Dans chaque secteur d’activité, la proportion d’ingénieurs soulignant l’utilité des connaissances reste proche de la proportion moyenne (tableau n° 10). Les ingénieurs des secteurs « groupements professionnels et études », font davantage ressortir les capacités d’analyse (5 réponses sur 10), alors que ceux du secteur « entreprise » semble y attacher moins d’importance (7 réponses sur 34, proportion la plus faible). A l’inverse, ils insistent davantage sur la dimension relationnelle (16 sur 34). Les réponses de la catégorie « enseignant » se différencient de l’ensemble, car elles désignent en premier lieu les connaissances et, dans une moindre mesure, les aspects relationnels ( 3 sur 13).
Les ingénieurs, travaillant dans les groupements professionnels, ont en commun d’accorder la même importance à chacun des items. Ce résultat tend à souligner que le dispositif de formation sociologique, conçu en fonction des besoins de la profession agricole, s’avère, sur ce terrain, le plus opérationnel. Une interprétation plus approfondie de ces résultats nécessiterait un ensemble de données sur la trajectoire professionnelle, la fonction occupée par les ingénieurs, la taille et la fonction de l’entreprise, son caractère public ou privé.
Les acquis jugés utiles dans la vie professionnelle sont classés de manière identique par les ingénieurs hommes ou par les ingénieurs femmes (savoirs théoriques (50 % de femmes), capacité d’analyse (30%), capacité relationnelle (42%) (tableau n°11).
Les variations des finalités de la sociologie, observées dans l’analyse du curriculum formel, ont-elles des répercussions sur les acquisitions, citées par les anciens élèves ? Une mise en classe des réponses, selon les catégories précédemment définies pour comparer les documents, apporte des éléments de réponse. (tableau n°9). Les opinions se différencient en fonction de la durée de la formation (quatre ou cinq ans).
Selon les sous-groupes, les acquis jugés utiles ne sont pas classés de la même manière. Les savoirs théoriques présentent plus d’intérêt pour les ingénieurs promus récemment : 60% contre 40% pour les diplômés, avant 1990. (Le pourcentage augmentant régulièrement en fonction de leur entrée dans la vie active). Les savoir-faire sont évoqués, dans les mêmes proportions, quelle que soit la durée de la formation (29% et 30%), sans qu’il y ait de variations en fonction des sous-groupes. Enfin, la capacité d’écoute est surtout mentionnée par les ingénieurs formés en quatre ans (46% contre 26% pour ceux formés en cinq ans). Ce sont les anciens élèves, issus des promotions 13 à 18, qui y accordent le plus d’importance (65%), tandis que les plus jeunes (promotions 23 et 24) n’y font pas allusion (0%). Leurs opinions peuvent être comparées à celles du premier sous-groupe (promotions de 1 à 3), pour lequel 5 personnes sur 10 mettent en avant des acquis liés à des capacités relationnelles.
Ces résultats montrent deux tendances : un moindre importance donnée aux savoirs théoriques lorsque la durée de la vie professionnelle augmente, et une moindre attention aux capacités relationnelles chez les plus jeunes diplômés. C’est surtout ce dernier résultat qui retient notre attention.
L’écart observé entre les opinions des ingénieurs formés en 4 ou 5 ans est-il en lien avec la durée de l’expérience professionnelle et l’évolution de la carrière, ou bien fonction des variations du dispositif de formation sociologique ? Pour répondre à cette question, examinons successivement les réponses des plus anciens, puis celles des plus jeunes pour tenter d’en saisir le sens, tout en sachant que les deux facteurs (durée de l’expérience et caractéristiques du dispositif) voient leurs effets se superposer.
En désignant la capacité d’écoute, les ingénieurs, plus âgés et plus expérimentés, n’ont-ils pas affirmé qu’aujourd’hui, dans les fonctions qu’ils occupent, les aspects techniques s’avèrent minimisés, tandis que la gestion de la ressource humaine est devenue primordiale ? Dans cette perspective, ils mettent l’accent sur ce qui est indispensable pour réussir dans ces fonctions, à savoir la capacité à écouter et à communiquer avec les différents niveaux de la hiérarchie. Leurs propos viendraient corroborer la thèse selon laquelle la carrière professionnelle d’un ingénieur comporte trois grandes périodes : technique, gestionnaire et stratégique. C’est au cours de la seconde phase, lorsque l’ingénieur assume des responsabilités hiérarchiques, qu’il serait sensibilisé à la dimension socio-relationnelle de sa fonction588.
L’expérience professionnelle et les exigences des situations sociales dans lesquelles les ingénieurs se trouvent impliqués ont sans doute conduit un certain nombre d’entre eux à exprimer ce qui leur paraissaient constituer un des points déterminants pour une certaine réussite professionnelle. Pourtant, cela ne justifie pas cette dissociation si facilement admise, qui consiste à reporter en formation continue l’acquisition de capacités relationnelles. Certaines réponses, faisant explicitement référence à la formation reçue à l’I.S.A.R.A., laissent penser que l’acquisition des capacités d’écoute et d’une certaine sensibilisation aux questions humaines est possible en formation initiale.
‘« Essentiellement, un souci permanent dans la qualité d’écoute de l’autre, que j’ai commencé à acquérir pendant les cours et surtout par les applications sur le terrain » (n°1, 1ère promotion).’ ‘« Cet enseignement a certainement contribué à m’apprendre à regarder, écouter, entendre et comprendre les gens » (n°13, 4ème promotion).’Selon les propos de M. Fabre, lorsque l’on oppose formation initiale et formation continue, ‘« on n’oppose jamais que des modèles d’apprentissage, empiristes ou rationalistes : lesquels ont cours aussi bien à l’école qu’en formation d’adultes »’ . 589
Nous formulons l’hypothèse que c’est parce qu’il y a eu mise en situation, que les élèves-ingénieurs ont appris une posture sociale : la capacité d’écoute. Sous certaines conditions, la formation initiale peut favoriser une première prise en compte de données socio-relationnelles. La capacité d’écoute peut être apprise dans la mesure où le dispositif laisse place à l’inattendu, offre un espace pour lier la théorie à la pratique, la pensée à l’action et permet au sujet de se placer en situation de projet. La monographie ou l’étude socio-économique sont tournées vers l’action, mais l’élève-ingénieur est en quelque sorte dégagé de cette exigence. Il observe et découvre la complexité de la réalité sociale avant de se préoccuper de l’action. Les professionnels et les enseignants balisent l’espace, espace entre organismes professionnels et école, pour qu’il devienne un cadre potentiel de formation. Dans ce lieu d’échanges, d’analyse et de questionnement, le futur ingénieur peut découvrir la complexité de la réalité sociale, par l’écoute des acteurs. Cette expérience, acquise en formation initiale, peut ensuite être transposée dans la vie professionnelle.
Toutefois, pour apprendre l’écoute, les élèves-ingénieurs doivent pouvoir observer les pratiques autrement qu’à travers le prisme de l’instrumentation, qui ne laisse pas de place à l’inattendu. Les réponses des plus jeunes ingénieurs, se rapportant essentiellement à l’intérêt des outils, semblent indiquer que l’apprentissage de l’écoute s’avère directement menacé par la dérive instrumentale du dispositif.
‘« Oui, dans la construction d’enquêtes, l’organisation de rendez-vous, la façon d’aborder certains travaux d’une manière plus polyvalente » (n°92, 22ème promotion).’ ‘« Technique d’élaboration et d’analyse de questionnaires d’enquête. Principe de l’entretien semi-directif. » (n°86, 22ème promotion).’La durée de l’expérience et les variations des finalités du dispositif de formation définissent les deux facteurs susceptibles d’expliquer le changement de point de vue entre les ingénieurs diplômés avant 1990 et les autres. L’importance accordée à la capacité d’écoute par les aînés trouve son fondement dans la formation initiale et dans leur propre expérience. Toutefois, cet aspect, peu perçu par les plus jeunes, n’est pas seulement à attribuer au manque d’expérience. Il ne peut être dissocié de la dérive instrumentale du dispositif de formation. En cherchant l’efficacité de son action sur le terrain, celui-ci s’est progressivement placé sous l’emprise des techniques, techniques d’analyse qui ne servent plus à observer et comprendre la réalité mais à la saisir en évacuant les sujets et la nature symbolique de l’échange social.
ROBIN (J.Y.) : op. cit. p. 220.
FABRE (M.) : Penser la formation, P.U.F., Paris, 1994, p. 81.