Troisiéme Partie 
d’une Didactique Efficiente À Un Mouvement Éducatif
pour Une Anthropologie Educatrice D’inspiration Personnaliste

Nous venons de vérifier l’efficience de la pédagogie PRH, que son inspirateur n’a eu de cesse d’élaborer et de préciser. Dans un souci d’ajuster au mieux ses outils avec les observations qu’il capitalisait au quotidien, André ROCHAIS a produit une didactique très fine pouvant répondre à la multiplicité des situations rencontrées (relations interpersonnelles, vie de couple, vie d’entreprise, éducation des enfants, vie de groupe...).

Dans la lignée même des éducateurs de son temps, et en particulier des frères enseignants de Saint Gabriel, il avait conscience de remplir une mission d’éducation des adultes d’un genre un peu particulier : former ces derniers à vivre harmonieusement la relation avec eux mêmes et avec les autres. Toutefois, ce didacticien de génie se satisfaisait facilement d’une vision optimiste de l’homme attestée par la pensée de ROGERS.

Tout comme le fondateur du Programme d’Enrichissement Instrumental (PEI)277 développe ses exercices de remédiation cognitive en affirmant sereinement le postulat de l’éducabilité, André ROCHAIS semblait ne pas être atteint par les objections qui pouvaient lui être faites concernant le manque de justification de ses fondements méthodologiques ; tout se passait comme si la pratique éducationnelle ne dépendait pas véritablement de référents anthropologiques. De fait, André ROCHAIS restait marqué par son métier d’enseignant, valorisant d’avantage les techniques de transmission et de communication plutôt que ‘« la dimension initiatique d’une stratégie éducative »’ 278, telle que la préconisait Henri Desroche.

Le fondateur de PRH ne se sentait pas non plus responsable d’un relativisme éthique dans lequel entraient certains bénéficiaires de la formation PRH. Nous avons d’ailleurs observé comment l’épiscopat s’en est ému, quand il s’aperçut qu’un nombre conséquent de clercs ou de religieux revendiquaient leur émancipation en remettant en cause leur engagement religieux.

Nous ne nous appuyons pas sur ces mises en garde de l’Eglise pour justifier notre appréciation concernant le « flou » ontologique que nous avons repéré, mais bien plutôt sur les observations auxquelles nous ont conduit nos entretiens et la lecture approfondie des notes d’observation.

Nous voudrions dans cette troisième partie dégager quelques thèmes constitutifs d’une anthropologie éducatrice, qui viendraient éclairer, enrichir, et finaliser la pratique en vue de la réguler et de l’ajuster. Cette approche anthropologique d’inspiration personnaliste nous permettra d’entrer dans une critique constructive du système explicatif PRH, qui, nous l’avons observé à de nombreuses reprises, sous tend toute la méthodologie mise en oeuvre. Cette analyse philosophique respecte la fonction de « décentration-développement » qui caractérise toute action éducative, et qui conduit ses acteurs principaux à une authentique culture :

« On pourrait définir comme authentiquement culturel ce par quoi je peux échapper à l’enfermement dans une individualité biologique ou un système socioculturel déterminé. La culture, du point de vue dynamique, se manifeste aussi comme une exigence, exigence de dépasser toute figure particulière et tout contenu, tout en sachant qu’il y aura toujours une figure et des contenus pour caractériser l’être humain dans sa singularité » 279 .

Pour entrer dans cette dimension critique, nous prospecterons la pensée éducative de MARITAIN, de MOUNIER et dans une moindre mesure de BLONDEL, qui nous semble le mieux respecter l’intuition d’André ROCHAIS et qui constituait implicitement le support philosophique de sa formation sacerdotale. En effet, si à l’époque d’André ROCHAIS le thomisme était encore la philosophie privilégiée par Rome dans la formation de ses clercs, le personnalisme de MOUNIER, après la Libération inspirera beaucoup la pédagogie des mouvements d’Action Catholique auxquels le fondateur de PRH a pris part.

On pourrait légitimement s’étonner d’un tel choix, puisque la portée éducative du personnalisme a encore très peu été dégagée. C’est conscients de donner un fondement philosophique aux discours et aux pratiques pédagogiques de PRH, que nous avons voulu interroger deux philosophes, MARITAIN et MOUNIER, dont le prophétisme et la pertinence n'ont sans doute pas trouvé dans l'université française toute la place méritée.

Mais pourquoi rapprocher MARITAIN et MOUNIER, pourquoi les questionner ensemble dans une problématique éducationnelle ? Tout d'abord des liens très forts ont existé entre MARITAIN et MOUNIER ; de plus au coeur de leur philosophie inspirée d'une foi chrétienne commune, qui les a d'ailleurs rendu suspects de dépendance théologique, ils professent tous deux la primauté de la Personne, tout en s'inscrivant dans des courants différents : MARITAIN est le promoteur du renouveau du thomisme ; il est souvent présenté comme un philosophe néothomiste tandis que MOUNIER se situe lui-même dans la veine existentialiste280.

Il n'y a pas véritablement une filiation de pensée entre MOUNIER et MARITAIN même si leur grande différence d'âge pourrait le laisser supposer281 ; mais il y a eu surtout entre les deux hommes comme une admiration réciproque qui s'est concrétisée par une confiance illimitée de l'un en l'autre et une amitié, source d'une prudente fécondité dans l'action, au service de la revue Esprit 282.

Notre choix pour MARITAIN et MOUNIER se justifie encore par la finalité de chacune de leur oeuvre qui n'est autre que la promotion de l'humain dans l'homme et dans la société comme le souligne à propos de MARITAIN la notice à la seconde édition de sa philosophie de l'éducation, qui mentionne encore : ‘« une connaissance approfondie des grands philosophes de l'histoire et des mouvements spirituels, des entretiens avec les penseurs, les poètes, les artistes, les politiques et les théologiens d'aujourd'hui, une observation directe des institutions en Europe et aux Etats-Unis, une expérience d'ambassadeur ajoutée à celle d'un contemplatif, tout a préparé Jacques MARITAIN à concentrer son message en quelques études sur l'éducation »’ 283 .

MOUNIER quant à lui fut un véritable éducateur, ‘« dans son véritable sens, qui désigne celui qui sait maintenir la pensée dans l'éveil et la vigilance »’ 284. Il désignera un modèle pour des milliers de militants de l'après-guerre tant dans les mouvements d'éducation populaire que d'Action Catholique. Les postérités éducatives de MOUNIER sont multiples tout autant que discrètes : ‘« Telle coopérative, telle communauté, tel cabinet médical de groupe ont surgi d'une lecture de MOUNIER, d'un numéro spécial d'Esprit, ou de leur influence souterraine... Le personnalisme est d'abord une pédagogie : une philosophie de service et non de domination »’ 285.

Nous avons ainsi voulu rejoindre MARITAIN et MOUNIER dans ce qui nous a semblé être le coeur de leur inspiration philosophique espérant y trouver l'éclairage sollicité pour la relation éducative.

Nous avons délibérément choisi d’offrir au lecteur une réflexion d’ordre éducative volontairement conceptuelle et philosophique. En effet, nous avons constaté combien par endroits la formalisation théorique de PRH était limitée, notamment autour du thème de la relation éducative. Nous avons alors repris des concepts essentiels du personnalisme, en les proposant comme des repères possibles pour la formation PRH. Dans ce cas précis, nous n’avons pas procédé à une analyse comparative de cette dernière avec la philosophie personnaliste, même si PRH est évoquée succinctement. Nous participons en revanche, par l’élaboration de principes fondamentaux d’une philosophie de l’éducation d’inspiration personnaliste, à étayer le pôle axiologique d’une andragogie dont nous avions constaté la faiblesse dans notre précédent chapitre.

C’est ainsi que notre apport en philosophie de l’éducation se construira autour des thèmes centraux du mouvement personnaliste, rejoignant tout en les dépassant des concepts clefs du système théorique PRH, tels que nous les avons longuement étudiés dans nos deux premières parties :

Notes
277.

Le professeur Reuven Feuerstein est le fondateur du PEI. Cf. à ce propos, en collaboration, Pédagogies de la médiation, Autour du PEI, Préface de Guy Avanzini, Lyon, Chronique Sociale, troisième édition, 1995, 210 p.

278.

Cf., Henri Desroche, Entreprendre d’Apprendre, Ed., ouvrières, 1991, 208 p.

279.

Charles Hadji, Penser et agir l’éducation, de l’intelligence du développement au développement des intelligences, Paris, ESF, 1992, p. 116.

280.

Cf. « L'arbre existentialiste » dessiné par MOUNIER in Introduction aux existentialismes, Oeuvres complètes, Tome III, p. 71.

281.

Jacques MARITAIN est né à Paris le 18 Novembre 1882. Emmanuel MOUNIER est né à Grenoble le 1er avril 1905.

282.

La correspondance MARITAIN-MOUNIER entre 1929 et 1939 ne compte pas moins de 133 lettres répertoriées par Jacques PETIT : MARITAIN - MOUNIER -1929-1939. Paris, Desclée de Brouwer, 1973, 204 p.

283.

Notice de l'éditeur, in Jacques MARITAIN, Pour une philosophie de l'Education, Paris, Fayard, 1969 (nouvelle édition revue et complétée. Préface de Marie.Odile METRAL).

284.

François CHIRPAZ, « En souvenir de Jean Lacroix », In Bulletin des amis d'Emmanuel MOUNIER , n° 67, mars 1987, p. 10.

285.

J-M DOMENACH, « Présence de MOUNIER », in ouvrage collectif, E. MOUNIER ou le combat juste, Bordeaux, Ducros, 1968, p. 221 et 222.