentation que les individus ont de leur situation, qui est alors fonction de la situation familiale, de la présence d’un successeur, des projets de l’agriculteur ou encore de son appartenance à des réseaux professionnels. La démarche postule la cohérence entre le dire et le faire.
Cette approche a été délaissée, au cours des années quatre-vingts, au profit de la prise en compte de la sphère professionnelle, tout en considérant que les règles et les normes dont elle fait l’objet ne sont plus définies à l’échelon local. Dans le même temps, les besoins et les préférences individuelles des agriculteurs vont être considérés comme les éléments déterminants l’action. Peu à peu, l’analyse typologique prend toute la place au détriment de l’analyse du système social. Il n’y a pas de rupture brutale mais, au fil des années, l’éventail des données empiriques se restreint aux données techniques et économiques d’une part, et au recueil des opinions, des motivations et des besoins, d’autre part, utilisés au détriment des notions d’aspirations et désirs.
Les informations techniques et économiques, recueillies lors la phase de pré-enquête, sont mobilisées pour construire une typologie de situation. Les données économiques, difficiles à obtenir dans ce type d’enquête, ne sont approchées que par des données décrivant les systèmes de production. Premier niveau d’une description organisée de la réalité observée, la typologie de situation est, ensuite, confrontée à une typologie basée sur les représentations, saisies principalement à partir des motivations des agriculteurs pour le projet étudié. La comparaison des deux typologies permet de vérifier dans quelle mesure des situations identiques induisent des attitudes et comportements proches ; elle se concrétise par l’élaboration d’une typologie dite « socio-économique ». Celle-ci comporte habituellement de trois à cinq groupes d’agriculteurs, différenciant les plus engagés dans la voie de l’intensification, qualifiés de modernistes, dynamiques, ouverts au changement, les modérés, les hésitants et les agriculteurs restés traditionnels, perçus comme réfractaires au changement.
‘« L’évolution agricole des coteaux est un phénomène complexe, les agriculteurs en sont les principaux acteurs. Leurs décisions, ainsi que leurs comportements semblent primordiaux pour le devenir de la zone. Deux thèmes sont intéressants à analyser afin de mieux cerner la population et ses objectifs. L’un s’intéresse à l’attitude des exploitants vis à vis de leurs terres ; l’autre, plus économique étudie la mise en valeur du capital (estimée par le renouvellement des cultures, le degré de mécanisation et la pratique de l’irrigation).Le principal intérêt de la démarche réside dans la construction de l’outil. Les étudiants découvrent que les raisons d’agir ne sont pas seulement déterminées par l’âge de l’exploitant ou la surface de son exploitation, mais que la situation familiale, la manière d’envisager l’avenir et les motivations sont autant de données à prendre en compte pour comprendre les prises de décision. Sur le terrain, la typologie est perçue comme un outil au service du développement agricole. Elle permet de mieux connaître les comportements des agriculteurs et d’étudier l’impact de mesures décidées ou projetées. Apportant une connaissance précise et opérationnelle pour l’organisme de développement, qui le plus souvent manque d’informations à l’échelon local pour conduire son action, elle sert à orienter et à adapter les actions de conseil, tant au niveau individuel que collectif. Toutefois, les analyses ne cherchent pas à saisir en quoi les interrelations professionnelles locales vont influer sur les représentations. Les agriculteurs sont considérés comme étant rationnels dans leurs décisions. Ils ne sont pas totalement désincarnés, car leurs choix se situent dans un contexte technico-économique donné, décrit de manière quasi systématique (tableau n°38, p. 391). Les résultats statistiques montrent un accroissement des données techniques, recueillies lors des enquêtes, pour les promotions 13 à 18 (tableau n°39, p. 391). Les appartenances sociales locales sont de moins en moins prises en compte, lorsqu’il s’agit d’appréhender les logiques d’action professionnelles.
Les instruments d’observation et d’analyse que sont l’entretien de type semi-directif et l’analyse de contenu deviennent garants de l’objectivité de l’étude. Ce type d’approche ne pose aucun problème à de futurs ingénieurs, en particulier parce qu’il permet de contourner la rupture avec les présupposés, en particulier de type technique. L’illusion de la scientificité est maintenue par la rigueur de la démarche et, ainsi, la sociologie n’apparaît pas aux yeux des plus sceptiques comme synonyme d’inefficacité, de fantaisie et d’irrationalité ! Nous assistons à la dérive méthodologique du dispositif.
A la suite du départ des sociologues fondateurs de l’I.S.A.R.A., (promotion n°12), les enseignements n’ont pas été modifiés, mais les contenus des études ne sont plus tout à fait les mêmes (plus de données techniques, un plus grand usage de la démarche typologique). La période (promotions n°13 à 18) peut être considérée comme intermédiaire, entre la phase fondatrice et celle de rupture avec le modèle initial. Elle reflète les tensions qui traversent l’école dans son ensemble mais également la dépendance réciproque entre l’école, les enseignants et la profession agricole, confrontée à la crise. Toutefois, la dérive instrumentale peut être observée dès lors que l’école a effectivement pris ses distances avec le modèle fondateur (passage à cinq ans, pour les études socio-économiques, promotion n°19).
Les études qui parviennent à sortir de cette approche sont effectuées sur le thème de l’environnement, en particulier parce que la dimension technique et l’analyse de la réalité sociale sont appréhendées séparément. La demande technique place clairement le groupe dans une logique d’action alors que l’approche sociologique appelle la logique de compréhension. Pour les étudiants, cela implique un positionnement différent pour la partie technique et pour la partie sociologique (cf. annexe 10 : études sur l’environnement n°13 et 14). Les futurs ingénieurs sont amenés à découvrir des logiques contradictoires : celle de l’ingénieur qui, connaissant les niveaux de pollution de la nappe, doit envisager les mesures nécessaires pour réduire la pollution dans les meilleurs délais, et celle des agriculteurs, qui ne sont pas prêts à modifier leurs pratiques de fertilisation pour des raisons de simplicité des tâches, par exemple (culture du maïs en remplacement de l’élevage).
La comparaison des documents d’études socio-économiques met en évidence les conséquences des variations des finalités de la sociologie :
la première est liée à la manière de considérer le contexte. Les données démographiques, économiques, techniques, etc., des société rurales ne sont plus abordées, selon la tradition de la sociologie rurale, comme composante d’une culture, mais comme simples facteurs décrivant un cadre. Cette rupture s’est effectuée d’autant plus facilement qu’elle rencontre la représentation commune associant archaïsme et sociétés rurales. Les éléments du contexte ne peuvent que s’opposer à l’entrée des agriculteurs dans la modernisation. Prendre en compte le contexte social revient à le considérer comme déterminant social, allant à l’encontre de l’évolution souhaitée. L’ingénieur, mu par une pensée rationnelle, préfère s’intéresser à l’individu et à ses motivations.
le primat accordé à l’individu constitue la seconde‘. « Un individu comme étant a priori, dans ses conduites, un être rationnel. »’ 555 L’individu rationnel, opposé au sujet irrationnel, est celui que connaît l’ingénieur et avec lequel il envisage son métier. L’individu rationnel agit selon ses intérêts, présupposé facilement accepté par les ingénieurs. Basée sur la reconstruction des motivations des individus, la démarche d’analyse ne provoque pas de rupture avec les prénotions des élèves-ingénieurs. Tout au plus peut-elle rectifier les opinions sur des points particuliers. De la sorte, il s’agit d’un usage appauvri du paradigme utilitariste, qui n’autorise pas l’accès à la démarche scientifique. L’analyse d’une réalité sociale construite sur une vision du monde non questionnée constitue un obstacle épistémologique à la connaissance.
Les analyses sociographiques, caractéristiques du début des années soixante-dix, ont dérivé vers l’empirisme. Celui-ci fixe l’objet, l’empêche de faire apparaître la multiplicité de ses dimensions, ne questionne pas l’objet de recherche, accumule les matériaux sur une dimension privilégiée, ne formule pas d’hypothèses liées à une théorisation et, enfin, exclut les êtres humains de son objet de recherche en les ramenant à des motivations simples. Ainsi, les critiques méthodologiques de l’empirisme, énoncées par L. Moreau de Bellaing 556, peuvent être adressées très directement aux documents d’études socio-économiques.
En l’absence d’une approche théorique précise, la transmission d’une posture mentale permettant de quitter le terrain de la sociologie spontanée, composée de déterminismes techniques et économiques, n’est plus possible. Il n’y a pas de coupure entre l’observateur et ce qu’il observe. ‘« Fondé sur la raison analytique et la logique formelle, jamais le mouvement de connaissance scientifique, dans une telle perspective, ne fait intervenir une dialectique entre l’observateur et son objet. »’ 557 La demande interne pour des enquêtes à visée quantitative ne peut que renforcer le phénomène, d’autant plus facilement qu’elle rencontre l’idée que ce qui est quantifié est garant de scientificité.
« Saint-just en Chevalet : un canton qui se dévitalise », O.R.E.A.M. Rhône-Alpes, I.S.A.R.A., 1980, p. 65.
« Avenir agricole des coteaux Nord du Petit Lubéron », Parc Naturel Régional du Lubéron, I.S.A.R.A., 1989, p. 16.
PICUT (P.) : « De la science de l’éducation à la sociologie de l’éducation », La pédagogie aujourd’hui, Dunod, Paris, 1996, p. 49.
MOREAU de BELLAING (L.): « Critique de l’empirisme en sociologie », Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, 1990, n° 95 - 96, p. 43 - 58.
BARBIER (R.) : op. cit., p. 64.