Des données nouvelles : la mondialisation de l’économie, l’explosion des moyens d’information, la crise de l’emploi, les transformations des rapports entre l’homme et la nature et les problèmes « verts » ont suscité des interrogations au sein des instances représentatives des écoles sur la place et le rôle des cadres et les évolutions nécessaires des formations. De nombreux colloques ont été organisés, depuis une dizaine d’années, pour réexaminer la question de la place à donner aux sciences sociales et humaines dans la formation initiale. De manière assez convergente, les écoles estiment que les compétences en gestion des ressources humaines relèvent de la formation continue et s’adressent à des ingénieurs disposant d’une expérience. En revanche, il semble qu’un certain consensus se soit établi pour que ces compétences s’appuient sur un socle construit dès la formation initiale, comme l’a exprimé J. Lesourne à l’occasion du colloque organisé par le C.E.F.I./I.N.G.E.T.E.F.
‘« Pour que les ingénieurs se comportent dans la société française comme des professionnels, il faut qu’ils acquièrent progressivement au fur et à mesure de leur carrière et en fonction de la sélection qu’imposera le succès ou l’échec, des compétences en économie et gestion leur permettant le moment venu de leur carrière, d’accéder à des responsabilités de plus en plus importantes. Mais ces compétences doivent s’ancrer sur un socle construit dès les écoles d’ingénieurs. »605 ’Les travaux de la C.N.G.E., de 1990, confirment ce point de vue.
‘« Les sciences sociales méritent d’être présentées aux élèves qui disposeraient ainsi de lectures nouvelles de leur environnement. Des cours de relations internationales et de management interculturel devraient les compléter. Quelques conférences sur la sociologie de l’innovation, ou sur l’épistémologie permettraient aux ingénieurs d’échapper au mythe du déterminisme technologique et de s’éviter de graves déconvenues ultérieures. Les sciences cognitives (expression orale et graphique, techniques de communication, d’animation de groupe, etc.) constituent un atout précieux pour faire progresser les idées et travailler en équipe. Enfin, la gestion des ressources humaines, longtemps ignorée, surtout dans les écoles d’ingénieurs, doit trouver dans les cursus la place qui est la sienne. Bien entendu, il est particulièrement difficile de sensibiliser à ce type de problèmes des jeunes gens qui n’ont encore jamais été confrontés à eux, et ne voient donc que très mal l’intérêt de s’armer pour y faire face. Mais cet argument vaut pour d’autres disciplines, et il semble au groupe qu’il y a au moins un minimum indispensable à acquérir. Cela dit, toutes les occasions de stages en entreprise, de contacts avec l’extérieur, ou même de vie de l’école peuvent servir pour aborder ces thèmes.606 »’D’autres envisagent l’introduction des sciences sociales pour préparer les ingénieurs à piloter le développement technologique au sein des entreprises, lequel est de plus en plus perçu comme résultant des interactions entre les hommes, les sciences et les techniques. Ainsi, le colloque « Sciences humaines et métiers de l’ingénieur », organisé en 1994 à l’initiative de l’Ecole nationale supérieure d’arts et métiers, l’Ecole nationale supérieure d’arts de industries de Strasbourg et l’Ecole des mines de Nancy.
‘« Parce que l’ingénieur conçoit et fait fonctionner un univers de machines, il agit de plus en plus directement sur l’ordre social. Il est indispensable de former cet ingénieur en le sensibilisant à une perception articulée de son rôle et de la portée de ses actions dans le tissu social. »607 ’De manière plus large, ces écoles s’interrogent sur la manière de prendre en compte, dans la formation, les interactions « technologie-société-sujet ».
Face aux questions qui concernent la complexité de notre environnement et l’avenir, certaines veulent amener les futurs ingénieurs à s’interroger sur le sens de l’aventure humaine en vue de préparer l’ingénieur humaniste du XXIe siècle608. En développant la « formation humaine », les écoles souhaitent donner matière à penser aux futurs ingénieurs, de manière à ce qu’ils soient en mesure de réfléchir simultanément sur l’action et ses finalités.
En 1996, la Conférence des grandes écoles a organisé un colloque sur le thème « Humanités et grandes écoles » ‘« avec la volonté de se poser des questions occultées par le triomphe de l’efficacité rationalisante et technique cantonnant nos interventions à des buts instrumentaux et attendant trop souvent des sciences humaines et sociales le même type de réponse que celles que l’on a généralement attendu des techniques et des sciences appliquées : de l’efficacité et de l’opérationalité »’ . 609
Ces déclarations confèrent une reconnaissance aux sciences sociales et mettent en évidence la diversité des attentes.
En explorant la problématique des sciences de l’homme dans la formation des ingénieurs, les écoles s’intéressent au développement de théories et concepts spécifiques aux sciences sociales dans la formation, ainsi qu’à la formation professionnelle et humaine des ingénieurs. Toutefois, l’introduction de disciplines traitant directement de questions sociales et humaines débouche sur des questions idéologiques et éthiques. Humanités, sciences humaines et sciences sociales sont sollicitées pour enrichir la formation d’une réflexion sur les finalités de l’action.
Cette dimension semble être le point vers lequel convergent les débats. Leur introduction dans la formation des ingénieurs n’est pas abordée comme un apprentissage purement adaptatif permettant de mieux répondre aux attentes des entreprises, mais pour situer l’homme dans son histoire et s’interroger sur les conditions de possibilité du développement humain. Des finalités philosophiques et des finalités économiques traversent la problématique des sciences humaines dans la formation des ingénieurs.
Ce contexte, plus favorable que par le passé, n’entraîne pas nécessairement la reconnaissance d’une discipline en particulier dans une école.
Par ailleurs, la question de la légitimité institutionnelle concerne aussi bien la discipline que les enseignants. Comme le note Th. Coanus, leurs activités d’études, à visée pratique, les éloignent des procédures de validation propres aux instances académiques. ‘« La voie du salut, c’est-à-dire celle qui permet d’obtenir à la fois la reconnaissance rapprochée (du côté de l’école d’accueil) et la reconnaissance plus éloignée (du côté des instances universitaires) est donc fort étroite, pour ces disciplines comme pour les agents permanents qui les incarnent. »’ 610
LESOURNE (J.) : « Intérêt et actualité de la formation économique de l’ingénieur », Cahiers du CEFI, 1986, n°13, p. 59.
C.N.G.E., op. cit., p. 51.
Atelier permanent : Sciences humaines et métiers de l’ingénieur, Paris, 1995, 3 p., p. 1.
École des Mines : Références pour un ingénieur humaniste, Le cherche midi éditeur, Paris, 1995, 251 p.
BERAUD (A.) : « Genèse d’une problématique », C.G.E. : Humanités et grandes écoles, Colloque I.N.S.A., Lyon, 1996, p. 18.
COANUS (Th.) : « Deux ou trois choses que je sais d’elles... de l’intérêt des sciences humaines et sociales pour la formation des élites », C.G.E. : Humanités et grandes écoles, Colloque I.N.S.A., Lyon, 1996, p. 157.