2. La Conception De La Vocation Et De L’agir Essentiel256

Quatre sujets seulement partagent totalement cette perception de la vocation et de l’agir essentiel, et disent la reconnaître dans leur expérience, tandis que trois la désapprouvent clairement. Une majorité (treize sujets) donne quant à elle un avis mitigé sur la question, relevant les atouts de ce repère axiologique, tout en distinguant bien ses limites.

Pour quinze sujets, la dimension vocationnelle de chacun s’appuie sur les potentialités de la personne, et se découvre lentement comme une recherche progressive d’un projet en adéquation avec son identité. Il est ainsi admis que chaque homme est en capacité de se réaliser à travers une action ou un engagement, professionnels ou non, en accord avec ses aspirations et ses désirs les plus fondamentaux, lui permettant ainsi d’actualiser ses « dons » :

« C’est quelque chose de central pour moi dans PRH. (...) chacun a en lui des éléments, des qualités, des perceptions, des intuitions sur des chemins particuliers précis, que n’a pas le voisin. Donc, il sera, dans telle ou telle voie, plus efficace, plus heureux » (M. 2). ’ ‘ « Je crois qu’il y a quelque chose d’intéressant de dire que dans tout ce que l’on fait (...), il y a des talents, des acquis, des potentialités qui sont en résonance particulière avec certains types d’activité, dans lesquels on trouve un plus grand épanouissement » (M. 5).

En ce sens, nos sujets sont en phase avec la vision PRH257, qui considère que l’épanouissement d’une personne ne trouve son accomplissement que dans la mise en oeuvre concrète de « qualités » et de valeurs conjointes, contribuant à forger l’identité d’une personne, et à lui donner confiance.

D’après PRH, la voie la plus directe pour faire émerger cet « agir essentiel » serait d’approcher au plus près son identité, et d’en déterminer progressivement les caractéristiques les plus saillantes, afin de faire correspondre leur engagement concret avec ces dernières. Là encore, PRH part du principe que la découverte de l’identité se vit essentiellement dans un travail d’introspection, et que le temps de l’actualisation vient souvent après les prises de conscience intérieures.

Nous verrons par la suite que cette conception quelque peu restrictive ne correspond pas aux réalités du monde actuel, et que l’agir essentiel peut prendre des formes multiples et inédites, et se découvrir justement au coeur de l’action et de l’engagement.

C’est ainsi que deux sujets ont préféré insisté sur la force symbolique de cette dimension d’agir essentiel, dans la mesure où celle-ci aide la personne à avancer dans la recherche d’un axe d’action en accord avec son identité, mais ne doit pas être vue comme un paradigme absolu, ni se comprendre dans un sens trop littéral :

« Cette dimension est importante même si elle n’a pas forcément une réalité....Il y a une force symbolique de ça. Par exemple moi, c’était « maison d’accueil », un accueil de l’autre. Et bien cette image elle m’est restée très forte. C’est un peu comme un étendard que je peux brandir à l’intérieur de moi même et me dire, cette capacité là, elle est en moi. A moi de la développer. (...). C’est symbolique et ça peut faire avancer la personne. Même si je ne vais pas forcément m’amuser à chercher une maison d’accueil pour accueillir les personnes ! » (M. 18).

En revanche, si nos sujets sont d’accord pour admettre que ‘« nous avons un agir qui se fait au quotidien (...) »’, et qui est d’avantage ‘« une capacité, une richesse propre que la personne peut apporter partout où elle est »’ (M. 14), ils se refusent à envisager celui-ci comme un ‘« engagement radical et unique au travers d’une vocation »’ (M. 14).

Sept sujets ont souscrit à cette explication, considérant en effet que les richesses d’une personne peuvent s’actualiser de multiples manières et dans des lieux très différents :

« Ce schéma peut faire oublier qu’il y a trente six mille manières d’actualiser ce que l’on porte en soi » (M. 20). ’ ‘ «Je crois qu’on a une orientation ,des potentialités plus actives que d’autres. Je crois qu’il y a une unité possible dans toute la vie qui peut être vécue. Je ne sais pas de quoi sera fait demain, je sais de façon évidente vers quoi je vais, c’est dans la forme que ça peut être divers » (M. 9). ’ ‘ « Je crois à la dimension vocationnelle mais comme une recherche et comme quelque chose qui se développe au fur et à mesure d’engagements associatifs, culturels, (...) où la personne affine progressivement son projet d’avenir ou professionnel ; il peut y avoir une dimension vocationnelle mais pas « ce pour quoi on est fait », cette formule là, non » (M. 4).

En outre cinq sujets trouvent que ce concept d’agir essentiel, pris de façon trop catégorique et trop absolu, risque de maintenir les personnes dans l’illusion d’un avenir déjà déterminé, qu’il faudrait apprendre à reconnaître parmi les nombreuses possibilités de l’existence. Cet impératif crée alors une sorte de tension volontariste qui peut empêcher les personnes d’être à l’écoute des opportunités positives de la vie :

« Il y a une espèce de recherche nombrilique (...)Je pense que l’homme se découvre dans la relation, c’est dans l’engagement que je découvre qui je suis ; une vocation c’est l’histoire d’une vie, c’est l’histoire d’un cheminement et c’est pas des analyses le matin en se levant (...)Ce sont des choses à faire, il faut s’arrêter dans sa vie, vérifier les valeurs que l’on veut donner, communiquer. Moi j’ai vu des gens tourner en rond durant des années (...) à chercher quel va être leur appel, leur vocation » (M. 10).

Il est vrai que dans la vision PRH de la vocation et de l’agir essentiel, la place de la relation et de l’engagement sont minimisées, et qu’il s’agit d’abord de se découvrir par l’introspection, au lieu de se rendre attentif aux sollicitations de la vie alentour :

« La dimension de la relation est minimisée, la dimension d’être est absolutisée (...). Vocation ça veut dire appeler...on est que dans le vocabulaire de la relation : j’appelle quelqu’un quand je suis en relation avec lui c’est à dire que du fond de ce que je vis, de ce que je suis à un moment donné de mon existence, je reçois un appel, et je découvre que cet appel ouvre un avenir, et qu’il embarque des choix, des modes de vie qui sont tournés vers devant, c’est à dire vers cette relation qui m’appelle en fait. La relation telle que PRH la voit me semble quand même beaucoup tournée vers une introspection...on va creuser et laisser se dérouler quelque chose qui est à l’intérieur. Il y a une dimension d’appel puisqu’on postule que c’est une transcendance qui parle et qui appelle au travers de mon être, mais c’est pas réellement un dialogue en face à face. C’est plutôt une voix qui murmure à l’intérieur » (M. 11).

Nos sujets (quatre) déplorent que cette conception conduise indirectement à avoir une attitude passive par rapport à soi même et à sa vie, en attente perpétuel d’un « agir » fait sur mesure, qui correspondrait parfaitement aux exigences de l’être et des aspirations de la personne. Ceux qui ne réussiraient pas à trouver une telle forme d’engagement serait alors tentés par le découragement :

« Je trouve ça un petit peu risqué ; on attend de savoir nager avant d’aller dans l’eau, et ça ne marche pas comme ça dans la vie » (M. 12). ’ ‘ « Je me suis rendue compte que cela créait une tension énorme, il faut absolument trouver ce pour quoi en est fait sinon on passe à côté de la vie ; c’est très aliénant finalement » (M. 3).

En outre, la manière dont l’agir essentiel est présenté à PRH laisserait croire que l’humanisation du monde passe forcément par la construction de structures nouvelles, prototypes de sociétés centrées sur la personne, au mépris d’actions moins brillantes et plus quotidiennes :

« Je pense qu’il y a peut être aussi un certain danger du mépris de l’ordinaire. (...) A cause de cette vision justement d’un monde en devenir, d’une humanisation, je me suis parfois poussé à sortir des structures et à faire des choses extraordinaires (...) Il peut y avoir un phénomène de crispation et on peut se dire il faut que je crée quelque chose ou que je fasse quelque chose » (M. 20). ’ ‘ « Cette définition de l’agir essentiel est à la mesure des différences des personnes et des personnalités. C’est un engagement fort dans telle ou telle chose, où il se révélera efficace, alors que pour d’autres l’agir essentiel sera beaucoup plus modeste, toujours très humain (...), qui sera peut être, j’en sais rien, de cultiver au mieux son potager. C’est une expression énorme qui recouvre des réalités très différentes pour chacun » (M. 2).

Il semble cependant que cette erreur d’interprétation de la vision PRH s’explique de diverses manières. Nous avons déjà observé qu’André ROCHAIS s’était lui même pris pour modèle dans la description qu’il fait des différentes phases d’émergence de l’agir essentiel ; en aucun cas ce schéma particulier n’est applicable à tous les utilisateurs de PRH, en quête de réalisation d’eux mêmes :

«Je pense que c’est un gros leurre, surtout pour les jeunes parce que bien sûr on prend pour exemple André ROCHAIS et son cheminement vers son agir essentiel. Il est normal qu’un type comme ça ait voulu théoriser sa propre expérience. Mais si on regarde de près, c’est le fruit d’une fidélité, de hasards, de choses qui se dessinent et qui se donnent petit à petit dans la durée, sans crispations. (...)Ce sont les occasions de l’extérieur qui amènent les choses à avancer et non pas les TPA » (M.20).

Dans le même sens, deux sujets précisent qu’il serait judicieux de distinguer le concept de vocation à PRH, de la vocation en général. En effet, à tort ou à raison, les futurs formateurs PRH, avant d’entrer en exercice, suivent une session intitulée, « Ai-je vocation à PRH ? » afin de déterminer la nature profonde de leurs motivations à exercer un métier aussi atypique, et aussi difficile à pratiquer de nos jours en raison de la conjoncture économique :

« Ce qui me semble moins clair c’est ce que PRH appelle la vocation, ça me semble pas suffisamment décrit, il faudrait distinguer ce que PRH nomme vocation à PRH et les autres vocations en général. Il me semble que ce n’est pas assez précis » (M. 15). ’ ‘ « La vocation elle est faite pour les gens qui souhaitent enseigner PRH. Je souhaite que ce soit universel mais je sais pas » (M. 6).

Nous avons pu déjà percevoir que la conception de l’agir essentiel à PRH avait tendance à s’apparenter à une vision prédéterminée de la vocation.

PRH considère en effet que les qualités, les « dons », pour reprendre la terminologie en cours font partie du patrimoine génétique de la personne, et constituent l’être profond de la personne. C’est pourquoi le travail d’introspection qu’il propose vise à permettre une prise de conscience de plus en plus aiguë des potentialités, afin de pouvoir dans un second temps les mettre en oeuvre concrètement.

Or, cette approche ne va pas sans poser des questions fondamentales à nos sujets, qui expriment une opinion relativement négative à l’égard des multiples dérives qu’elle peut facilement entraîner.

Les chiffres sont éloquents, montrant que six sujets seulement adhérent à cette conception déterminée de la vocation, alors que dix la rejettent absolument. Deux sujets n’ont pas d’opinion précise tandis que deux autres expriment un avis partagé sur la question.

Nous nous plaçons ici dans un registre à la fois philosophique et spirituel, qui nous amène à nous interroger plus spécifiquement sur la notion d’être à PRH. En effet, nous avons déjà à plusieurs reprises défini cette instance, qui dans la terminologie PRH serait le lieu de l’identité, de l’agir et des liens essentiels de la personne, fondamentalement ouvert à une transcendance. S’il est admis que l’être demeure parfois très peu émergé car non conscientisé par la personne, la formation PRH part du principe que tout homme est constitué d’un donné génétique positif, définissant les contours de son être. Les relations vitalisantes et positives, fondées sur l’empathie et la bienveillance inconditionnelle, forment le terreau propice à l’éclosion des richesses innées de la personne qui, à l’âge de la maturité, trouvera le lieu et le moyen de les actualiser, en lien avec d’autres personnes engagées dans le même projet.

Or, c’est à cette conception spécifique que nos sujets réagissent, portés par la conviction qu’il existe une multiplicité d’agirs possibles au cours d’une vie, d’importance inégale, mais qui concourent à forger l’identité d’une personne et à développer ses nombreuses capacités.

Si sept sujets reconnaissent qu’on ne peut nier le poids de l’héritage génétique de la personne, qui naît avec des dispositions particulières (dons artistiques, formes d’intelligence différentes), celles-ci ne pourront prendre leur pleine dimension que si elles sont suffisamment exploitées et suscitées par des relations et un environnement culturels favorables :

« Le problème c’est que PRH affirme des choses dans un domaine où j’ai l’impression qu’on peut juste se contenter de parler par la négative. C’est évident qu’on est pas fait pour n’importe quoi. Il y a des choses que je ferais jamais et il y a des choses que j’ai plutôt du talent à faire. Ça vient bien de quelque part. Mais alors je crois que ce quelque chose il est le tricotage dans ma vie d’un aspect inné et d’un aspect relationnel, c’est à dire le milieu dans lequel j’ai baigné, les choix que j’ai fait au long de mon existence qui ont constitué ou approfondi telle ou telle potentialité, et que s’il y a de l’inné il est à chercher du côté d’une source, qui a très vite été prise dans un historique » (M. 11).

Une personne affirme en outre que la spécificité d’une personne lui vient en partie de ses caractères génétiques, mais ne s’y réduit pas :

« Inné pour moi c’est différent d’inscrit dans les gênes ; (...) J’y mets aussi tout le vécu de l’enfant à l’intérieur de sa mère, tout ce qu’il a vécu dans sa toute petite enfance. Mais c’est vrai que la manière dont il réagit (...) , dont il lutte, dont il cherche à se sortir avec plus de vie, c’est vrai que c’est inscrit à l’intérieur de lui. On a effectivement une vitalité et un goût de la vie plus ou moins prononcé suivant les personnes » (M. 14).

Cependant, les nombreuses critiques que nos sujets ont émis sur ce point se regroupent en deux catégories distinctes. D’une part, il a été dit neuf fois que l’agir essentiel n’est pas inscrit dans le patrimoine biologique des personnes, la dimension historique et culturelle demeurant un élément essentiel pour réussir à comprendre l’être humain de façon approfondie :

« Le problème de la vocation à PRH c’est que la dimension historique est extrêmement gommée en fait » (M. 11). ’ ‘ « Il y a des gens qui naissent avec des pulsions de vie formidables, et d’autres avec des pulsions de mort pas croyables. Donc là il y a l’inné, et ensuite l’acquis ça va être les rencontres que tu vas pouvoir faire, toutes les choses que tu va te donner la chance de vivre (...) Mais ça peut aussi rester dans les limbes toute notre vie. C’est à dire qu’il y a des gens qui vont rester aveugles toute leur vie. Ils ont une capacité, un don, une chose comme ça mais par leur climat familial, par leur manque de tonus aussi, de pulsion de vie, et bien ils vont faner toute leur vie. (...) J’ai l’impression que ça c’est aussi un peu la chance de la vie, le hasard » (M. 19).

D’autre part, quatre sujets ont poursuivi leur analyse en précisant que s’il est indéniable que l’homme trouve son épanouissement dans l’actualisation de ses potentialités, et que celles-ci se réalisent d’avantage dans certains types d’activité, la vocation se réalise et se révèle progressivement, et n’est pas directement inscrite dans le patrimoine génétique des individus. La liberté de choix de l’homme demeure irréductible à tout conditionnement, même s’il faut parfois chercher très loin au fond de soi pour la découvrir  :

« Je ne suis pas du tout d’accord avec ce déterminisme là, dans cette approche qui fait obstacle à l’une des plus grandes dimensions de la dignité humaine qui est sa liberté, à la fois personnelle, liberté des personnes avec lesquelles elles sont en relation, et liberté divine » (M. 5).

Nous observons donc un refus massif de la part des sujets interrogés, à voir la reconnaissance de leur agir, professionnel ou non, réduit à une écoute intérieure, et à l’émergence progressive des potentialités de leur être. Leur propre expérience les a amenés à infirmer cette hypothèse, dans ce qu’elle garde comme trace de déterminisme et de fatalité passive. L’erreur que certains sujets ont commis a été de croire en la possibilité de trouver un axe de réalisation personnelle qui soit en accord absolu avec toutes leur aspirations profondes, et qui corresponde en tout points à leurs souhaits les plus irréalisables. Il est donc vrai que ce repère axiologique précis porte à une mauvais interprétation et laisserait croire qu’il existe une sorte de voie royale de réalisation de soi même, alors que les aléas de la vie ne permettent pas toujours de travailler ou d’agir en accord profond avec ses valeurs et ses désirs fondamentaux. L’impératif économique est quelque peu nié dans cette conception, tout comme l’importance du milieu culturel et de la relation à autrui :

«  La croissance de la personne est en même temps très liée au milieu dans lequel elle va vivre, aux relations qu’elle va développer, aux activités qu’elle va pouvoir engager ou non. Certes, à partir de ce qu’elle est, mais l’environnement est aussi très important et va être source de croissance ou d’entrave au développement des potentialités de la personne. Je nuancerai donc un peu l’affirmation de PRH » (M. 15). ’ ‘ « Le problème c’est que dans la société actuelle tout le monde ne peut avoir son agir essentiel dans sa profession forcément. D’où l’importance de trouver un lieu où l’on peut se donner » (M. 8).

C’est pourquoi nous nous hasarderons à suggérer à PRH une révision de la présentation de cette idée spécifique, non dans toutes ses caractéristiques, mais dans ce qu’elle peut avoir d’absolu et d’idéal, frôlant une vision prédestinée de l’existence.

Nous avons en outre précisé que l’être à PRH était envisagé comme une réalité en relation directe avec une transcendance qui l’habite, et le fonde en ses valeurs axiologiques propres. C’est pourquoi nous avons souhaité mesurer comment celle-ci était ressenti par nos sujets, et s’il trouvaient opportun de la voir apparaître sur le schéma de la personne.

Précisons toutefois que l’analyse suivante est limitée par le type de population interrogée, qui se définit comme chrétienne, et qui donc reconnaît naturellement la présence intime d’une transcendance en toute personne.

Notes
256.

agir Essentiel : « ce Pour Quoi Une Personne Est Faite, Sa Vocation, Sa Voie, Le Type D’action Qui Correspond Aux Potentialités Les Plus Essentielles En Elle, Qui Lui Permet Donner Toute Sa Mesure, Et Qui Donne Sens À Sa Vie », Définition Tirée Du Glossaire Du Livre la Personne Et Sa Croissance, Op. Cit. , P. 285.

257.

V. en annexe note d’observation, L’émergence de l’agir essentiel, ainsi que l’analyse infra, troisième partie.