La clarification du rôle des valeurs dans la construction de l’objet s’appuie principalement sur l’analyse qualitative des études consacrées au thème «développement d’une petite région », (études n°3, 4, 6, 8, 9, 10, 12) complétée par la lecture de cinq mémoires de fin d’études (cf. annexe 11) traitant du développement agricole.
Le rôle des valeurs de référence apparaît explicitement dans les premiers documents, elles servent à penser l’action.
‘« L’avenir sera très mouvementé mais l’assise semble solide : conscience de groupe, réalisations collectives, unité économique sont autant de facteurs positifs sur lesquels devra s’appuyer le groupe pour lutter contre les forces centrifuges qui ne manqueront pas de s’exercer sur toutes ses composantes. »558 ’L’organisation collective est présentée comme la solution idoine pour maintenir et améliorer le revenu des agriculteurs. Appliquées à des exploitations non spécialisées, situées dans des zones dites « difficiles, défavorisées », mais inscrites dans un espace social, les initiatives collectives sont jugées porteuses de sens pour l’avenir. Considérées comme un moyen de transformer le travail agraire en une profession, à l’égal de tout autre, elles peuvent faciliter l’accès du plus grand nombre d’agriculteurs à la modernisation. Pour appuyer leur argumentation, certaines études font référence aux travaux de Placide Rambaud sur les conditions d’émergence des initiatives collectives.
D’autres études restituent, de manière détaillée, la manière dont les agriculteurs perçoivent le développement à l’échelon du territoire étudié. (cf. annexe 10, étude n°6). Ce travail d’observation peut ensuite déboucher sur l’élaboration de scénarii de développement, envisagés à l’échelon local et pour l’ensemble des activités économiques, sociales et culturelles, en vue d’améliorer les conditions de vie de la population.
‘« Qu’est-ce que le développement d’une région ? Selon nous, c’est l’ensemble des réalisations économiques, sociales et culturelles, qui vise à améliorer dans un projet cohérent, à court et à long terme, les conditions de vie de la population de cette région. »559 ’Sa finalité est ‘« l’épanouissement total des hommes, et non seulement leur aspect productif ».’ 560
L’enquête, conduite de manière rigoureuse, a pour but de donner à la population des informations qui lui permettent de ‘« maîtriser son destin »’ 561 de manière collective.
‘« C’est la population régionale qui doit déterminer les besoins de la collectivité, et prendre en main son propre développement. Celui-ci concerne non seulement l’aspect économique, mais l’épanouissement total des hommes. »562 ’L’analyse sociologique, conduite en fonction des valeurs à promouvoir, cherche à appréhender la capacité d’une population à prendre en main sa destinée. Les documents écrits rendent compte du travail d’enquête en fonction d’un cadre d’analyse théorique et des valeurs au service desquelles peut s’orienter l’action. Dans la mesure où les orientations proposées par l’I.S.A.R.A. restent proches des représentations que les organisations professionnelles ont de l’action de développement, le dispositif fonctionne au mieux et trouve un réel écho sur le terrain. Il reproduit à sa manière la démarche « voir-juger-agir », « juger » ayant un sens partagé par l’ensemble des acteurs.
Les études associant l’observation du milieu et la construction d’une typologie des agriculteurs sont représentatives d’une seconde période. Cette démarche, mise en place dès 1978-1979, permet aux étudiants d’observer la diversité des situations de terrain et de découvrir que tous les agriculteurs n’ont pas les mêmes chances d’entrer dans la modernisation. Ils peuvent se rendre compte que, au delà des principes généraux, il existe des construits sociaux locaux. L’environnement micro-régional a un rôle déterminant sur les comportements des agriculteurs, les orientations productives des exploitations et leur devenir, mais il se heurte aux exigences de la modernisation.
‘« Saint-Just en Chevalet : un canton qui se dévitalise : (...) il nous semble important d’accepter d’être interrogé sur l’orientation et le futur de notre société par les paysans résistants, même si eux-mêmes n’ont plus de futur.Jusqu’au début des années quatre-vingts, le développement, tel qu’il est présenté aux étudiants par les sociologues de l’I.S.A.R.A., n’a pas fondamentalement varié. Il s’agit d’un processus global dont la finalité est l’épanouissement de l’homme ; il est envisagé à partir des aspirations de la population.
‘« Ceci (le travail de terrain) représente le premier pas vers un développement adapté aux aspirations de la population qui pourra alors s’approprier l’évolution envisagée. ».564 ’Toutefois, les études y font moins souvent référence. La conception humaniste du développement, proposée par l’école, n’est plus tout à fait en phase avec la manière dont celui-ci est abordé par les organisations professionnelles. Néanmoins, il n’y pas de véritable rupture, mais des glissements successifs. D’une part, les représentants des organisations professionnelles sont encore imprégnés par ces valeurs, même si la question du développement est plus souvent abordée sous l’angle économique. D’autre part, les valeurs du projet fondateur de l’I.S.A.R.A. rencontrent toujours un certain écho. L’idée d’un développement autocentré, économe et solidaire conserve ses adeptes au sein du secteur agricole. Le syndicalisme minoritaire, écarté des rencontres annuelles entre la profession et l’Etat565, se reconnaît dans cette conception du développement. L’institutionnalisation du développement local, dans les années quatre-vingts, est porteur d’un projet de développement qui soit entre les mains des acteurs locaux, valorise les richesses locales et tende à promouvoir une agriculture plus diversifiée. Il s’agit d’un mouvement composite. Il véhicule un ensemble d’idées sur la création de l’entreprise, les P.M.E., l’innovation, la qualité et le partenariat. Il est porteur des aspirations à de nouvelles formes de sociabilité et de solidarité, en lien avec la recomposition démographique de certaines communes périurbaines ou rurales. Il exprime les préoccupations écologiques et l’attrait pour la vie associative. Le développement local, c’est aussi un ensemble de structures chargées de l’animation et de la gestion à l’échelon local. Une certaine fraction des agriculteurs, le plus souvent ceux qui ont des exploitations polyvalentes, se trouve directement impliquée dans le développement local. Ils recherchent un développement autonome et solidaire. Leurs aspirations et leur démarche rappellent le projet de la J.A.C. et du C.N.J.A. des années cinquante566. Les diverses composantes de ce mouvement permettent aux études de terrain de conserver une partie de leurs objectifs et donnent aux étudiants la possibilité de s’interroger sur les finalités de l’action : l’intensification est-elle la seule voie garantissant l’accès à la modernité ? Les systèmes de production non calqués sur le modèle dominant du développement doivent-ils être disqualifiés ?
Avant même les variations du curriculum formel, les liens entre la discipline et les valeurs auxquelles elles se référaient initialement sont devenus plus ténus. Sur le terrain, en raison de la crise de l’agriculture, la référence au paradigme du développement était plus difficile à affirmer. L’observation de la réalité sociale s’est trouvée au service de l’action, sans être en mesure de questionner l’objet. La phase de réflexion s’est appauvrie et la démarche « voir-juger-agir » s’est transformée en « voir-agir ». L’observation sert désormais à mesurer les écarts entre ce qui est et ce qui doit être, ce dernier point étant principalement défini par la politique agricole commune. Par exemple, pour envisager la réorientation de la viticulture, l’analyse contextuelle privilégie l’étude des circuits de commercialisation et celle des mesures communautaires. ‘« La viticulture est en effet plus sous le contrôle de la C.E.E. (et de la P.A.C.) que sous le contrôle de l’Etat. »’ 567
Les enquêtes délaissent la notion d’aspiration pour ne retenir que les opinions de la population ou ses besoins. Celle-ci est sollicitée pour donner un avis, mais le choix des orientations semble davantage entre les mains de la technostructure.
‘« Notre travail consiste à : - présenter l’état des lieux sur les 6 communes, exprimer l’avis des agriculteurs et des dirigeants sur la situation et le devenir de la région, préciser quelles actions permettront la réorientation de l’agriculture sur cette zone, en privilégiant l’aspect formation. »568 ’Lorsque la notion de développement devient synonyme d’évolution, c’est-à-dire d’une idée du développement à laquelle n’est plus assignée de finalité idéale, alors la problématique du changement social se transforme en problématique de l’adaptation.
Si l’on admet que l’idéologie du développement s’est progressivement installée dans une conception de croissance et d’évolution étroitement liée au développement des sciences et des techniques et déterminée par des impératifs économiques, celle-ci a été jugée incontournable et, par conséquent, non discutable. Concomitamment, la conception humaniste du développement n’a plus été reconnue crédible, comme faisant partie des possibles. Elle ne pouvait plus être présentée comme la finalité de l’action.
Le début des années quatre-vingts correspond à une période transitoire, qui est marquée par la crise agricole et, au sein de l’I.S.A.R.A., par le départ des fondateurs. Les premières interrogations sur la place de la sociologie dans la formation des ingénieurs (1985) exprimaient les prémices de la crise. La crise de l’agriculture, l’évolution des débouchés des ingénieurs et l’évolution du public, de moins en moins intéressé par l’agriculture, constituent autant de facteurs qui ont conduit l’école à rejeter le paradigme du développement. Les sociologues, héritiers d’un modèle, percevaient des contradictions, des anomalies et des difficultés pour appréhender la réalité agricole des années quatre-vingts mais, reprenant les propos de Kuhn, nous dirons : ‘« Bien qu’ils commencent peut-être à perdre leurs convictions et à envisager d’autres théories, ils, (en l’occurrence les sociologues), ne renoncent pas au paradigme qui les a menés à la crise. »569 ’
« Campuac : une nouvelle unité, développement autour d’un groupe », Crédit agricole de Rodez, I.S.A.R.A., 1975, p. 67.
« Quel développement pour le canton de Biot », D.D.A. Haute-Savoie, I.S.A.R.A., 1976, p.77.
idem, p. 87.
idem, p. 78.
idem, p. 77.
« Saint-Just en Chevalet : un canton qui se dévitalise », O.R.E.A.M. Rhône-Alpes, I.S.A.R.A., 1980, p.105.
« Quel développement pour les agriculteurs de la région de Saint-Jean-de-Bournay ? », D.D.A. Isère, I.S.A.R.A., 1983, p. 31.
ALPHANDERY (P.), BITOUN (P.), DUPONT(Y.) : op. cit., p. 106.
ALPHANDERY (P.), BITOUN (P.), DUPONT(Y.) : op. cit., pp. 216 - 226.
« Devenir et réorientation de l’agriculture dans six communes du canton de Saint-Mamert », Chambre d’agriculture du Gard, I.S.A.R.A., 1988, p. 9.
« Devenir et réorientation de l’agriculture dans six communes du canton de Saint-Mamert », Chambre d’agriculture du Gard, I.S.A.R.A., 1988, p. 1.
KUHN (T.) : op. cit., p. 114.