B. La Relation « Éducatrice »

A ce point de notre analyse, nous souhaitons établir une sorte de « déontologie » de l’éducateur, qui s’appuiera sur une valeur absolue, le respect du visage de l’autre.

MOUNIER quant à lui tend à dépasser le pessimisme de Sartre concernant la relation à autrui, qui pourrait reprendre la formule de Nietzche selon laquelle ‘« toute communion rend commun »’. Au contraire, la personne est caractérisée par son visage, et particulièrement par la nature de son regard, aussi bien créateur que destructeur. En effet, si ce dernier peut condamner sans appel, s’emparer de l’autre et l’enfermer dans un jugement, il peut surtout inviter à la l’éclosion d’une identité encore incertaine, par la confiance qu’il transmet. MOUNIER décrit ainsi le regard :

« Exécuteur des basses oeuvres, il fige et s’empare. Messager du souverain intérieur il appelle et il offre » 329 .

L'éducateur a vocation de prophète pour appeler l’autre à sa propre vocation et de guide pour lui montrer le chemin. Il voit plus loin que les réalités visibles et les prédispositions de la personne. En ce sens MOUNIER était éducateur comme le montre J. Lacroix :

« Si je tiens MOUNIER pour un véritable éducateur, c'est qu'il est aujourd'hui des centaines d'hommes, en France et hors de France, qui, parce qu'ils l'ont connu, ont enfin existé, c'est-à-dire ont été jeté hors d'eux-mêmes vers leur vocation » 330 .

Car pour MOUNIER, il ne s'agit pas ‘« de faire, mais d'éveiller des personnes. Par définition, une personne se suscite par appel, elle ne se fabrique pas par dressage »’ 331.

Mais pour appeler, il importe une fois encore de savoir vers quel but l'éducateur a le désir d'acheminer la personne qui se confie à lui. Et la notion de personne se doit d'être approfondie. Que révèle-t-elle ? Elle éclaire notre humanité en montrant toute sa dimension spirituelle et relationnelle. En outre, MOUNIER précise bien la nécessité de l'oeuvre de l'homme sur sa nature dans l'activité culturelle qu'est l'éducation. En effet, si le regard personnaliste tend à voir en chaque individu une image de l'humanité et implique le respect de tout être humain quel que soit son degré apparent d'humanité, la dimension personnelle pour s'épanouir a besoin d'un miroir et d'un révélateur. C'est ainsi que ‘« la formation de la personne en l'homme, et de l'homme aux exigences individuelles et collectives de l'univers personnel, commence à la naissance »’ 332.

Pour MOUNIER toute éducation digne de ce nom doit être enrichie ‘« par la remise en perspective totale de l'homme individuel et social »’ 333 afin de prendre place au coeur des enjeux du monde.

Il est donc impossible de parler de la personne sans immédiatement voir s'épanouir le monde et plus précisément la société. Considérer l'autre comme une personne, c'est l'insérer dans une réalité humaine habitée par de multiples présences :

« La personne ne s'oppose pas au nous, qui la fonde et la nourrit, mais au on irresponsable et tyrannique. Non seulement elle ne se définit pas par l'incommunicabilité et le repliement, mais de toutes les réalités de l'univers, elle est la seule qui soit à proprement parler communicable, qui soit vers autrui et même en autrui, vers le monde et dans le monde avant d'être en soi. L'adulte comme l'enfant se conquiert dans son rapport à autrui et aux choses, dans le travail et dans la camaraderie, dans l'amitié et dans l'amour, dans l'action dans la rencontre, et non pas dans le quant à soi » 334 .

Contribuer à faire sortir de l'impersonnel, du on, de l'opinion, est peut-être une des tâches premières de l'éducateur. Permettre la croissance des contours d'un être, l'éveil de son élan créateur demeure un champ d'activités exploré sans cesse par MOUNIER au cours de sa vie avec ses disciples et amis. Considérer l’homme comme une personne, c'est lui donner la possibilité non seulement de croire en ses rêves mais de les réaliser en suivant l'élan de ses inspirations profondes. Combien de prétendus éducateurs ne bloquent-ils pas la personne dans le déploiement de sa personnalité en brisant ses espoirs et ses dons au nom de l'exigence de la réalité économique ? Il s'agit de ne pas faire croître l'autre en fonction des impératifs du monde extérieur mais en référence au vouloir de sa propre existence :

« L'éducation ne peut donc avoir pour fin de façonner l'enfant au conformisme d'un milieu familial, social ou étatique ni se restreindre à l'adapter à la fonction ou au rôle qu'adulte il jouera » 335 .

Faut-il pour autant tomber dans un laisser faire béat et n'encourager que la spontanéité d'un être peu formé ? Non car ‘« tout le secret de l'éducateur est de passer entre les deux écueils de l'autoritarisme et du relâchement »’ 336.

L’homme doit donc être conduit hors de la sphère du « on » et loin de la satisfaction première d'une reconnaissance par la ressemblance et l'uniformité. En effet le piège est grand de demeurer individu sans accéder à la dimension personnelle. MOUNIER reprenant Heidegger évoque la tendance propre à l'existence humaine ‘« à se fondre dans le monde où elle plonge, à se laisser accaparer par lui. C'est une sorte de chute originelle dont le poids nous entraîne sans cesse. L'homme de l'existence inauthentique vit dans le monde de l'on ou de l'impersonnel : culte de la banalité moyenne, nivellement du nouveau, de l'exceptionnel, du personnel, du secret, existence étalée et irresponsable. En retour, il jouit de la quiétude spirituelle et de l'assurance vitale »’ 337. Il écrit un peu plus loin : ‘« l'existant, le soi-même disparaît sous le on-même anonyme et irresponsable »’ 338. Ce « on-même » ‘« état le plus constant de l'existence humaine »’ 339 doit sans cesse être dépassé pour accéder à l'authentique liberté de l'être et pour que nous devenions ce que nous sommes.

Seule une réflexion éclairée sur les finalités de l’existence et de la société peut ainsi permettre à la personne d’accéder à la dimension personnelle. Jean-Marie Domenach disait à ce propos :

« On ne s'interroge pas sur le pourquoi lorsque dominent le culte de la performance, de la croissance, et le fanatisme du rendement. On ne va pas chercher ce qu'il y a derrière les images lorsque la représentation du monde nous est livrée à domicile par les médias. Une société qui a atteint un tel niveau de puissance et de richesse, et où grandit pourtant l'insatisfaction, devrait s'interroger sur son être et sur ses fins » 340 .
Notes
329.

E. MOUNIER, Le Personnalisme, in Oeuvres complètes, Tome III, Paris, Seuil, 1962, p. 500.

330.

J. LACROIX, « MOUNIER éducateur », in Esprit, n° spécial, décembre 1950, p. 851.

331.

E. MOUNIER, Le personnalisme, op. cit., p. 521.

332.

Ibid., p. 521

333.

Ibid., p.521.

334.

E. MOUNIER, Qu’est ce que le Personnalisme, in Oeuvres complètes, Tome III, Paris, Ed. Seuil, 1962, p. 209.

335.

E. MOUNIER, Le Personnalisme, op. cit. p. 521 et 522.

336.

E. MOUNIER, Traité du Caractère, in Oeuvres complètes, Tome II, Paris, Ed. Seuil, 1962, p. 102.

337.

E. MOUNIER, Introduction aux existentialismes, op. cit., p. 115 et 116.

338.

Ibid., p. 116.

339.

Ibid., p. 116.

340.

J.M. DOMENACH, Ce qu’il faut enseigner, Paris, Seuil, 1989, p. 169 et 170.