- Former à la pensée critique : un second enjeu

Une clarification des rapports avec les autres disciplines est indispensable pour éviter à la sociologie d’être privée de sa dimension critique. Ainsi, écrit J.P. Billaud, lorsque les sociologues ruraux ont été amenés, au début des années soixante-dix, à des approches interdisciplinaires, ‘« ils ont été confrontés à l’image réductrice dans laquelle « l’autre » veut les tenir : que la sociologie permette de repérer et d’aplanir les résistances sociales pour faciliter la mise en oeuvre du modèle technique de l’agronome ».’ 625

Cette exigence constitue un deuxième enjeu pour la sociologie dans la formation des ingénieurs : préserver sa dimension critique. Si elle reste prisonnière d’une demande sociale, elle a toutes les chances d’évacuer la complexité de la réalité sociale. Son souci principal devient la mise en oeuvre d’un projet auprès d’une population et elle n’est plus en mesure de prendre du recul par rapport aux présupposés qui sous-tendent l’action. ‘« Cette approche se retrouve dans les opérations Ferti-mieux. Le groupe auquel on s’adresse est la classe technique pointue qui est dans une dynamique de progrès. L’hypothèse sous-jacente est que, eux, savent raisonner et, compte tenu de cette aptitude, ils seront à même de modifier leurs pratiques... c’est aussi qu’une agriculture performante, bien menée n’est pas polluante. C’est une erreur. Finalement, ceux qui sont valorisés, ce sont ceux qui polluent le plus. Pour les autres, le risque est grand de provoquer le désintérêt. Il faut regarder l’ensemble de l’agriculture, partir de l’objectivité des faits. Là, il y a un problème, on a une grande difficulté à connaître les faits, la réalité. Ensuite, on met une teinture sociologique pour se choisir une classe. Il y a là une idéologie : les plus polluants savent le mieux raisonner, donc on peut envisager de modifier leurs pratiques. »’ 626

La pratique de la sociologie dans un cursus scientifique et technique apparaît délicate à construire. En effet, elle se heurte à la question de la scientificité, car son mode de raisonnement n’est ni celui des sciences exactes, ni celui des sciences expérimentales. Sans engager un débat sur la scientificité de la sociologie, nous voudrions revenir sur sa position épistémologique.

Le premier point réside dans le rapport qu’elle entretient avec son objet d’étude et pose le problème de la distanciation, vivement ressentie par les élèves-ingénieurs.

Le second tient aux caractéristiques du raisonnement sociologique. J.Cl. Passeron définit le ‘« raisonnement sociologique comme va-et-vient entre contextualisation historique et raisonnement expérimental ».’ 627 Lorsque la discipline se trouve aux côtés des matières scientifiques et techniques, la tentation d’alignement est forte. Le recours à une sociologie quantitative en constitue un exemple. Pourtant, la sociologie ne peut rester sociologie, que dans la mesure où elle est rappelée à l’ordre historique, écrit J. Cl. Passeron. A force de vouloir se rattacher au modèle des sciences expérimentales, elle est entraînée par une dérive instrumentale, telle que le montre l’expérience de l’I.S.A.R.A. La discipline perd ses qualités premières : être capable de traiter les causalités multiples et hétérogènes, être sensible à la diversité de la réalité sociale, qui lui permettent la réflexion critique.

Pour lui conférer une légitimité scientifique, il apparaît indispensable de donner aux étudiants des connaissances épistémologiques leur permettant de comprendre les bases de leur savoir. Tant que la sociologie ou d’autres disciplines des sciences sociales et humaines se trouveront à côté de disciplines scientifiques et techniques qui se considèrent dispensées de s’interroger sur les rapports entre l’homme de science et l’homme d’action, sur le modèle de science qu’il convient de viser, les difficultés identitaires de la discipline risquent de se prolonger.

Avec tous les risques que cela comporte, il semble plus facile d’introduire le raisonnement sociologique à partir d’études de terrain. La capacité d’écoute est une condition essentielle pour découvrir la diversité des savoirs et des rationalités des acteurs. Toutefois, si son apprentissage n’est pas un monopole de la discipline, il est indispensable qu’il soit pris en compte au sein d’un curriculum.

Passer du registre des savoirs à celui d’une compétence de type sociologique et développer une capacité critique, tels sont les enjeux que nous avons retenus pour la sociologie dans une formation supérieure professionnelle. Intervenant comme l’une des composantes du métier d’ingénieur, sa capacité critique ne dépend pas seulement de la discipline mais des rapports avec les autres disciplines et des interrelations entre enseignements et mises en situation.

Notes
625.

BILLAUD (J.P.) : « La sociologie, entre critique et ingénierie sociales », JOLLIVET (M.) : Sciences de la nature, Sciences de la société, C.N.R.S. Editions, Paris, 1992, p.185.

626.

Entretien n° 7, Etude-Conseil

627.

PASSERON (J.C.) : Le raisonnement sociologique, Nathan, Paris, 1991, p. 79.