L’abandon du paradigme du développement dans le curriculum formel peut être précisément daté. En revanche, dans le curriculum réel, il n’y a pas de rupture brutale, mais des glissements successifs, qui conduisent à la professionnalisation du dispositif.
Dans la phase initiale, les options prises par la sociologie trouvaient leur sens au regard des finalités philosophiques que les sociologues avaient cherché à promouvoir. L’idée forte était d’étudier la société en vue de la modifier ; d’où une problématique du changement social. L’objet étudié a un contour défini : les collectivités territoriales. Le travail d’observation est rigoureux et permet de repérer les problèmes d’une collectivité. La réflexion s’oriente ensuite sur la manière d’interagir avec eux. C’est à partir des valeurs de l’humanisme chrétien et d’une analyse théorique de la société rurale que s’est élaborée la philosophie sociale, qui sert à guider l’observation, l’analyse et la réflexion des étudiants.
‘« Le problème n’est donc pas de séparer la sociologie de l’idéologie, et de la garder intacte pour qu’elle remplisse les revues et les livres de données et d’idées qui n’aient pas d’influence sur la société. Le problème consiste plutôt à doter la sociologie d’une idéologie illustrée et au service du peuple, une idéologie qui, loin d’imposer des solutions préfabriquées à des problèmes qui n’ont pas été étudiés, accepte la thèse selon laquelle il faut étudier les problèmes sociaux avant d’interagir avec eux (...) il ne s’agit pas d’empêcher le mariage de la sociologie et de l’idéologie mais d’encourager une union fertile et utile à la société. »’ 570 Ainsi, les propos de M. Bunge constituent-ils une autre manière d’expliciter le point de vue de M. Manificat et P. Picut, sociologues à l’I.S.A.R.A.
Le choix des finalités, le référentiel théorique et le dispositif technique se sont fondés sur certaines options axiologiques : solidarité, développement endogène, capacités d’initiatives, mémoire, conscience et imagination collectives. Le dispositif doit concilier plusieurs exigences de nature différente : la formation des élèves-ingénieurs à la pensée critique, la formation humaine et la formation de cadres opérationnels. En associant formation théorique, puis mise en situation, il place l’étudiant en position d’acteur et lui donne la possibilité de s’approprier des connaissances et des outils. La réflexion critique des élèves-ingénieurs peut être effective au moment de la présentation des résultats sur le terrain. Cette ré-injection auprès des acteurs et pas seulement auprès des demandeurs, permet de communiquer les conclusions de l’analyse. C’est à ce moment que l’étude est évaluée, acceptée ou non comme valide et que se place la réflexion entre ce qui est, ce qui doit être et ce qui peut être.
En prenant pour modèle la recherche-action, le projet a réussi à concilier des exigences opposées, tant qu’il y avait cohérence entre les valeurs auxquelles se référaient les acteurs, représentants de la profession agricole, et celles que met en jeu l’école. Les analyses effectuées rendaient le réel plus saisissable, plus compréhensible et, par conséquent, accroissaient les possibilités de l’action.
La mutation du monde agricole et rural a bouleversé le projet qui, pour s’adapter, a renoncé à ses valeurs. Au fur et à mesure que l’écart entre le profil de l’ingénieur en agriculture, tel qu’il était défini par le projet, et le profil recherché sur le terrain s’est creusé, la sociologie a eu de plus en plus de difficultés pour faire face à la double exigence : former à la pensée critique et former des cadres opérationnels. En conservant le dispositif antérieur, elle a pu maintenir les liens avec la profession agricole. Epousant les principales caractéristiques du curriculum : professionnalisation, raisonnement inductif et démarche empirique, elle est parvenue à garder sa place dans le cursus, mais elle s’est trouvée progressivement dans l’impossibilité de former à la pensée critique. L’étude de terrain sert directement l’action, ce qui entraîne sa professionnalisation. L’observation, de plus en plus distante d’une théorisation, ne parvient plus à se détacher des déterminismes techniques et économiques, principal présupposé des élèves-ingénieurs. Le récit des acteurs est considéré comme une source d’informations totalement objective. L’analyse du discours permet de découvrir que les représentations prennent une place importante pour comprendre une situation, mais les étudiants ne peuvent en saisir les déterminants sociaux. Ils restent ainsi dans ‘« l’illusion de la conscience des déterminations du fait social par ses acteurs et témoins ».’ 571. La démarche de recherche-action se rapproche d’une démarche positiviste, où l’observation des faits est essentiellement guidée par les outils méthodologiques.
‘« Dans cette perspective, ce n’est pas l’analyse du fait social qui importe, mais l’étude de l’écart entre ce qui est perçu et ce qu’on voudrait qu’il soit. ’ » 572 Ce qui doit être se trouve défini par les demandeurs d’étude. La dérive instrumentale est complète lorsque l’étude se transforme en enquête d’opinions.
La perte des finalités philosophiques fait ressortir certaines spécificités et exigences de la démarche de recherche-action. La première porte sur le lien entre théorie et pratique. La recherche-action élabore des modèles qui peuvent servir à alimenter la réflexion et orienter l’action. Ses résultats peuvent être communiqués à d’autres, mais ils ne sont pas généralisables, selon le sens donné à ce terme dans une démarche scientifique. Cette situation est induite par le fait que la définition de l’objet met en jeu des valeurs. Lorsque celles-ci n’interviennent plus dans la définition de l’objet, la démarche dérive vers l’étude des motivations et besoins des acteurs.
La seconde exigence a trait à la position de l’observateur. Dans une démarche de recherche-action, l’acteur devient auteur de la recherche. L’observateur ne s’affirme pas au-dehors ou au-dessus de l’action, mais au-dedans, et se trouve solidaire de ses finalités. La difficulté consiste à créer une distance critique par rapport au réel.
‘« Toute recherche suppose en effet une conjugaison optimale entre une participation qui fait entrer dans son domaine et une distanciation grâce aux méthodes pour s’en sortir. C’est là le handicap fréquent de l’auteur-acteur. Toute recherche, surtout la recherche-action suppose ainsi une méthodologie de la distanciation. »573 ’Dans le cadre de la formation initiale, la question de la position de l’observateur se pose de façon spécifique. L’élève-ingénieur se trouve a priori en dehors du milieu qu’il va étudier. Le premier objectif de la formation va être de lui faire acquérir un ensemble de connaissances, afin qu’il dispose d’une certaine familiarité avec le milieu agricole. Lorsque les étudiants projettent leur avenir dans ce milieu et souhaitent y exercer des responsabilités, la tâche sera d’autant plus aisée. Or, à cette heure, si on leur demande comment ils voient leur avenir, ils auront bien du mal à répondre et, dans le cas présent, la crise que connaît l’agriculture n’est pas de nature à faciliter l’émergence de projets. La démarche de recherche-action se trouve compromise, car elle présuppose que l’auteur partage quelques convictions avec les acteurs et s’implique dans la recherche. Une méthodologie rigoureuse peut servir à prendre du recul, notamment par rapport aux valeurs qui animent l’acteur. Lorsque ce dispositif s’adresse à des étudiants qui se sentent éloignés, voire étrangers au milieu social qu’ils auront à étudier, les moyens mis en oeuvre pour parvenir à la rupture, c’est-à-dire le dispositif méthodologique, ne peuvent plus exercer leurs fonctions. C’est alors qu’il y a dérive méthodologique, car ce sont les moyens qui sont finalisés. Cette expérience, au delà de son caractère singulier, montre l’un des problèmes que pose l’introduction d’une mise en situation dans la formation des ingénieurs : la position de l’observateur par rapport à ce qu’il observe.
L’acquisition de savoirs scientifiques et d’outils méthodologiques pouvant être mobilisés pour l’action constitue l’un des objectifs pour lequel le dispositif de formation sociologique a été mis en place. A partir de propositions précises d’organismes de développement, il associe le travail de groupe, l’enquête sociologique et la restitution des résultats sur le terrain d’étude. En introduisant l’alternance dans le cursus, il vise la formation d’ingénieur, homme de science et homme d’action.
Les premières études de terrain, centrées sur une petite région, abordent la modernisation de l’agriculture, à partir des concepts de changement et de développement ; elles ont en commun d’envisager le développement de manière globale. Le changement doit être décidé et maîtrisé par la population. Il s’appuie sur la mémoire et l’imagination collectives.
Le postulat sous-jacent est que le changement, c’est-à-dire la pénétration de la modernité, peut se faire en fonction des contextes locaux et que la diffusion du progrès varie selon le dynamisme des groupes sociaux présents. En se fixant pour finalité la connaissance et l’action, la discipline comporte une dimension critique.
‘« Les sciences sociales sont à la fois connaissance et action. En accouchant du sens caché, en connaissant, les sciences sociales proposent de nouveaux possibles. Et c’est là le coeur de leur mission, à travers leur fonction critique : ouvrir des possibles que la production sociale et la routine cachaient. »574 ’L’étude de terrain, qualitative et d’esprit monographique, se réfère à la démarche de l’étude empirique.
‘« La sociologie empirique est constituée par un terrain concret et déterminé, à partir d’un fait à construire en fait social, par premières interprétations, les premières hypothèses, mais aussi par la rupture avec ce donné, un questionnement, une théorisation, des hypothèses et une démonstration. »575 ’En raison des variations du curriculum mais aussi, sous la pression du contexte institutionnel agricole, la sociologie (enseignements et dispositif de recherche-action) est oblitérée de son objet, ce qui la réduit à son caractère instrumental. Le modèle « voir-juger-agir » est délaissé pour le credo positiviste : connaître pour agir. En optant pour une formation professionnelle et pragmatique, elle perd sa dimension scientifique. L’analyse de la réalité sociale tend à se définir par les techniques qu’elle met en oeuvre, le terrain d’études devient lieu d’application de techniques et de méthodes et enfin, la logique des acteurs est appréhendée à partir des motivations et des besoins. Elle dérive vers l’empirisme.
‘« Les valeurs de l’empirisme sont l’expérience, l’exactitude, l’objectivité. Ses principes sont le recours direct au terrain, l’information vérifiée, l’utilisation de méthodes d’investigation relativement formalisées et testées. Ses logiques sont la qualification, la quantification, l’interprétation dérivée, le bon sens. » 576 ’La discipline est alors entraînée par une dérive instrumentale, qui la dessaisit de son rôle dans la formation des ingénieurs. Elle n’est plus un lieu possible de construction identitaire, dans la mesure où elle n’est plus espace de rencontre entre le projet de l’élève-ingénieur et un milieu social. Cette dérive ne pénalise pas directement le dispositif lui-même, dans la mesure où il sert à produire une connaissance de la réalité sociale, qui rejoint ce que les représentants de la profession agricole souhaitent entendre. Au contraire, cela peut même lui conférer plus d’importance, en particulier aux yeux des étudiants, davantage préoccupés par une application immédiate des savoirs. D’une situation de consensus autour de la discipline, lors de la phase de création et de développement de l’école, la sociologie est aujourd’hui confrontée à de fortes tensions et à une difficulté identitaire. En tant que discipline académique, elle perd de son intérêt, et par conséquent son caractère formateur, dans la mesure où elle a perdu sa dimension critique.
BUNGE (M.) : Epistémologie, Maloine s.a. éditeur, Paris, 1983, p. 164.
MONTLIBERT (C. de.) : Introduction au raisonnement sociologique, Presses universitaires de Strasbourg, 1990, p. 226.
idem, p. 224.
DESROCHE (H.) : cité par AVANZINI (G.) : Introduction aux sciences de l’éducation, Privat, Toulouse, 1987, p. 80.
DURAND (J.P.) : « Quelle démission ? », Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, L’Harmattan, Paris, 1990, n°95 - 96, p. 3.
MOREAU de BELLAING (L.): « Critique de l’empirisme en sociologie », Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, 1990, n° 95-96, p. 45.
MOREAU de BELLAING (L.) : « Critique de l’empirisme en sociologie », op. cit., p. 48.