- Un modèle de référence : l’ingénieur chef de projet

La remise en cause de la notion d’application est sous-jacente, dans les débats récents des instances représentatives des écoles. La transformation du rôle des ingénieurs dans les entreprises a entraîné l’évolution des formations, dans le sens d’un élargissement du champ des compétences. Les écoles se sont ouvertes, certes de manière très variable, à autre chose qu’à des enseignements scientifiques et techniques. Depuis de nombreuses années, elles ont cherché à donner plus de place aux sciences fondamentales et aux enseignements de technologie au détriment d’activités applicatives ; elles sont moins spécialisées. La distinction entre ingénieurs de conception et ingénieurs d’application perd de sa pertinence, et ce quel que soit le secteur d’activité. ‘« Certains phénomènes ont un rôle à jouer dans la pratique proprement dite, des phénomènes comme la complexité, l’incertitude, l’instabilité, la singularité et le conflit de valeurs, et qui ne correspondent pas à la rationalité technique. Le modèle de science appliquée qui nous amène à penser que la pratique intelligente est une application du savoir théorique destinée à résoudre des problèmes pratiques, est progressivement mis de côté. »’ 620 Les réformes de l’enseignement supérieur agronomique traduisent cette évolution.

Les écoles se trouvent confrontées à la conception de nouveaux modèles de formation, en ayant à intégrer la place de la technologie et à s’ouvrir aux sciences humaines et sociales. Il y a une recomposition des curricula, qui semble s’établir selon deux modèles-types : l’ingénieur généraliste et l’ingénieur chef de projet.

La conception de l’ingénieur généraliste est celui que donne l’étymologie « ingénium », c’est-à-dire inventeur, concepteur. Les mutations technologiques et les modifications de l’organisation du travail, au sein des entreprises, amènent progressivement des bouleversements dans le choix des disciplines étudiées. Aujourd’hui, dans le contexte de changements technologiques rapides, les capacités de création et d’innovation deviennent indispensables. A la suite d’une analyse historique du rôle de l’ingénieur, A. Touraine propose la définition suivante : ‘« Maintenant, la pénétration de la science, c’est-à-dire d’une activité intellectuelle dont la connaissance est la finalité principale, d’une logique qui n’est pas la logique de l’action et de l’intervention, dans la sphère des gens qui ont à agir et à intervenir, c’est ce qui définit l’ingénieur. »’ 621

En référence à cette approche, les curricula s’orientent vers la formation à la recherche et par la recherche. En 1990, une enquête de la Conférence des directeurs d’écoles et de formations d’ingénieurs auprès des établissements sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale confirme que la recherche est bien considérée, aujourd’hui, comme le contexte indispensable à la formation première d’ingénieurs.

Ce modèle-type est privilégié dans la majorité des formations initiales. Toutefois, la structuration des savoirs, le poids des disciplines et l’importance des mises en situation sont variables selon les écoles.

La seconde conception de la formation est celle de l’ingénieur chef de projet, définie pour la formation continue, mais elle n’exclut pas la formation initiale.

Selon B. Decomps et G. Malglaive, ‘« un ingénieur se caractériserait donc par un ensemble aussi cohérent que possible de connaissances théoriques, de connaissances technologiques et de connaissances méthodologiques. Mais, il y manque encore un élément essentiel pour garantir l’efficacité professionnelle : c’est cet ensemble difficile à décrire, fait d’expériences diverses, parfois de non-dit, qu’on résume sous le vocable de savoir pratique (...) Le savoir pratique devient le principe même de l’alchimie des compétences, transformant des connaissances qui resteraient « livresques » à l’issue d’une formation purement scolaire en connaissances « opératoires » parce que devenues outils pour l’action. »’ 622

A la différence de l’autre modèle, la formation à la recherche et par la recherche n’est pas mise en avant. Ce modèle cherche à concilier formation théorique et savoirs spécialisés. Il introduit le principe de l’alternance dans la formation supérieure professionnelle. Il vise la formation d’ingénieurs de production.

Le curriculum proposé privilégie la logique inductive et la démarche empirique, mais il n’est pas construit sur la séparation théorie-pratique, séparation caractéristique des curricula de formation de l’ingénieur d’application. Nous formulons l’hypothèse que le curriculum de l’I.S.A.R.A., à sa fondation, en constitue une illustration. En effet, théorie et pratique n’étaient pas considérées comme des entités distinctes, mais dans leurs interrelations. Cela s’est concrétisé par un faible degré de compartimentation entre les disciplines ainsi qu’entre les enseignements et les mises en situation. Le travail de groupe avait son importance durant tout le parcours de formation. Le dispositif sollicitait des modes d’apprentissages différents grâce à des mises en situation où se rencontraient l’école et des représentants des organisations professionnelles agricoles ; les enseignants ayant un rôle de tuteur. Il introduisait l’alternance, telle qu’elle était pratiquée par les Maisons Familiales Rurales. Sa finalité était de former des ingénieurs pour la production agricole.

Bien que cette question reste à approfondir, il semble que les postes confiés aux ingénieurs I.S.A.R.A. ne correspondent pas au profil d’un ingénieur d’application ayant à privilégier l’intervention technique. Leurs tâches ne sont pas très éloignées de celles décrites par J.P. Le Goff pour les ingénieurs chefs de projet.

Notes
620.

SHÖN (D.A.) : « Nouvelle épistémologie de la pratique », BARBIER (J.M.) : Savoirs théoriques et savoirs d’action, P.U.F., Paris, 1996, pp. 201-222.

621.

TOURAINE (A.) : «  De l’ingénieur au gestionnaire de la production », La formation supérieure des ingénieurs et cadres, Colloque UNESCO - 1994, Ed. Jean - Michel Place, 1995, p. 57.

622.

DECOMPS (B.), MALGLAIVE (G.) : « Comment asseoir le concept d’université professionnelle ? », BARBIER (J.M.) (sous la dir.) : Savoirs théoriques et savoirs d’action, Presses Universitaires de France, 1996, pp. 61-62.