3.3.1 - Sociologie, éthique et valeurs

En créant l’I.S.A.R.A., les Facultés Catholiques se sont donné les moyens de poursuivre leur mission éducative : former la personne en référence aux valeurs chrétiennes. La sociologie, envisagée davantage comme une philosophie sociale, a été introduite dans le curriculum, notamment pour prendre en charge la formation de la personne. La réflexion sur les valeurs ne venait pas en plus de la formation scientifique et technique mais, parce qu’elle se trouvait placée au coeur de celle-ci, elle était de nature à éclairer la pratique.

Cette légitimité a été remise en cause, au sein de l’institution, en raison de la crise de la religion dans le monde moderne et du poids grandissant des facteurs économiques. L’école s’est mise à fonctionner avec d’autres références, d’autres normes et s’est éloignée des Facultés Catholiques.

Toutefois, la question de la formation de la personne selon les valeurs évangéliques a été reprise par les instances représentatives des écoles d’obédience catholique. En 1986, les écoles, dont l’I.S.A.R.A., rassemblées au sein de la F.E.S.I.A., ont rédigé une charte explicitant clairement leurs références aux valeurs chrétiennes dans leur action éducative. Plus récemment, les écoles de la F.E.S.I.C.615 ont exprimé leur conception de la formation humaine des ingénieurs en faisant référence à un idéal de formation fondé sur les valeurs évangéliques. Les relations avec les entreprises, la culture générale, l’expression et la communication et le développement personnel en constituent les diverses composantes.616

Face à cette attente, la réflexion éthique doit-elle être traitée à part ou bien confiée à certaines disciplines ? dans l’affirmative, lesquelles ? Peut-on imaginer des experts en éthique ayant pour mission de conduire une réflexion sur les valeurs ? Ce mode d’intervention a pour avantage une certaine visibilité, mais un tel partage des tâches ne peut conduire qu’à une impasse. En effet, l’autonomisation de la réflexion éthique, extérieure aux pratiques sociales, qui sont directement régies par les disciplines technicisées, pose le problème de la portée de ce mode d’intervention. D’un côté, une formation qui a renoncé à se référer à des valeurs et, de l’autre, une réflexion éthique qui, parce qu’elle est dissociée de l’action, ne peut fonctionner comme espace de débat et de confrontation. Par ailleurs, comme le note M. Freitag, on peut s’interroger sur le statut et la nature des valeurs auxquelles il serait fait référence.

‘« Ce qui caractérisera les valeurs des experts, c’est leur abstraction et leur dispersion vis-à-vis des conditions structurelles globales d’existence de la société, et donc, d’une certaine manière, leur irresponsabilité à l’égard de la réalité globale. »617

Cette abstraction et cette dispersion signifient que les normes évoquées peuvent provenir d’idéaux politiques et de principes très différents de ceux auxquels les ingénieurs sont amenés à réfléchir, ce qui rend la réflexion pratiquement inopérante pour établir des hiérarchies et faire des choix.

Doit-on, d’une part, s’orienter vers un enseignement en sciences sociales qui aurait pour but d’étudier les activités de l’homme, en se référant au modèle des sciences expérimentales et, d’autre part, introduire les sciences de l’homme, dont la portée serait plus générale, afin de comprendre l’agir de l’homme dans son ensemble et s’interroger sur son devenir ? Si cette distinction existe, elle ne sépare pas nécessairement les disciplines entre elles, mais elle traverse chaque discipline et, peut-être bien, chaque type d’enseignement et de recherche. Cependant, s’agit-il réellement d’une distinction ? Très concrètement, cela reviendrait à considérer une partie de la sociologie comme au service de l’action concrète et efficace et une autre comme au service de la pensée, ce qui est contraire au principe fondateur de la discipline. Par un retour aux sources de la discipline, nous pensons éclairer la réflexion. Comprendre la société, tout en contribuant à fonder une morale et une politique, cela caractérise le projet fondateur de la sociologie. Cette tension est au coeur de l’oeuvre de Saint-Simon, mais également, de celle d’Auguste Comte. Au tournant du vingtième siècle, le développement de la sociologie est lié à la production de connaissances positives sur la société. Durkheim, Weber et Simmel ont cherché à produire une connaissance de la société où les jugements de fait se différencient des jugements de valeur. La connaissance positive est construite sur des bases épistémologiques différentes mais, pour ces auteurs, l’enjeu de la sociologie reste la question politique.

Puis, dans le souci de se faire agréer, la sociologie s’est développée, en lien avec les mathématiques et, en prenant pour modèle les sciences de la nature, laisse de côté les débats éthiques et politiques. Toutefois, elle n’est pas parvenue à se constituer en une science naturelle du monde social. Elle se trouve toujours située entre le modèle des sciences expérimentales et la démarche herméneutique.

‘« Depuis le milieu du XIXe siècle, la littérature et la sociologie sont en compétition, chacune prétendant pouvoir guider la civilisation moderne et la société industrielle en lui fournissant la doctrine de vie appropriée... Ce conflit révèle l’un des dilemmes de la sociologie qui, depuis ses origines, oscille entre le modèle des sciences de la nature et une approche herméneutique qui s’apparente à la littérature. »618

Ce dilemme est inhérent à la discipline et ne peut être ignoré au risque d’une dérive, qui écarterait définitivement la discipline des questions éthiques et politiques.

Toutefois, il paraît périlleux de demander à une seule discipline de porter la question éthique. La sociologie n’est pas nécessairement la mieux placée. « Prenons l’exemple d’un cours sur les prions. Cela soulève des questions fondamentales sur un certain nombre de maladies, sur le transfert génétique, sur le savoir sur le plan humain, sur la sécurité alimentaire. Des professeurs de technologie industrielle ou alimentaire se rendent bien compte que l’alimentation par certains côtés s’enrichit et par d’autres, s’appauvrit. Cela pose des questions sur les mécanismes de défense de l’organisme qui diminuent du fait de l’alimentation industrielle. Je trouve que l’on ne peut pas avoir le monopole du raisonnement sur les finalités, d’autant plus que l’on est mal placé. Nos étudiants prennent les phénomènes à partir de l’angle de la technique. » 619

Nous formulons l’hypothèse, sans être en mesure d’approfondir la réflexion, que la formation d’hommes d’action et de réflexion ne relève pas seulement des sciences sociales et humaines, mais pose la question de la conception de l’enseignement scientifique dans son ensemble. L’expérience de l’I.S.A.R.A. ne peut être détachée de son contexte spécifique, mais elle suggère que c’est en opposant au mouvement de parcellisation du savoir un mouvement de synthèse, qui permet aux diverses disciplines de se rassembler pour traiter le politique, que peut être introduite une réflexion sur les finalités de l’action qui ne soient pas en marge de la formation scientifique et technique des ingénieurs.

Notes
615.

La F.E.S.I.A., Fédération des Ecoles Supérieures d’Ingénieurs en Agriculture fait partie de la F.E.S.I.C., Fédération d’Ecoles Supérieures d’Ingénieurs et de Cadres.

616.

Plaquette « La formation humaine dans les écoles de la FESIC », FESIC, 1995, 4 p.

617.

FREITAG (M.) : « La société informatique et le respect des formes », Revue du M.A.U.S.S., Les Editions La Découverte, 1995, p. 224, pp. 197-267.

618.

LEPENIES (W.) : Les trois cultures, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1990, p.1.

619.

Entretien n° 1, 1996