C. Pour Une Conception Dynamique De L’identité

Pour MOUNIER, la personne n’est pas un concept abstrait mais se définit par sa fluidité et le caractère impalpable de sa nature. En effet, ce philosophe profondément engagé dans diverses actions sociales, voire politiques, ne pouvait concevoir une pensée sans envisager dans le même mouvement son actualisation dans l’action humaine. Il faut donc que la pensée se fasse chair d’existence, et que la personne incarne les idées qu’elle défend, sous peine de les discréditer au yeux d’autrui.

En outre le philosophe pense que tout homme peut accéder à la dimension personnelle grâce au regard créateur et à l'aide effective d'un « instituteur » au sens où l'entend J. Lacroix, ‘« celui qui institue l'humanité dans l'homme, celui qui met l'homme debout »’ 296, afin d’être éveillé à sa propre liberté.

Il n’est alors plus ‘ni « Res societatis, ni Res familiae, ni Res Ecclesiae »’ 297 mais « sujet » à proprement parler et peut enfin affirmer la réalité de son « moi ». MOUNIER évoque dans son Traité du caractère cette affirmation du moi qui n'est pas seulement ‘« attitude autoritaire par laquelle le moi individuel se pose et s'impose »’ 298 mais bien plus encore ‘« l'affirmation d'une réalité mobile et progressive qui se découvre, s'enrichit et gagne en autorité intérieure. Il n'y a d'affirmation personnelle que sur une vie personnelle. Cette vie trouve ses chemins dans la structure intérieure de la personne »’ 299.

Nous pouvons ici nous demander en quoi consiste cette «  vie intérieure » qui établit la personne dans son identité et lui permet de se découvrir.

Pour MOUNIER il existe trois mouvements du moi qui renforcent la personne dans son identité :

C'est dans cette dernière dimension que s'enracine l'éminente dignité de la personne humaine. Il est ainsi démontré que « l'homme ne tient debout qu'en débordant constamment le donné, l'habitude, l'acquis. C'est une autre manière d'exprimer que la vie personnelle est gravitée sur l'avenir »303.

Nous retrouvons chez MOUNIER l’importance accordée à la présence d’une transcendance en chaque homme, à travers laquelle ce dernier peut, comme il a déjà été dit, ouvrir son être à l’infini, et parvenir à se décentrer pour accueillir autrui et être attentif aux invitations intérieures que lui dicte sa conscience. La manière dont le philosophe articule cette transcendance nous éclaire de façon lumineuse sur la place qui lui est faite à PRH et dont il a été démontré qu’elle ne valorise pas assez la relation à un Autre transcendant. Comme le démontre François Chirpaz :

« Le mouvement, qui constitue la personne, indique toujours une transcendance. Il est le mouvement même de la liberté qui introduit dans le donné de la condition des ruptures qui ne sauraient, toutefois, se satisfaire de n’être que ruptures (...)la transcendance désigne tout à la fois le mouvement qui introduit de la tension dans sa vie et l’ouverture sur ce qui passe l’homme. Elle est, enfin, ce qui constitue l’éminente dignité de la personne humaine » 304 .

En effet, pour MOUNIER la transcendance devient la condition de possibilité dans la pleine réalisation de l'être-homme. Cette « éminente dignité » de la personne humaine, dont la reconnaissance est essentielle au coeur de l'acte éducatif, s'enracine ainsi dans l'aspiration à une transcendance. C'est cette relation à un au-delà de lui-même qui différencie nettement l'affirmation de soi dans un individualisme revendicateur de la prise de conscience progressive de la nature de personne. L'émergence de celle-ci se caractérise non par la solitude d'un être devenu lui-même sans le secours d'autrui mais bien par la liberté ‘« d'un individu maître de sa pensée et de sa vie, auteur de ses propres oeuvres comme c'était le cas à la Renaissance »’ 305.

Une question primordiale demeure néanmoins : comment peut-on approcher concrètement cette transcendance ?

Tout d'abord la transcendance n'est pas cette force surnaturelle magique qu'il suffirait d'invoquer pour recevoir. Elle est bien plutôt ‘« une réalité supérieure en qualité d'être »’ 306 qui pourtant se manifeste ‘« au coeur de la réalité transcendée »’ 307. A ce propos, MOUNIER cite aussi St Augustin qui exprime en ces termes son expérience profonde de la divinité : ‘« Dieu m'est plus intime que ma propre intimité »’ .

En ce sens l’homme peut avoir accès à une transcendance par un acte d’intériorisation, qui dépasse cependant le simple travail d’introspection. Ce dernier en effet conduit l’homme à la rencontre avec lui même, alors que la transcendance se reçoit dans une attitude d’écoute et d’accueil qui seule en rend possible la manifestation. La conception d’André ROCHAIS se justifie donc pleinement, faisant droit à cette « réalité » dans son schéma de la personne, et insistant sur le fait que ‘« c’est au coeur de cette relation à une transcendance et aux valeurs qui en émanent, que la personne découvre le sens de sa vie »’ 308.

Cette tentative pour mettre à l'extérieur ce qui bouge à l'intérieur, semble dépasser les propres qualités de la personne et lui être comme donnée par un autre plus grand que lui :

« En m'affirmant, de même, j'éprouve que mes actes les plus profonds, mes créations les plus hautes surgissent de moi comme à mon insu. Je suis aspiré vers autrui. Ma liberté même me vient comme donnée, ses plus hauts moments ne sont pas les plus impérieux, mais des moments de détente et d'offre à une liberté rencontrée ou à une valeur aimée » 309 .

Sans cette affirmation de la transcendance comme dimension personnelle revient le risque permanent de réduire l'autre, par un regard cristallisant, au statut d’objet et à la perception que je peux en avoir. L'autre devient alors une entité fixe dont les actes, révélant la nature de l'être ne peuvent que l’enfermer dans un temps et une figure donnés.

En regard de cela, comme l'exprime Gabriel Marcel cité par MOUNIER ‘« la personne est le « non inventoriable » »’ 310. Elle s'éprouve sans cesse comme débordement perpétuel de sa réalité. De plus, MOUNIER ajoute :

« l’aspiration transcendante de la personne n'est pas une agitation mais la négation de soi comme monde clos, suffisant, isolé sur son propre jaillissement. La personne n'est pas l'être, elle est mouvement d'être vers l'être, elle n'est consistante qu'en l'être qu'elle vise. Sans cette aspiration elle se disperserait en sujets momentanés » 311 .

Ainsi la personne est une et authentique par l’accession à une réalité divine supra-temporelle. Elle ne se confond pas avec l'apparence extérieure, le ou les personnages que l'individu joue souvent dans la société pour s'adapter et se faire admettre. Seule la rencontre authentique de deux ou plusieurs visages permet la révélation des identités réciproques. Ce sera alors par la médiation d’autrui que la personne pourra grandir en toute confiance et devenir elle-même. La reconnaissance de cette ‘« transcendance immanente»’ en chaque être permet de tout envisager, de tout espérer :

« La catégorie de la personne est inséparable de celle de l'espérance. Nul ne peut oeuvrer en faveur du respect et du droit de la personne qu'il n'ancre sa détermination dans l'espérance, dans l'affirmation maintenue envers et contre tout ce qui, dans le présent, semble venir la démentir » 312 .

Cette foi en l’autre constituera le principe de base de l’éthique des formateurs PRH, et de tous les éducateurs portés par une conception personnaliste de l’homme et de sa promotion, relevant d’avantage du pari que de la certitude absolue. Cette conviction d’ordre métaphysique, qui peut paraître irréaliste, affirme l’impossibilité de réduire l’être humain à ses comportements et à ses actes. En ce sens, ‘« il n’est d’éducation que spiritualiste ; car éduquer n’est pas dresser mais s’adresser ; toute éducation est sur fond de parole et de liberté »’ 313.

Notes
296.

J. LACROIX, « MOUNIER éducateur », in Esprit, op. cit., p. 839.

297.

E. MOUNIER, Le Personnalisme. op. cit., p. 522.

298.

E. MOUNIER, Le Traité du Caractère, op. cit., p. 565.

299.

E. MOUNIER, ibid., p. 565.

300.

E. MOUNIER, ibid., p. 565.

301.

E. MOUNIER, ibid., p. 569.

302.

E. MOUNIER, ibid., p. 573.

303.

E. MOUNIER, ibid., p. 573.

304.

F. chirpaz, « Le personnalisme », extrait du Bulletin des Amis d’Emmanuel MOUNIER, « Le personnalisme d’E. MOUNIER d’hier et demain », Seuil, n° 836, Mars 1995, p. 9 à 15.

305.

G. LUROL « Renaissance de la personne », in Revue Approches, n° 64, 4éme trimestre 1989, p.†82.

306.

E. MOUNIER, Le Personnalisme, op. cit., p. 485.

307.

Ibid., p. 485.

308.

In, La Personne et sa Croissance, op. cit. p. 49.

309.

E. MOUNIER, Le Personnalisme, op. cit., p. 486.

310.

Ibid., p. 486.

311.

Ibid., p. 486.

312.

F. CHIRPAZ : La Personne, Bulletin du centre protestant d'études, Genève, Octobre 1982, p. 35.

313.

M. Léna, L’ esprit de l’éducation, Paris, Desclée, 1991, p. 15.