3.1 - Formation professionnelle et discipline académique : des logiques différentes

Nous entendrons, avec G. Avanzini, ‘« par formation l’activité menée en vue de conférer au sujet une compétence, d’une part, précise et limitée, et d’autre part, prédéterminée, c’est-à-dire dont l’usage est prévu avant la formation et amène à la suivre. Elle peut être professionnelle (c’est le cas le plus fréquent) ou non et viser, par exemple, les loisirs. »591

Ainsi définie, la formation est appréhendée selon un objectif déterminé, l’acquisition de compétences qui conduit à l’exercice d’une profession donnée. Toutefois, cette notion ne peut pas s’entendre sans être mise en relation avec celle d’éducation, qui comporte deux caractéristiques.

‘« D’abord, elle vise l’accroissement de la polyvalence de l’être humain, son éducabilité, faute de quoi elle serait absurde (...) De plus, l’accroissement de cette polyvalence s’effectue sans que soit d’ores et déjà connu l’usage qui sera ou serait éventuellement effectué de tout ce qui est transmis et appris. »592

Les deux notions se trouvent en étroite interdépendance et il semble difficile d’envisager une action de formation sans que celle-ci ait ‘« un effet éducatif, une portée qui va au-delà d’elle même »’ 593 .

Par ailleurs, la formation ne désigne pas seulement un ensemble de connaissances théoriques et pratiques, qui conduit à l’acquisition de compétences préalablement définies, mais également un ensemble de dispositions, de manière d’être et d’attitudes nécessaires à l’exercice d’une profession.

‘« La formation, alors, ne va pas seulement consister à accroître l’avoir, mais à tenter d’induire la transformation de l’être, pour améliorer ces capacités relationnelles. »594

L’analyse du rôle des ingénieurs et cadres a montré que leurs compétences ne sont pas seulement d’ordre scientifique et technique mais comportent également un ensemble de qualités sociales. A certaines périodes, la compétence professionnelle technique a été placée au coeur de l’activité des ingénieurs. Aujourd’hui, le développement de leur rôle dans les entreprises a transformé leur fonction et demande une prise en compte de la dimension relationnelle.

C’est à travers les curricula que les établissements de formation des ingénieurs traduisent la demande professionnelle qui leur est adressée, mais il n’y pas correspondance directe entre des compétences à acquérir et un contenu de formation. La demande sociale oriente la construction des curricula, mais ne la prédétermine pas. ‘« L’autonomie dont disposent les institutions de formation les conduit à répondre aux demandes qui leur sont adressées selon leur propre logique sans les enregistrer dans leur formulation initiale. »’ 595 Chaque établissement va être amené à l’interpréter pour recomposer les savoirs enseignés. Selon l’histoire de l’institution, l’intensité de ses relations avec son environnement professionnel, la représentation que les enseignants se font de la demande, cette recomposition mettra l’accent sur certaines disciplines, des mises en situation, des travaux personnels ou de groupe, etc. Elle nécessite un travail de réinterprétation, notamment de la part des enseignants qui cherchent à mettre en relation des contenus de travail et des contenus de formation, et fait l’objet de négociations.596 Au cours de ce processus, il y a confrontation de registres distincts, celui de capacités professionnelles à acquérir et celui des disciplines académiques ou savoirs disciplinaires.

‘« Les savoirs disciplinaires correspondent aux divers champs de la connaissance, aux savoirs dont dispose notre société, tels qu’ils sont aujourd’hui intégrés à l’université sous la forme de disciplines, dans le cadre de facultés et de programmes distincts. »597

Les savoirs disciplinaires, savoirs produits par une discipline, peuvent être intégrés à des pratiques professionnelles, mais leur finalité est la connaissance scientifique. La difficulté pour un établissement de formation professionnelle consiste à choisir des savoirs et des objets d’enseignement, puis à les relier de manière à parvenir, au terme d’un parcours de formation, à l’acquisition de compétences. Un hiatus subsiste, écrit L. Tanguy, entre les experts professionnels du monde de la production qui se préoccupent des capacités professionnelles utiles à acquérir, tandis que les agents de l’Education Nationale opèrent dans des cadres de pensée qui renvoient aux disciplines académiques, plutôt qu’aux catégories professionnelles.598

Comment donc passer du registre des savoirs disciplinaires à celui de capacités professionnelles ? Depuis toujours, les écoles d’ingénieurs se trouvent au coeur de cette problématique. Comme l’illustre l’histoire des ingénieurs, elles y ont apporté des réponses multiples, qu’elles ont revues en fonction des réalités économiques et politiques. Aujourd’hui, cette question se pose tout particulièrement aux sciences sociales, car elles ont à prendre place dans un environnement qui, jusqu’à maintenant, les a écartées. Le but n’est pas de former des sociologues, mais des ingénieurs qui disposent d’une compétence de type sociologique, qu’ils pourront utiliser pour analyser un problème ou une situation.

Si l’on reprend l’analyse de V. Karady, l’introduction d’une discipline nouvelle, dans un système établi de hiérarchies intellectuelles, est fonction d’atouts, correspondants à des types de légitimité.

Ces atouts vont assurer un statut dans le système établi des hiérarchies intellectuelle s . ‘« Ce sont des atouts ou légitimité de type institutionnel, de type proprement scientifique, enfin de type social extérieur au champ intellectuel. »’ 599

Par légitimité institutionnelle, l’auteur entend la reconnaissance qu’accordent les instances qui maîtrisent la production, la reproduction et la diffusion des savoirs. ‘Elle relève de deux formes différentes : celle qui se rattache à l’enseignement officiel (université et grandes écoles) et celle qui relève des instances académiques (sociétés savantes).’

‘La légitimité scientifique désigne la reconnaissance qu’accorde l’opinion savante tout entière, exprimée ou non à travers des institutions.’

‘Enfin, la légitimité sociale, peut prendre des aspects aussi divers qu’il existe de groupes de pression, de syndicats,..’

Ces trois formes de légitimité se trouvent en interrelation, mais elles n’agissent pas nécessairement simultanément. Selon le type de demande, les différents types de légitimité interviendront différemment. Ainsi, écrit V. Karady, ‘« l’Université ne peut légiférer dans sa politique de création d’enseignements qu’en recourant à la légitimité scientifique de l’enseignement envisagé. »’ 600.

Nous formulons l’hypothèse que, dans le contexte d’une formation professionnelle, la légitimité sociale est primordiale, car elle donne sa justification à la discipline académique dans le projet de formation. Toutefois, les autres sources de légitimité sont nécessaires pour une reconnaissance à part entière. Par exemple, l’absence de légitimité institutionnelle fragilise le statut de la discipline, mais peut également aller à l’encontre de l’image de l’école.

Une fois la légitimité acquise, il reste à préciser comment passer du registre de l’acquisition de savoirs dans la discipline à celui de compétences professionnelles. Ce passage constitue un enjeu important pour l’introduction de la sociologie dans la formation des ingénieurs.

L’analyse de ces deux volets : la légitimité de la discipline dans la formation des ingénieurs, la mise en relations entre des connaissances disciplinaires et des capacités professionnelles permettra de mieux comprendre la difficulté identitaire et les enjeux de la sociologie dans la formation des ingénieurs.

Notes
591.

AVANZINI (G.) : Introduction aux sciences de l’éducation, Privat, Toulouse, 1987, p. 136.

592.

AVANZINI (G.) : Les adultes en formation : approche conceptuelle, Affectivité et formation des adultes, Cahiers Binet Simon, Editions Erès, Toulouse, 1994, p. 12.

593.

ibidem, p. 14.

594.

ibid., p. 15.

595.

TANGUY (L.) : « Changements techniques et recomposition des savoirs enseignés aux ouvriers : des discours aux pratiques », Sociologie et sociétés, vol XXIII, n°1, 1991, p. 71.

596.

DORAY (P.), TURCOT (M.) : « Traduction et modes de transformation des programmes de formation professionnelle. », Sociologie et sociétés, vol XXIII, n°1, 1991, pp. 87 - 105.

597.

TARDIF (M.), LESSARD (C.), LAHAYE (L.) : « Les enseignants des ordres d’enseignement primaire et secondaire face aux savoirs. Esquisse d’une problématique du savoir enseignant », Sociologie et sociétés, vol XXIII, n°1, 1991, p. 59.

598.

TANGUY (L.) : op. cit., p. 74.

599.

KARADY (V.) : « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens », Revue française de sociologie, 1979, n° XX, p. 49.

600.

ibidem, p. 50.