L’enseignement de la sociologie générale et de la sociologie rurale dans la formation de l’ingénieur en agriculture de l’Institut supérieur d’agriculture Rhône-Alpes, constitue l’un des traits spécifiques du cursus. De 1968 à nos jours, l’expérience de l’I.S.A.R.A. fournit l’opportunité de s’interroger sur les enjeux d’une discipline académique dans une formation supérieure professionnelle.
En prenant pour objet d’étude le curriculum et ses interrelations avec les formations sociales dans lesquelles il se trouve inséré, nous avons pu mettre en évidence les finalités de la sociologie dans cette formation. Notre recherche comporte, d’une part, une approche socio-historique des écoles d’ingénieurs et du milieu agricole et, d’autre part, l’analyse des documents internes à l’école, complétée par des entretiens semi-directifs auprès de personnes ayant pris part à la fondation de l’école. Une exploration des représentations et des jugements628 que les enseignants portent sur le curriculum et ses variations, aurait permis d’approfondir son mode de transformation. Ayant été partie prenante de ce processus depuis 1982, il nous a semblé difficile, voire impossible, d’interviewer nos collègues. Il n’est pas habituel que l’auteur fasse part des difficultés qui furent les siennes au cours d’une recherche. Sans aborder spécifiquement cet aspect, il nous paraît important de rappeler que notre démarche s’est enracinée dans une approche de recherche-action et que, de ce fait, positionnant les termes recherche et action, nous nous sommes heurtée à des difficultés épistémologiques et méthodologiques. Cependant, cela nous a permis d’observer, pour un projet d’action, quelques années d’expérience dont nous avons gardé le souvenir d’avoir été, pour une part, acteur. Puisse le lecteur reconnaître, au travers de cette thèse, l’effort d’un auteur.
L’analyse du curriculum s’appuie sur les travaux de Bernstein, Forquin, Young et Perrenoud. Il s’agit pour l’essentiel d’observer les processus de transmission des savoirs, ce qui pose la difficile question du statut des savoirs dans une approche résolument antifonctionnaliste. En d’autres termes, cela revient à dire qu’il convient d’observer le curriculum comme paradigme théorique de compréhension des systèmes d’apprentissage. On pourrait également faire référence à Henri Desroche qui a explicité, à la suite de M. Mauss, les différentes manières d’apprendre, souligné et affirmé avant d’autres la complémentarité entre les systèmes non formels, informels et formels d’éducation et formation.
Une analyse socio-morphologique du curriculum formel a permis de décrire sa substance (sélection des savoirs, mode de transmission et d’évaluation) et son degré de stratification. Elle est complétée par l’analyse du curriculum réel, centrée sur la contribution de la sociologie à la formation des ingénieurs I.S.A.R.A. (analyse de documents rédigés par les étudiants et enquêtes auprès des anciens élèves, entretiens auprès de responsables professionnels). Une investigation auprès des étudiants aurait apporté un éclairage complémentaire sur leurs représentations du métier d’ingénieur et les relations qu’ils entretiennent avec la discipline. Cette référence à la nouvelle sociologie de l’éducation anglaise peut surprendre. La notion de curriculum est-elle adaptée à l’analyse du parcours de formation d’ingénieurs généralistes ? Cette question demeure entière. Bien que cette approche soit plus étayée pour l’analyse des programmes d’apprentissages des enfants, elle s’avère, toutefois, pertinente au sens où elle a permis de révéler, derrière les enjeux formatifs, le programme caché ou le curriculum latent.
L’originalité de la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A. réside dans la construction d’un curriculum intégré, en vue de finalités précises, l’ingénieur du développement agricole, et dans l’utilisation de la sociologie comme catalyseur du dispositif. Parce qu’il privilégie la pensée inductive et la démarche empirique, le curriculum de la fondation peut être rapproché de ceux d’autres écoles d’application. Toutefois, il s’en différencie, car il n’est pas construit sur l’opposition théorie-pratique. Les secteurs d’enseignement, fédérés autour d’un objet d’étude commun, l’exploitation agricole, entretiennent des relations ouvertes et sont faiblement hiérarchisées. Savoirs théoriques et savoirs pratiques n’ont pas été pensés en terme d’opposition, mais comme devant s’éclairer mutuellement. Pour faciliter cette collaboration théorie-pratique, les enseignants du secteur « Formation humaine » ont imaginé des études de terrain calquées sur le modèle de la recherche-action. Elles mettent l’accent sur l’implication des acteurs : étudiants, enseignants et partenaires professionnels et sur l’utilisation d’une démarche d’analyse sociologique. Elles cherchent à accompagner des processus de changements au sein du milieu agricole et rural qui ne soient pas imposés de l’extérieur mais à l’initiative des acteurs locaux, autant de traits spécifiques caractéristiques des pratiques de recherche-action629.
Lors de la fondation de l’I.S.A.R.A, en 1968, période marquée par la progression de la technique en agriculture, le modèle de formation est construit à partir d’une conception globalement partagée à l’époque de l’ingénieur, vecteur et, par là même, vulgarisateur du progrès technique. Toutefois, la conception du curriculum et la place prise par l’enseignement de la sociologie, le préparent à être un accompagnateur du développement. Ingénieur d’application destiné au secteur agricole, il n’est pas pour autant un ingénieur spécialisé. La tâche de vulgarisation n’est pas exclue de sa fonction, mais elle ne constitue pas la finalité de la formation. Le développement est envisagé sous ses aspects techniques, économiques et sociaux. L’initiative est accueillie et soutenue par les représentants de la profession agricole de la région Rhône-Alpes, qui ont besoin d’ingénieurs de terrain pour agir auprès des agriculteurs et les inciter à moderniser leur outil de production. Un consensus s’est rapidement établi autour de l’ingénieur généraliste du développement agricole.
En contribuant à la formation professionnelle, humaine et scientifique de l’ingénieur I.S.A.R.A., la sociologie occupe une place particulière dans le curriculum. A cela, deux raisons principales : l’une réside dans sa légitimité, l’autre dans le fait qu’elle intervient comme catalyseur de la transformation des savoirs en compétences.
En raison des relations privilégiées entre l’I.S.A.R.A. et les Facultés Catholiques, à l’intérieur desquelles les sciences sociales sont développées, la sociologie bénéfice d’un environnement favorable. Par ailleurs, l’Institut a pris pour modèle le curriculum de l’Ecole supérieure d’agriculture d’Angers, dans lequel la sociologie figurait comme l’une des composantes fortes de la formation de l’ingénieur en agriculture. Elle trouvait ainsi sa légitimité en tant que discipline académique dans une formation professionnelle. Sur le plan scientifique, ses références théoriques aux courants d’analyse développés par la sociologie rurale dans les années soixante-dix lui confèrent son identité disciplinaire. En développant des études de terrain, qui abordent les questions concrètes que se posent les responsables de la profession agricole de la région, elle parvient à se faire reconnaître.
Toutefois, ces sources de légitimité ne prédéterminent pas son rôle dans le curriculum. C’est en choisissant son objet d’étude : les exploitations agricoles familiales et leur développement, ainsi que par une manière spécifique de l’aborder que M. Manificat et P. Picut ont innové et l’ont placée, non pas comme une discipline apportant une bouffée d’air dans un cursus scientifique et technique ou une instrumentation de plus, mais au coeur même de la formation de l’ingénieur I.S.A.R.A.
Dès lors, ce n’est plus la discipline académique, en tant que telle, qui est mise au premier plan, mais les apprentissages qu’elle favorise. Etant à la fois théorique et pratique, elle permet aux futurs ingénieurs de développer des apprentissages professionnels. Apprendre à observer, mesurer et abstraire, apprendre à écouter, acquérir une première expérience des rapports professionnels, de la vie et du travail de groupe, tels sont les acquis reconnus par l’ensemble des acteurs : étudiants, professionnels et enseignants. Le futur ingénieur I.S.A.R.A., devant aborder une question technique, doit être en mesure d’utiliser des savoir-faire acquis par l’intermédiaire de la sociologie. Celle-ci joue le rôle de discipline fédératrice du curriculum, qui présente toutes les caractéristiques d’un curriculum intégré.
Sa référence au paradigme du développement lui permet de prendre place dans le curriculum comme discipline proposant une épistémologie des apprentissages et de la connaissance. Par son intermédiaire, l’ingénieur I.S.A.R.A. est censé s’interroger sur les finalités de l’action et sur le lien entre progrès technique et progrès social.
Ni sociologie fondamentale, insouciante de ses applications, ni sociologie pratique, conçue comme simple application de la discipline de référence, elle intervient dans la conception du modèle de l’ingénieur I.S.A.R.A. et se trouve traversée par des tensions. Tensions entre finalités philosophiques et finalités économiques, entre conception humaniste et personnaliste du développement et formation d’ingénieurs qui doivent trouver leur place sur le marché du travail, entre formation à la pensée critique et formation professionnelle, entre savoirs théoriques et savoirs pratiques. Ces tensions sont fécondes et source de dynamisme pour l’ensemble du curriculum, tant qu’elles ont pour toile de fond le paradigme du développement, qui les maintient et les renouvelle.
La crise de l’agriculture et celle de son modèle de développement fragilisent le dispositif de formation de l’I.S.A.R.A. L’accroissement de la production, favorisé par la diffusion du progrès technique n’est plus synonyme de développement économique et social. Il a également pour conséquence la diminution massive du nombre d’agriculteurs. Ce contexte bouleverse le positionnement des ingénieurs en agriculture, tel qu’il avait été défini par les lois de 1960.
Tout au long de cette recherche a été présent à notre esprit ce processus de changements et de transformations du milieu agricole et rural, tel que l’avait envisagé dans son devenir P. Houée ou M. Debatisse « La révolution silencieuse » ou encore H. Mendras « La fin des paysans ». Enfin M. Gervais et Cl. Servolin n’ont-ils pas écrit : « Une France sans paysans ? » A partir de cette interrogation, on peut légitimement se poser la question de la place et du rôle de l’ingénieur en agriculture.
Cette mutation bouleverse précocement la conception de la formation d’ingénieur en agriculture que l’I.S.A.R.A. avait tenté d’élaborer. Face aux modifications des conditions d’exercice et du contenu du métier, l’Institut s’interroge sur la pertinence de son cursus et recherche une harmonisation avec les autres écoles d’ingénieurs en agriculture. Ce travail interne de restructuration est l’occasion d’ouvrir le programme d’études au domaine agro-alimentaire, d’abandonner la référence au paradigme du développement qui, en raison de la crise de l’agriculture, a perdu de sa légitimité, et de modifier les relations entre les secteurs d’enseignement. Le redéploiement des enseignements s’opère dans un climat de conflits, car il a une portée beaucoup plus forte qu’une simple adaptation aux évolutions du marché de l’emploi. Il a pour enjeu la conception de la formation de l’ingénieur en agriculture : doit-on poursuivre une formation d’ingénieur généraliste ou bien opter pour la spécialisation ? Ce problème auquel l’I.S.A.R.A. s’est trouvé confronté s’avère aujourd’hui encore non résolu. Les enseignants n’ont pas souhaité rompre radicalement avec le modèle fondateur, pour des raisons qui tiennent autant à l’intérêt de ce profil sur le marché du travail qu’à la difficulté, en l’absence de modèle de remplacement, de remettre en cause les rapports précédemment définis entre les secteurs d’enseignement. Toutefois, les réajustements successifs, toujours conduits avec le souci d’une meilleure adéquation de la formation dispensée au marché de l’emploi, accompagnent sa mutation. Les rapports théorie-pratique sont repensés dans un sens plus classique, tel que le montre la nouvelle organisation du cursus, construite en trois temps : acquisition de bases scientifiques, utilisation des bases dans des lieux d’application, puis approfondissement, pour ne pas dire spécialisation. Le caractère instrumental du savoir se renforce.
Tout au long des diverses phases de restructuration du curriculum, la sociologie fait l’objet de multiples controverses et remises en question. Elle est contestée, en premier lieu, en raison de son rôle fédérateur. L’abandon du paradigme du développement entraîne d’autres changements. Ses rapports avec les autres disciplines, notamment l’économie et l’agronomie, avec lesquelles la sociologie avait établi des collaborations étroites par l’intermédiaire d’un objet d’étude commun sont bouleversés. Les relations d’interdépendance ne sont plus souhaitées, en raison, notamment de l’évolution du marché de l’emploi, qui remet en cause un curriculum entièrement construit autour de l’exploitation agricole et qui donne à d’autres disciplines la possibilité de contribuer à la formation professionnelle des ingénieurs I.S.A.R.A. La mise en place d’options, en dernière année, en élargissant les champs d’application, modifie la logique du curriculum intégré. Sa diversification entraîne la parcellisation de la sociologie, chacun de ses enseignements ayant des champs propres.
L’analyse du curriculum réel montre que les liens que la discipline cherchait précédemment à établir entre savoirs théoriques et savoirs pratiques et entre formation scientifique et formation professionnelle s’affaiblissent. Les études de terrain deviennent avant tout l’occasion d’utiliser des outils et la connaissance du milieu agricole est placée à un second plan. En mettant en avant la relative efficacité de leur action, elles se détournent d’une nécessaire réflexion critique sur le devenir de l’agriculture. Elle privilégient une réponse formative de type empirique, l’essentiel étant de répondre au mieux aux « réalités » du marché. Le lien entre savoirs théoriques et aptitudes à décrire, observer et comprendre, ce qui est en quelque sorte le modèle de formation à la sociologie, est remis en cause.
Les anciens élèves expriment des opinions positives sur leur formation en sociologie. Par l’intermédiaire de la mise en situation, du travail de groupe et des contacts avec le milieu professionnel, elle donne la possibilité d’acquérir des savoirs pratiques, qui trouvent leur intérêt lorsqu’ils sont ancrés sur des savoirs théoriques. Une analyse plus fine de leurs réponses montre, depuis quelques années, la perte de l’apprentissage de l’écoute, en lien avec la dérive instrumentale du dispositif et la disparition de sa dimension critique.
Initialement traversée par des tensions entre des finalités philosophiques et des finalités économiques, qui lui donnaient une dynamique, la sociologie se trouve aujourd’hui face à des alternatives : la connaissance ou l’action, la formation scientifique ou la formation professionnelle. Choisissant l’un ou l’autre volet, elle se trouve de toute manière dans une impasse, dans la mesure où sa légitimité est plutôt plus faible que celle d’autres disciplines qui peuvent apporter leur contribution à la formation humaine et sociale des ingénieurs. Elle se trouve face à une crise de sens.
Il serait intéressant de poursuivre l’investigation sur l’usage du concept de recherche-action dans la formation des ingénieurs. A-t-il été introduit dans d’autres curricula, à travers d’autres disciplines ? Par ailleurs, quelle est la contribution de la sociologie, dans les curricula où elle trouve sa place, sans faire référence au concept de la recherche-action ?
A partir de cette expérience, la réflexion peut se poursuivre dans deux directions : l’une sur la conception de la formation d’un ingénieur, l’autre sur les enjeux de la sociologie dans une formation supérieure professionnelle.
L’originalité du modèle de formation de l’ingénieur I.S.A.R.A, lors de la création de l’école, résidait dans sa capacité à sortir de l’opposition théorie-pratique. En cela, elle était en avance sur son temps, dans la mesure où la plupart des curricula des écoles d’application étaient construits sur l’opposition théorie-pratique, remise en cause actuellement. Ce modèle initial nous rapproche de celui proposé à la suite des travaux de la commission Decomps qui définit l’ingénieur chef de projet. En sollicitant les sciences expérimentales et l’analyse systémique, le dispositif de formation proposait des modes d’approche de la réalité différents. Rassemblés autour d’un objet d’étude unique, les secteurs d’enseignement entretenaient des rapports ouverts et peu hiérarchisés. Le caractère novateur du dispositif résidait également dans la transposition de la démarche de recherche-action dans une formation d’ingénieurs. Théorie et pratique n’étaient pas considérées comme des entités distinctes, mais pensées dans leurs interrelations. La transmission des savoirs et savoir-faire privilégiait les travaux de groupe et des mises en situation où se rencontraient l’école et des professionnels. Les enseignements disciplinaires étaient dispensés en vue de doter les futurs ingénieurs des bases nécessaires à l’exploration et à la résolution de problèmes posés par le développement de l’exploitation agricole ou d’un ensemble d’exploitations rassemblées pour des actions communes au sein de groupements de vulgarisation ou de développement agricoles.
Ce modèle a prouvé son efficience en s’adressant à un secteur d’activité bien structuré, dans un contexte encore favorable au développement de l’activité agricole. Il a rencontré ses limites, non pas parce qu’il constituait une approche originale de la formation d’ingénieurs de terrain, mais parce qu’il était bâti autour d’un seul objet d’étude : l’exploitation agricole. Par ailleurs, il proposait une réflexion sur les modalités de son développement qui, en raison de la disparition des réseaux de sociabilité coutumière, semblait de plus en plus en décalage avec la réalité du monde agricole et rural. Le cadre dans lequel il s’était inscrit s’avérait trop étroit. N’ayant pas la possibilité de redéfinir ses finalités propres, il est conduit à fonctionner principalement sous les pressions de l’environnement et à rechercher sans cesse son adaptation. Toutefois, il garde son intérêt comme illustration possible de la formation d’un ingénieur de projet. Par ailleurs, il donne la possibilité de s’interroger sur l’intérêt et sur les modalités d’un enseignement de sociologie dans une formation technique et scientifique.
Dans une formation professionnelle, l’expérience de l’I.S.A.R.A. montre que la finalité d’un enseignement de sociologie peut être d’inviter les étudiants à prendre du recul par rapport à un environnement au sein duquel ils auront à agir. En proposant une démarche d’analyse qui ne prend pas le réel pour un donné mais qui le construit, elle donne la possibilité d’une réflexion épistémologique. Celle-ci ne peut trouver son sens et son utilité que si elle est en mesure d’aborder les questions et les problèmes qui sont, non pas en dehors, mais au coeur de la formation scientifique et technique des futurs ingénieurs. Cette fonction est indissociable de sa fonction critique et l’on comprend aisément que dans une formation professionnelle cette place soit sans cesse menacée. Quel que soit son objet, le courant théorique auquel elle se rattache et ses méthodes, cette fonction est toujours à reconquérir, sauf si la discipline a renoncé à son identité et s’est transformée en boîte à outils.
Cette dimension critique ne peut s’exercer que si la sociologie parvient à se situer en tant que discipline pratique, permettant l’acquisition de compétences de type sociologique. Elle participe ainsi à la construction de l’identité professionnelle des futurs ingénieurs. Pour être reconnue, elle doit être en mesure d’analyser des phénomènes sociaux qui représentent des enjeux pour les étudiants. Elle peut y parvenir en établissant des relations ouvertes avec les autres disciplines et les problématiques qu’elles abordent, tout en conservant son mode d’approche spécifique de la réalité. Pour cela, il est indispensable de dépasser les clivages disciplinaires et de développer des approches transversales, par l’intermédiaire de mises en situation spécifiques. Toutefois, la mise en oeuvre d’une démarche d’analyse sociologique ne peut être envisagée en dehors d’un champ théorique. La diversification constante des modes de penser et des usages de la sociologie ne facilite pas la tâche. Ce choix ne peut être entièrement dissocié des contextes dans lequel l’analyse sociologique se développe (rural, entreprise, local). Néanmoins, on peut souligner avec C. de Montlibert que ‘« plus un champ scientifique est hétéronome plus les effets - ici attachés à la personne des sociologues - prennent le pas sur les oppositions théoriques et méthodologiques. »’ 630 Au sein des écoles d’ingénieurs, cette dimension n’est sans doute pas sans importance. Dans ces conditions, il nous paraît vain de présenter les différents courants d’analyse sociologique avec l’espoir d’opter pour l’un ou pour l’autre en raison de qualités scientifiques intrinsèques. La mise à jour des déterminants sociaux de la pratique constitue à nos yeux une première exigence pour échapper à la sociologie empiriste. Avec A. Touraine, nous choisirons une sociologie qui éclaire le sens des pratiques et transforme tout acteur en acteur conscient : ‘« La sociologie doit se reconnaître un but et une fonction : contribuer à ce que les membres d’une société s’y comportent le plus possible comme des acteurs et à ce que la société elle-même soit décapée de son ordre, de ses idéologiques et de ses rhétoriques, pour apparaître comme un ensemble de systèmes d’action par lesquels, à travers tensions et conflits, un ensemble social agit sur lui-même, sur son organisation et son changement. Le but de la sociologie est d’activer la société, de faire voir ses mouvements, de contribuer à leur formation, de détruire tout ce qui impose une unité substantive : valeur ou pouvoir, à une collectivité. »’ 631
Ayant apporté des éléments de preuve de son utilité pour analyser une situation tout en préservant son autonomie épistémologique, la sociologie peut ensuite être amenée, avec d’autres, à susciter une réflexion sur la connaissance scientifique et ses produits. Dans cette perspective, cela revient à dire que les sciences exactes et expérimentales soient elles-mêmes interrogées et que la sociologie et les disciplines annexes soient soumises à la même procédure. Les élèves-ingénieurs auront alors la possibilité d’être acteurs de leur formation et pas seulement des clients, d’élargir leur champ de connaissances théoriques, de prendre de la distance par rapport à leur propre savoir scientifique et technique et, à partir d’expériences concrètes, de modifier leur rapport au savoir, qui est ‘« rapport au monde, rapport à soi, rapport aux autres »’ 632.
Jugements, au sens d’attitudes mentales sous-jacentes aux opinions, voire aux stéréotypes observés au travers des discours des enseignants.
LEVY (A.) : « La recherche-action : Une autre voie pour les sciences humaines ? », BOUTINET (J.P.) : Du discours à l’action, L’Harmattan, Paris, 1995, pp. 59-60.
MONTLIBERT (C. de) : Introduction au raisonnement sociologique, Presses universitaires de Strasbourg, 1990, p. 262.
TOURAINE (A.) : Pour la sociologie, 1974, p. 236, cité par DURAND (J.P.), WEIL (R.) : Sociologie contemporaine, Éditions Vigot, Paris, 1989, p. 609
CHARLOT (B.) : Du rapport au savoir, Eléments pour une théorie, Anthropos, Paris, 1997, p. 91.