Etablissement destiné à la formation professionnelle d’ingénieurs en agriculture, l’I.S.A.R.A. a élaboré un curriculum présentant toutes les caractéristiques d’un curriculum intégré, au sein duquel la sociologie joue le rôle de discipline fédératrice.
Pourtant, au moment de la fondation de l’I.S.A.R.A, la légitimité institutionnelle de la sociologie et, plus largement, des sciences sociales, dans les écoles d’ingénieurs est faible. Leur place dans les programmes d’études était, le plus souvent, marginale. La plupart des écoles estimaient qu’il fallait préserver la spécificité scientifique et technique de l’enseignement et envisager, si nécessaire, la formation en sciences sociales dans le cadre de la formation continue. Nous avons pu noter que celle-ci s’adressant à des cadres en activité, s’appuyait sur des disciplines pratiques et que, en tant que telles, les disciplines académiques étaient peu sollicitées. Quelles étaient donc les sources de légitimité de la sociologie à l’I.S.A.R.A. ?
L’insertion de celui-ci au sein des Facultés Catholiques ainsi que la présence de la sociologie à l’E.S.A. d’Angers lui ont permis de trouver une légitimité institutionnelle dès sa création. Les relations avec les Facultés Catholiques, à l’intérieur desquelles existaient des instituts de sciences sociales, ont été très fortes. En effet, ils offraient des possibilités de recrutement et étaient favorables à des collaborations. Par ailleurs, certains de leurs travaux, tels que les enquêtes de terrain conduites par l’Institut de Sociologie, contribuaient à donner une image positive de la discipline.
Sur le plan scientifique, le prestige de la sociologie rurale, dans les années soixante-dix, n’a pas été sans incidence sur la reconnaissance de la discipline, dans la mesure où elle s’y référait explicitement.
La création de l’école, à une période où le secteur agricole avait besoin d’ingénieurs d’application, ingénieurs de terrain pour assurer son développement, a facilité l’obtention de sa légitimité sociale. En prenant pour objet d’étude l’exploitation agricole familiale et son environnement, autour duquel se regroupaient l’agronomie et l’économie, la sociologie pouvait apporter une contribution théorique et pratique aux questions auxquelles les futurs ingénieurs en agriculture se trouvaient confrontés. Les études de terrain s’intéressaient à la dynamique du changement du milieu agricole et rural, au niveau local, avec la perspective de donner aux agriculteurs la possibilité d’être des acteurs sociaux. Elles procuraient aux étudiants des raisons de se mobiliser pour l’action, qui trouvaient un écho auprès des responsables professionnels agricoles, le plus souvent formés par la J.A.C. Le postulat sous-jacent était que le changement, c’est-à-dire la pénétration de la modernité, puisse se faire en fonction des contextes locaux ; la diffusion du progrès variant selon le dynamisme des groupes sociaux présents. Il s’appuyait sur la mémoire et l’imagination collectives. ‘« Le message était celui de Desroche : mémoire, conscience et imagination collectives. Sans mémoire et sans raviver la mémoire, on ne peut guère accéder à la conscience collective. Mais lorsque l’on a mémoire et conscience collective, si on ne travaille pas sur imagination, il n’y a pas de changement. »’ 601
Par ailleurs, à travers le dispositif qu’elle avait construit, la sociologie se proposait comme une voie possible de réconciliation entre des facteurs philosophiques et des facteurs économiques. En s’inscrivant dans le courant du personnalisme chrétien, son ambition était de former des ingénieurs techniciens, qui n’aient pas seulement une vision utilitariste de l’action.
Dans sa phase initiale, elle a bénéficié, à l’I.S.A.R.A., d’une légitimité forte auprès des étudiants, du corps professoral, des représentants de la profession agricole et des Facultés Catholiques. Ciment humaniste du curriculum, elle a eu un rôle moteur au sein de l’école et s’est imposée comme discipline unificatrice, dont le rôle peut être décrit de la manière suivante :
la sociologie comme composante d’un métier. Les ingénieurs en agriculture sont destinés à occuper des emplois de vulgarisation, de développement ou d’animation, dans le secteur agricole. L’I.S.A.R.A. a pour projet la formation de conseillers polyvalents d’entreprise, accompagnateurs du développement. Dans cette optique, les sciences et les techniques de la production agricole et les sciences sociales sont des composantes à part entière de la formation.
la sociologie comme mode d’analyse de la réalité. Intervenant sur un espace géographique restreint, le conseiller agricole est sollicité pour des actions individuelles de conseil et des actions collectives auprès des groupements d’agriculteurs. Comprendre le fonctionnement d’un groupe, les rapports entre l’individu et le groupe sont à la base des savoir-faire qu’exigent les fonctions de conseil et d’animation.
la sociologie comme composante d’une culture. Le conseiller agricole est un homme de terrain. Son action se situe auprès d’un milieu social dont il convient de connaître les modes de vie, les valeurs, la mémoire, les projets.
la sociologie comme espace de réflexion sur les finalités de l’action. La référence au paradigme du développement, inscrit dans les utopies ‘« des vingt glorieuses de l’agriculture française »’ 602, et un objet d’étude commun avec les autres disciplines lui donnent la possibilité de contribuer à la formation professionnelle et humaine des ingénieurs et à leur formation scientifique.
Les sources premières de légitimité ont, peu à peu, perdu de leur poids au sein de l’école. Au terme de quelques années, la légitimité institutionnelle de proximité s’est affaiblie, notamment, en raison du départ à la retraite de certains enseignants.
Les relations avec les autres écoles d’agriculture se sont renforcées, comme en témoigne la création de la F.E.S.I.A., en 1986. Toutefois, la légitimité institutionnelle, que conférait la référence à l’école d’Angers, s’est amoindrie. En 1975, l’E.S.A. d’Angers entre dans une nouvelle phase de développement. La durée des études passe à cinq ans et les effectifs augmentent. Elle engage une réforme des études et redéfinit les objectifs des enseignements de sociologie. L’I.S.A.R.A., n’ayant pas encore obtenu de reconnaissance auprès des représentants de la profession agricole de la région Rhône-Alpes, n’est pas en mesure d’envisager des modifications de son curriculum ; sa conception de l’ingénieur en agriculture est en cours d’élaboration.
Du point de vue de sa légitimité scientifique, la sociologie rurale, à l’I.S.A.R.A., n’est pas parvenue à renouveler son cadre théorique. Les analyses sociologiques, développées à partir de champs d’études spécifiques, comme par exemple les travaux de J.P. Darré ou A. Barthez, n’étaient pas systématiquement utilisables dans le cadre des études de terrain. L’hétérogénéité des thèmes, en liaison avec la diversification de l’activité agricole, rendait le lien théorie-pratique de plus en plus difficile à tenir. Par ailleurs, la légitimité scientifique de la sociologie des organisations n’a rien changé quant à la difficulté identitaire de la discipline, car elle n’avait pas de légitimité sociale, notamment auprès des entreprises agro-alimentaires.
La fin de la conception d’un métier, l’ingénieur du développement agricole, remplacée par une vision plus utilitariste de l’action et une prise en compte forte des facteurs économiques, aussi bien à l’intérieur de l’école qu’à l’extérieur, remettent en cause l’analyse des réalités sociales locales.
Ces variations s’inscrivent dans un contexte de restructuration des savoirs, d’ouverture du programme des études et d’abandon de la référence au paradigme du développement, c’est-à-dire de celui qui assurait le passage de l’extérieur à l’intérieur, de la théorie à la pratique, du futur métier de l’ingénieur agricole au curriculum. En son absence, la sociologie perd les fondements de sa légitimité sociale, ce qui entraîne la perte des rôles qu’elle s’était donnés et la place en situation de difficulté identitaire.
La redéfinition des compétences de l’ingénieur I.S.A.R.A. et les relations, telles qu’elles ont été définies, entre les enseignements de dernière année et ces compétences rendent sa contribution à la formation au métier plus incertaine. Le faible nombre de mémoires de fin d’études pour lesquels elle est directement sollicitée en constitue un indicateur.
Sur un autre plan, son intérêt, en tant que discipline académique proposant un mode spécifique d’analyse de la réalité, diminue. En effet, le paradigme des sciences de la nature devient le paradigme de référence implicite du curriculum ; l’analyse systémique a une moindre portée, en raison de la suppression de l’analyse globale de l’exploitation, pour tous les étudiants. C’est donc en fonction des règles définies par le modèle des sciences expérimentales que la question de la scientificité de la sociologie se trouve posée. En voulant adopter la rigueur de ses méthodes, elle est entraînée par la dérive instrumentale. Une fois sur le terrain, les études répondent à des demandes professionnelles qui s’inscrivent dans des logiques d’action données par la politique agricole. Construite sur une vision du monde non questionnée, la démarche d’analyse constitue un obstacle épistémologique à la connaissance. L’étude de terrain, mise au service d’apprentissages méthodologiques, ne permet plus de découvrir la complexité des rapports sociaux.
Enfin, le projet de formation, dont l’ambition était de réconcilier des finalités philosophiques et des finalités économiques (former dans le même temps des hommes d’action et de réflexion), apparaît de plus en plus improbable, voire impossible. Sous la pression conjuguée de facteurs internes et externes à l’école, la sociologie est traversée par des tensions de plus en plus fortes. Il n’y a pas de rupture brutale, dans la mesure où les valeurs du projet fondateur de l’I.S.A.R.A. rencontrent encore un certain écho sur le terrain, mais elles ne servent plus à conduire une réflexion sur les finalités de l’action. L’utilisation d’un concept, le changement social, qui n’est pas spécifique au cadre défini par le paradigme du développement, est conservé. Il sert de guide pour des analyses de la réalité, qui n’opèrent pas de distinction entre le rapport aux valeurs et le jugement de valeur. Les valeurs implicites sont celles que donnent la modernisation de l’agriculture.
‘« On lui (la théorie purement économique en son sens « individualiste », politiquement et moralement neutre) a attribué la validité d’un idéal dans la sphère des valeurs au lieu d’un idéaltype à utiliser au cours d’une recherche empirique portant sur l’« étant » »603.’ ‘La discipline est alors « dans l’impossibilité d’établir une distinction nette entre la sphère des évaluations et le travail empirique ».604 ’Sa perte de légitimité dans le curriculum de l’I.S.A.R.A. s’est accompagnée d’une recomposition des savoirs, qui s’est traduite par de nouvelles délimitations entre les secteurs d’enseignement. Disposant d’une légitimité institutionnelle, scientifique et sociale, elle a trouvé sa place dans un curriculum où les frontières entre les disciplines étaient faibles, la hiérarchie faible, la spécialisation faible. Peut-on envisager que, munie d’une entière légitimité, elle puisse prenne place dans un curriculum au sein duquel les hiérarchies entre disciplines soient fortes, le degré de compartimentation fort ?
Entretien n°7, 1995.
ALPHANDERY (P.), BITOUN (P.), DUPONT (Y.) : Les champs du départ, Editions La Découverte, Paris, 1989, p. 181.
WEBER (M.) : Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1992, p. 428.
ibidem.