A. Difficiles Libertés

Dans notre première partie, la liberté à PRH a été définie comme ‘« le pouvoir que nous avons de décider de nos actes »’ 323, en référence ultime à notre conscience, ayant au préalable exercé nos facultés de discernement. Cette liberté s’apparente donc au libre arbitre plus qu’à une liberté de spontanéité.

La liberté à PRH étant trop simplement vue comme une des fonctions du moi-je, même s’il est dit que la conscience est l’instance suprême du discernement, nous préférons envisager cette notion dans son caractère philosophique radical, telle que MARITAIN et MOUNIER l’ont définie.

De quoi parlons-nous quand nous évoquons ce concept de « liberté », et comment une éducation personnaliste permet-elle à la personne de s’affranchir de ses liens ?

Tout d’abord, il semble que sans confrontation directe avec la corporéité et l'esprit d’une personne particulière, le savoir éducatif demeure abstrait et incomplet. Par le face-à-face de deux visages émerge une double identité : celle de l'éducateur et celle de l'éduqué. Le caractère de réciprocité propre à toute relation prend sa source dans la notion même de personne.

Il ne faut pas nier néanmoins que dans la relation pédagogique le « maître » a le devoir spécifique de « féconder » les potentialités en germe de la personne en demande d’aide. La médiation de l'autre permet à cette dernière d'approcher la complexité de son monde intérieur et de l'univers extérieur avec un éclairage focalisant et progressif. Apprendre à voir, à ‘« distinguer pour unir »’ 324est un des buts de l'éducation : il consiste à éveiller des êtres à leur propre conscience et à celle de la société, à leur permettre d'exercer un regard critique sur ce qui les entoure et à choisir leurs valeurs et références propres au milieu des influences multiples et d'un certain relativisme. Même si dans une perspective personnaliste l'éducation est un « éveil humain » qui tend à respecter la liberté d’autrui, il n'est guère facile d'apprendre à voir et à choisir sans réduire la volonté de celui qu'on éveille.

Comment éduquer à la liberté ? Et d'abord qu'entendons nous sous ce terme fortement imprégné par les idéologies qui ont traversé l'histoire ?

Nous reprenons ici la définition de MARITAIN qui plus que MOUNIER a su opérer une réflexion sur l'essence même du mot liberté 325 .

MARITAIN fait tout d'abord une distinction fondamentale entre liberté de spontanéité et liberté de choix.

La liberté de spontanéité est définie comme l’élan vital de tout être réagissant conformément à sa nature. Elle est conçue comme l’absence de contraintes extérieures. Mais cette liberté de spontanéité ne s’exprime pas de la même manière dans la nature physique et animale et dans la nature humaine. La spontanéité naturelle est soumise aux forces et lois de la nature et de l’espèce dans les deux premières catégories. Cette liberté n’est pas totale puisqu’elle subit force contraintes inhérentes à la condition des êtres végétaux et animaux.

En revanche, l'être humain doué d'intelligence se situe à un degré supérieur de spontanéité, celui de la vie de l'esprit, par lequel il acquiert une spontanéité plus grande encore que MARITAIN nomme liberté d'autonomie.

Cependant, cette dernière ne peut se conquérir sans la participation d'une autre liberté qui est le libre arbitre ou liberté de choix. Mais la liberté de jaillissement ‘« ne consiste pas seulement à suivre l'inclinaison de la nature, mais a être ou à se rendre activement soi-même le principe suffisant de son opération, autrement dit à se posséder, à se parfaire et s'exprimer soi-même comme un tout indivisible dans l'acte qu'on produit. C'est pourquoi la liberté d'indépendance n'existe qu'en les êtres qui ont aussi le libre arbitre et présuppose, pour parvenir à son terme, l'exercice du libre arbitre »’ 326.

Nous concluons donc que la liberté de choix est intimement liée à la liberté de spontanéité chez l'homme, et qu'il serait inutile et impossible de les séparer autrement qu'en théorie. L'éducation à cette liberté d'indépendance est primordiale et s'enracine dans l'intelligence et la volonté humaines. Elle est donc à la fois issue de la liberté de spontanéité mais pour croître nécessite le développement du libre arbitre.

Ainsi le facteur premier de l'éducation est bien la force de vie de la personne. L'éducation fait appel sans cesse aux ressources de l'éduqué. Toute pédagogie s'inspirant du personnalisme s'origine dans la confiance et le respect de la liberté de la personne. Mais nous n'oublions pas que déjà la liberté de spontanéité fait appel à l'esprit. Il est donc fondamental d'aider à son déploiement pour que la personne puisse exercer au mieux sa capacité à choisir.

Liberté de spontanéité, force de vie, ne rejoignons nous pas cette dimension qui est celle de la création poétique, musicale, artistique ou tout simplement la capacité de création propre à chacun ? Poésie signifie d’ailleurs création et c’est elle qui nous aide à percer l’écorce visible pour accéder à la dimension invisible : ‘« ce n'est peut-être pas pour rien que toute la bible, d'Abraham à l'Apocalypse a utilisé un langage « poétique ». Qui saura dénouer nos liens ? Et si la poésie avait plus qu'on ne le pense affaire avec la foi en aidant à sonder la quatrième dimension de notre vie ? »’ 327.

La capacité créatrice de la personne épouse ainsi le rythme de son esprit et nécessite le temps de la maturation. Il s’agit de ‘« Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté »’ 328 conseille RILKE au jeune poète. Cette maxime peut s’appliquer au travail de l’éducateur.

Serait-il cet allumeur de réverbères à l'infini qui se voit toujours dans l'obligation de ranimer chez la personne la flamme de la curiosité et du désir ? Il faut en effet nourrir le désir de l’autre, lui donner le goût d'interpréter le monde sans l'écraser par le poids des connaissances mais sans non plus éteindre sa soif par une approche trop rapide et trop simple. L’oeuvre éducative nécessite donc finesse et patience et semble alors s’apparenter à une véritable oeuvre artistique.

Notes
323.

Note d’Observation, La liberté et ses fonctionnements, 1989, p.1.

324.

Titre d’un ouvrage de MARITAIN, déjà cité.

325.

Michel LEGAULT souligne aussi que « la liberté est aussi un point central dans l’éducation de MARITAIN : libérer l’homme, le faire accéder à la vraie liberté intérieure... il n’y a rien d’humain qui ne se construise en l’homme sans sa libre coopération », in M. LEGAULT, « Pour une Philosophie de l’Education de J. MARITAIN », in Cahiers Jacques MARITAIN, n° 14, décembre 1986, p. 57.

326.

J. MARITAIN. Principe d'une politique humaniste, Hartmann 1944, p. 21.

327.

B. BRO, La beauté sauvera le monde, Paris, Ed. Cerf, 1990, p. 253.

328.

R.M. RILKE, cité par H. DESROCHE, Entreprendre d’Apprendre, Paris, Les Editions ouvrières, 1991, p. 164.